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Intérêt général ou bien commun ? Les mots sont importants… (Fr Manuel Rivéro – OP)

Ces deux expressions apparaissent parfois comme synonymes dans les articles sur la vie économique et politique. Sont-ils vraiment équivalents ? Quelles en sont les différences ?

Tout d’abord, les mots ne sont pas les mêmes. Les mots donnent à penser, à interpréter et à agir. Les politiques invoquent l’intérêt général dans leurs projets et décisions. Apparemment « intérêt général » et « bien commun » pourraient recouvrir le même sens puisqu’il s’agit de dépasser l’intérêt individuel par rapport à l’intérêt du groupe social. C’est l’État qui décide de  l’intérêt général et qui le fixe dans des lois. Des groupes de pression, expressions de puissances financières et idéologiques, parviennent parfois à obtenir ce label d’intérêt général à travers de minorités agissantes et à l’imposer à l’ensemble de citoyens.  Les droits de la personne ne sont plus alors respectés et le concept « intérêt général » devient un masque pour cacher des intérêts privés. 

Par ailleurs, le mot « intérêt » renvoie au libéralisme économique et à la maximisation des profits. Bernard Mandeville avait écrit en 1714 son fameux livre « La fable des abeilles » où il défendait la thèse que « l’égoïsme et le vice de chacun contribue à la prospérité et au bonheur de tous » par le développement des dépenses qui favoriserait la production et par conséquent l’emploi … Maintenant les modèles mathématiques de microéconomie visent à maximiser les profits de l’ « homo economicus ». Un professeur d’économie, partisan du libéralisme, disait un jour non sans humour que « le socialisme est le dogme de l’Immaculée Conception appliqué à l’économie », c’est-à-dire tout le monde est bon sans idée du mal. « L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », écrivait Blaise Pascal dans ses Pensées.

Dans la réalité, les choses s’avèrent beaucoup plus compliquées. La spéculation à outrance entraîne des crises financières qui déstabilisent les nations et les entreprises et qui provoquent chômage et misère dans les familles. On attribue à Jean Jaurès cette image du capitalisme : « Le renard libre dans le poulailler libre ». Évidemment cette comparaison qui cherche à choquer et à faire réagir ne correspond pas exactement à la situation sociale exact des individus libres mais elle met en exergue la différence de pouvoir entre le riche et le pauvre et à la très relative liberté des faibles.

En tout homme, il y a le penchant  vers le bien et vers le mal. L’économie et la politique relèvent d’une anthropologie. Si la solution aux problèmes économiques et politiques était simple tout le monde l’aurait su depuis longtemps. Le philosophe et sociologue contemporain, Jürgen Habermas, fait remarquer que ni le capitalisme ni le collectivisme ne sont parvenus à dépasser les rapports de domination qui ont causé des millions de morts dans les révolutions pour la justice au long de l’histoire. Le dépassement de cette volonté de domination exige un travail, personnel et collectif, jamais achevé.

Qu’en dit l’Église ? La doctrine sociale de l’Église ne propose pas un modèle économique ou politique ni une troisième voie entre capitalisme et collectivisme mais des principes d’action à partir de la dignité sacrée de toute personne humaine et de la destination universelle des biens. « Développement de tout l’homme et tous les hommes », selon l’expression du saint pape Paul VI. La propriété privée ne figure pas dans le Credo de la messe et le marché ne fait pas partie non plus des « dogmes » ni des « divinités ». « La terre est à tous », enseignent les papes dans leurs encycliques sociales. Le propriétaire de la terre est Dieu lui-même. C’est pourquoi l’Église ne parle pas d’ « intérêt général » mais du « bien commun ». Saint Thomas d’Aquin (+1274), le grand Docteur de l’Église,  enseigne qu’une loi ne mérite ce nom que si elle conduit au bien, autrement il s’agirait d’une perversion de la loi et l’homme devrait en conscience s’y opposer.

La doctrine sociale de l’Église dénonce aussi bien les erreurs du libéralisme que ceux du marxisme matérialiste. Que propose-t-elle ? L’Église plaide pour un personnalisme qui situe la personne humaine au cœur de l’économie et de la politique non pas de manière individualiste mais en communauté. La personne n’est jamais un moyen mais un but. À la suite du philosophe chrétien, Emmanuel Mounier, le saint pape Jean-Paul II enseigne le primat de la personne sur le capital. La fonction du capital est de servir le travail selon son encyclique « Le travail humain ». L’homme représente le sommet et la fin de la création.

Le Concile Vatican II donne la définition suivante du bien commun : « Cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (Gaudium et spes, n°26). Les deux mots « bien » et « commun » sont importants. Cette définition met en lumière le sens de la vie humaine et la vocation à la perfection dans la liberté et la créativité non pas de manière individualiste mais en communauté da façon solidaire. Le principe de subsidiarité défend et soutient l’autonomie de la personne. Chacun doit pouvoir exercer ses capacités selon ses responsabilités sans être court-circuité par des supérieurs hiérarchiques sauf en cas de faute ou de défaillance. La définition du bien commun accorde un rôle important à la société civile et à la démocratie participative.

Le mot « commun » rappelle le vivre ensemble, le partage, la solidarité. Nous retrouvons la même étymologie dans les mots « commune », « communication », « communion ».

Il y a quelques années, dans un échange avec des professeurs d’économie, les uns libéraux et les autres marxistes, tous sûrs d’eux-mêmes, j’avais été surpris de leurs sourires  condescendants ou narquois à l’égard de la doctrine sociale de l’Église qu’ils estimaient naïve. Les dernières crises sociales et économiques ont montré la gravité du problème. Il n’y a pas de quoi rire. La classe politique aussi bien de droite que de gauche  a été remise en cause voire rejetée. Chaque citoyen veut participer aux décisions politiques et au partage des biens. La définition du bien commun par la doctrine sociale de l’Église va dans le sens de la participation de chacun au service de tous et en particulier des plus faibles.

Fr. Manuel Rivero O.P.

Cathédrale de Saint-Denis de La Réunion

 

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Fr Manuel Rivero; « Intérêt général ou bien commun, les mots sont importants »…

 




Quel projet d’Église en détention ? (Fr Dominique CHARLES – OP)

Il n’est pas si simple d’imaginer l’Église que nous sommes amenés à construire en prison. Il y a beaucoup d’obstacles et de difficultés que nous ne pouvons pas ignorer. Il y a aussi de vraies chances à ne pas manquer, pour faire advenir un type de communauté chrétienne, sinon nouvelle, du moins plus proche de ce que furent celles dont nous parlent les Actes des Apôtres et du projet que Jésus a essayé de réaliser avec ses disciples et les foules qui venaient à lui.

L’Église invitée à renaître

En prison, nous avons une chance de faire naître un visage d’Église renouvelé. Car nous n’y sommes pas perçus comme serviteurs d’une Église instituée ; nous y sommes au service d’une Église à naître. Nous y rencontrons, au hasard, des gens de toutes origines et de toutes religions. C’est un des rares lieux, avec l’hôpital, où les frontières sont perméables. Permettez-moi d’évoquer cette histoire évangélique de la pèche infructueuse. Simon et ses proches revenaient épuisés après une nuit de travail. Les filets étaient vides. Alors Jésus surgit, monte dans la barque et les invite à recommencer, à lancer les filets en sa présence (Lc 5,4) « Nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre, dit Simon, mais sur ton ordre je vais jeter les filets. » N’oublions pas cette leçon. Rappelons-nous que nous travaillons en présence de Jésus, avec lui dans la barque. C’est lui le maître de la pèche. Nous ne travaillons jamais seuls ! Nous sommes au service d’une mission qui nous dépasse, celle de l’Église. Jésus en est la tête. Ce n’est pas notre mission ! Nous ne faisons que collaborer à la sienne. C’est lui qui nous a appelés et c’est lui qui nous envoie.

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J’interrogerai notre choix d’être aumônier de prison, avec ces mots de Pierre Claverie, l’ancien évêque d’Oran, assassiné en 1996, qu’il adressait aux chrétiens de son diocèse dans l’éditorial du numéro d’octobre 1994 du lien, le journal diocésain d’Oran : « Viens, suis-moi ! Rappelons-nous que Jésus ne nous a pas promis un bonheur facile. Il nous met en garde contre l’évasion hors de notre condition humaine et de l’histoire concrète où elle se déroule. Dans cette existence concrète, il nous avertit de ne pas accrocher notre espérance et notre raison d’être à la « gloire qui vient des hommes » et à nos succès humains. Lui-même n’a pas pris ce chemin et l’Église se trompe si elle croit qu’elle peut faire l’économie de la Croix en se contentant d’être une multinationale de la charité, avec ses œuvres et ses volontaires tout-terrain. Lorsque le sens se dérobe et que paraît l’échec, Jésus nous appelle à ne pas renoncer au don de notre vie, avec lui. En deçà de ce moment, il n’y a que confiance en soi. Au-delà, et au-delà seulement, commence la foi. (…) L’avenir, alors, n’a plus rien de terrifiant. Quel qu’il soit, quels qu’en soient les passages, il est le lieu d’une rencontre qui se renouvelle et s’approfondit à la mesure de notre confiance et de notre abandon. (…) Par où la foi en Jésus a-t-elle saisi notre vie et jusqu’où sommes-nous prêts à aller dans la confiance et l’abandon[1] ? »

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Nous serons au service de l’Église en prison en nous remettant, quoi qu’il arrive, dans cette confiance au Christ que nous avons décidé de servir : il nous accompagne en détention et c’est lui que nous rencontrons en chaque personne détenue : « J’étais en prison, et vous êtes venus vers moi » (Mt 25,36). Il importe pour un aumônier d’avoir cette attitude de remise profonde en Dieu. Si vous n’en êtes pas convaincus, écoutez ce passage de l’impressionnante « confession de foi » que fit Mgr Guy-Marie Riobé, huit jours avant sa mort : « (…) Je crois que Dieu nous accompagne tous dans notre aventure humaine et que seule sa présence est éternelle, et non pas les structures, les paroles, les images que, peu à peu, au fil des siècles, nous avons adoptées pour nous signifier à nous-mêmes son compagnonnage. Notre Église n’a rien à redouter des critiques qui lui viennent d’ailleurs quand elle sait les écouter comme un appel de Dieu. Elle ne saurait verrouiller les portes pour disposer plus sûrement d’elle-même. Elle se reçoit à chaque instant de Dieu pour être sans cesse envoyée, immergée dans le monde, pauvre, modeste, fraternelle, messagère de joie, donnant sa voix aux pauvres, aux hommes que l’on torture ou que l’on tue, à tous ceux-là qui nous crient silencieusement l’Évangile. (…) C’est bien l’humanité tout entière qui a rendez-Jésus christvous avec Dieu : à sa naissance ? À certains moments de son histoire ? À l’apogée de son évolution ? Que m’importe, c’est le secret de Dieu et non le mien, mais je crois qu’il est et sera là, de manière inattendue aux rendez-vous de l’histoire humaine, comme il est et sera aux rendez-vous de chacune de nos histoires personnelles. Il me suffit de retrouver dans cette immense espérance une grande part de l’Évangile. C’est alors que je me souviens de Jésus de Nazareth. Je le retrouve aujourd’hui au cœur de tout ce peuple des chercheurs de Dieu. Oui, je crois que Jésus est vivant, ressuscité, source de l’Esprit, qu’il est une personne présente, qu’il peut être l’ami des hommes et que cette amitié peut faire le but de toute une vie. Être chrétien, après tout, n’est-ce pas accepter de se recevoir continuellement du Christ comme on se reçoit de tout regard d’amour ? Tous les jours, il me semble rencontrer le Christ pour la première fois[2]. »

Il est bon d’écouter ces paroles de prophètes de notre temps. Ils croyaient en l’Église au service de laquelle ils se sont donnés. Si Mgr Riobé invitait à « une Église du courage », le pape actuel nous invite à une « Église en sortie » (Evangelii gaudium 24). Cela peut sembler paradoxal de se penser au service d’« une Église en sortie » en rassemblant des personnes détenues ! Pourtant, l’« Église en sortie » et l’« Église du courage » sont des modèles qui me semblent féconds pour penser une aumônerie en détention.

Le sens du mot « Église »

foulePardonnez-moi de faire ce petit détour sémantique. Vous savez que le mot « Église » vient du grec ekklèsia, un terme qui a une longue histoire biblique. Dans la Bible grecque des Septante, en effet, il traduit le plus souvent le mot hébreu qahal, qui signifie « assemblée ». On trouve souvent ce mot dans l’expression « assemblée du Seigneur[3] ». Ekklèsia vient du verbe grec kaléô qui signifie « appeler, convoquer ». Le mot « Église » suggère ainsi une action de Dieu semblable à celle du mot hébreu, lui-même apparenté au substantif qôl qui désigne la « voix » : l’Église c’est donc l’assemblée de ceux qui ont entendu l’appel ou la convocation du Seigneur, et qui lui ont répondu par la foi. Le mot « église » ne se trouve qu’une fois dans les évangiles (Mt 16,10). Il est surtout présent dans les Actes des Apôtres, les lettres pauliniennes et l’Apocalypse. En le choisissant pour caractériser leur assemblée, les premiers chrétiens ont probablement voulu marquer la rupture avec le judaïsme : la Bible grecque des Septante traduit également le mot qahal par sunagôguè ; ils ont aussi voulu marquer la continuité avec la tradition héritée du Premier Testament qui impliquait de fonder l’existence de la communauté dans une initiative de Dieu qui rassemble lui-même son peuple et dans une réponse active de ceux qui ont reconnu sa voix et ont répondu à son appel.

BonPasteurSi le mot « église » ne se trouve pas dans les évangiles, la réalité de l’appel s’y trouve bien. Tout particulièrement dans les paraboles de Jésus où il est question des repas, surtout dans saint Luc. En effet, si le verbe kaléô signifie « appeler », il peut aussi se traduire par « inviter ». Vous vous souvenez de ces paraboles des invités qui se mettent à la première place ou qui se dérobent parce qu’ils ont d’autres occupations prévues (Lc 14). Je crois que nous nous retrouvons bien dans la seconde, où « le maître de maison dit à son serviteur : « Vas vite par les places et les rues de la ville, et introduis ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. » (Lc 14,21). On pourrait ajouter à la liste les détenus et tous les exclus de notre société. Notre mission est justement celle du serviteur de la parabole. Nous sommes envoyés au nom d’un autre qui veut rassembler à son repas tous ceux qui acceptent son invitation.

L’Église que nous voulons former en prison est donc faite de ceux que Dieu appelle, en faisant une expérience personnelle de conversion intérieure, ou en répondant à l’invitation que nous pouvons faire en son nom. Nous sommes « serviteurs » du « Maître ». Ces mots employés dans la parabole évoquent ceux du lavement des pieds en Jn 13. Je vous laisse prolonger la méditation de ce rapprochement entre « Église » et « serviteur ».

Le projet de Jésus et le nôtre

Jésus n’a pas cessé d’appeler ceux qu’il a rencontrés sur les routes de Galilée, de Samarie et de Judée. Certains ont répondu à son appel et l’ont suivi. D’autres non. Il a constitué une petite « Église », avec les disciples et les femmes. Ce qu’ils ont vécu se résume dans la formule « être avec lui » (Lc 8,1-2). Faire Église, c’est avancer ensemble avec Jésus ; c’est cela que nous essayons de réaliser en prison.

Pape François - jeudi saint en prison

Pour nous, aumôniers en détention, il est un passage qui fonde notre activité en prison. Jésus ouvre sa mission en lisant solennellement dans la synagogue de Nazareth le chapitre 61 d’Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la bonne nouvelle (euangélizô)[4] aux pauvres. Il m’a envoyé (apostellô) annoncer (kèrussô) aux captifs la délivrance (aphésis) et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer (apostellô) en liberté (aphésis) les opprimés, proclamer une année d’accueil par le Seigneur » (Lc 4,18-19). Jésus dit qu’il est « envoyé » pour « évangéliser » les pauvres ; et il explique ce que cela veut dire : libérer les captif, guérir les malades, proclamer la grâce et l’accueil du Seigneur pour tous les pauvres.

Jésus commence sa mission en commentant la Parole de Dieu et en invitant la communauté à s’ouvrir, à élargir ses frontières. Il fait comprendre que l’Évangile demande qu’on se convertisse pour accueillir tous ceux qui « sont perdus ». La réaction de la communauté de Nazareth est caricaturale et instructive : elle rejette Jésus ! On peut voir ici l’intention de Luc d’annoncer la passion qui ponctuera la mission de Jésus. Mais on peut aussi en conclure qu’il est difficile pour une communauté de s’ouvrir à l’étranger, à celui qui est du dehors. En prison, nous vivons l’enjeu de l’ouverture de la mission de l’Église ! Il nous sera toujours difficile de faire comprendre cela dans les communautés chrétiennes, en dehors de nos prisons ; pourtant, cela fait partie de notre mission. Comme celle du Christ, elle consiste à aller à la rencontre de gens qui sont le plus souvent des étrangers de nos communautés d’Église, ou qui s’en sont éloignés.

prodigueD’une certaine manière, ceux qu’un comportement déviant a éloignés de l’Église ressemblent à l’enfant prodigue : le milieu carcéral, comme la famine de la parabole, provoque une « rentrée en soi-même » (Lc 15,17) qui rend possible une vraie prise de conscience de la situation sans issue dans laquelle ils se sont mis. Nous sommes souvent témoins de ce retournement, de ces itinéraires de conversion ; un changement de vie est vraiment souhaité, pas seulement rêvé. C’est l’occasion de faire l’expérience d’un Dieu miséricordieux qui n’enferme pas le pécheur dans la situation où il s’est mis lui-même, mais qui accueille sans condition ses enfants perdus qui reviennent vers lui, comme le Père de la parabole. Notre mission est sans doute d’aider de telles personnes à découvrir ce vrai Dieu, qui sait toujours redonner une chance, qui réintroduit le fils converti dans sa maison. Perçu comme un ami du Christ, qui va vers ceux qui sont abandonnés, perdus, pécheurs, l’aumônier renvoie à ce Dieu miséricordieux. Le plus important dans sa mission est sa disponibilité à l’écoute. Dans la parabole, le Père ne pose aucune question au fils qui revient. Simplement il va à sa rencontre et il l’accueille en silence. Il l’habille avec de beaux vêtements et fait préparer un repas de fête. Il accueille sans prononcer un seul reproche, sans même demander ce qui s’est passé ! N’est-ce pas le premier rôle de l’aumônier que d’être là, simplement pour l’accueil ! Être signe, par la présence, du Dieu miséricordieux, et du Christ dont la mission est de chercher tous ceux qui sont perdus.

Le document de janvier 2009 Accompagner des coupables souligne que l’aumônier est au service de tout détenu qui appelle, sans distinction : « Nous devons répondre présent quand quelqu’un nous appelle, quel que soit l’acte qu’il a commis. Nous nous interdisons de l’enfermer dans la condamnation sans appel, plaquée sur lui, y compris à l’intérieur d’un monde carcéral sans pitié pour les auteurs présumés ou avérés de certains actes criminels. À ceux-ci, nous essayons d’être particulièrement attentifs : les indéfendables, eux aussi, font partie des exclus ! » (p. 2). À l’aumônerie, toute personne doit pouvoir se sentir accueillie sans préjugé. Accueillir comme Jésus n’est pas facile ! Lui-même s’est heurté à des réactions st jeannégatives quand il accueillait des prostituées (Lc 7,37-39), mangeait avec des publicains ou s’invitait dans la maison de Lévi après l’avoir appelé à sa suite (Lc 5,29-32) ou dans celle de Zachée (Lc 19,7). Comme Dieu, dont on dit qu’il « ne fait pas acception des personnes », qu’il est « impartial » (cf. Ac 10,34-35 ; Rm 2,11 ; Ep 6,9 ; Col 3,25 ; 1 P 1,17), Jésus ne juge pas les personnes d’après leurs actes ou leurs conduites (cf. la femme adultère en Jn 8,10-11) ; quand ils les rencontrent, elles se trouvent rétablies dans leur dignité et décident de changer de vie ! Jésus ne leur impose aucune conversion ; s’il invite à un changement de vie, il laisse toujours la liberté, comme on le voit pour le jeune homme riche (Lc 18,22-23). Ayant rencontré Jésus, beaucoup décident librement de changer de vie, souvent de suivre Jésus, tel Bartimée, l’aveugle de Jéricho (Lc 18,42-43).

Le document Accompagner des coupables dit encore : « Quand bien même un condamné aurait causé l’irréparable, il mérite notre attention et notre respect. Nous avons à aider cette personne qui compte sur nous, sur ce que notre ministère représente pour elle » (p. 2). Au fond, ce qui importe avant tout c’est la façon dont les membres de l’aumônerie accueillent les Pape françois et jeune enfantdétenus et sont disponibles pour écouter leurs détresses et leurs souffrances. Nous pouvons nous référer à ce beau passage de Gaudium et spes : « De nos jours surtout, nous avons l’impérieux devoir de nous faire le prochain de n’importe quel homme et, s’il se présente à nous, de le servir activement : qu’il s’agisse de ce vieillard abandonné de tous, ou de ce travailleur étranger, méprisé sans raison, ou de cet exilé, ou de cet enfant né d’une union illégitime qui supporte injustement le poids d’une faute qu’il n’a pas commise, ou de cet affamé qui interpelle notre conscience en nous rappelant la parole du Seigneur : ‘Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait’ (Mt 25,40) » (n° 27 § 2).

Il me semble que les fondements d’une Église en prison sont très bien exprimés dans ces mots de Pierre Claverie, prononcés dans une homélie en 1981 : « Nous sommes et nous Dieu-Amourvoulons être des missionnaires de l’amour de Dieu tel que nous l’avons découvert en Jésus-Christ. Cet amour, infiniment respectueux des hommes ne s’impose pas, n’impose rien, ne force pas les consciences et les cœurs. Avec délicatesse et par sa seule présence, il libère ce qui était enchaîné, réconcilie ce qui était déchiré, remet debout ce qui était écrasé, fait renaître à une vie nouvelle ce qui était sans espoir et sans force. Cet amour, nous l’avons connu et nous y avons cru : nous l’avons vu à l’œuvre dans la vie de Jésus et de ceux qui vivent de son Esprit. Il nous a saisis et entraînés. Nous croyons qu’il peut renouveler la vie de l’humanité pour peu qu’elle le reconnaisse. Mais comment le reconnaîtrait-elle si elle n’était mise en présence d’authentiques témoins ? Dieu nous a donné de connaître son Christ pour que nous soyons ces témoins. »

Pourquoi l’Église en prison ?

Quelques semaines avant sa mort, le même Pierre Claverie disait avec insistance que la mission de l’Église du Christ est avant tout de se tenir au pied de la croix, où Jésus meurt, abandonné des siens. Il ajoutait : « Je crois que l’Église meurt de ne pas être assez proche de la croix de son Seigneur. Sa force et sa fidélité, son espérance et sa fécondité viennent de là et de nulle part ailleurs. » S’il y a une justification théologique de la présence de l’Église en prison, il faut donc la chercher dans cette présence silencieuse de la Mère et du disciple au pied de la croix. En étant dans les lieux de détention, nous nous tenons au pied de la croix du Christ, parce que nous sommes dans des lieux où des femmes et des hommes souffrent. C’est une place difficile et humble que de se tenir au pied de la croix. Cela nous demande une attitude spirituelle qui consiste à confier, à celui qui est sur la croix et qui est vainqueur du mal, chaque détenu que lui seul peut rejoindre dans le mystère de sa personne, un mystère qui nous reste inaccessible. La justification de l’aumônerie en détention est donc principalement théologique, avant même d’être pastorale.

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Pour finir, j’aimerais vous lire un texte assez ancien qui a été écrit par un détenu du Centre de Détention de Mulhouse, sous la forme d’une lettre de Jésus, intitulée « Lettre de Jésus aux hommes abandonnés ».

Tu n’es pas seul entre tes quatre murs.

Avec toi, je suis là.

Je partage ta peine.

Chaque jour de ton enfer, je pleure avec toi.

Ton angoisse, je la connais.

Je l’ai vécue comme toi.

Moi aussi, j’ai été abandonné de tous.

C’est pour cela que je te dis

que je suis avec toi,

car si je ne connaissais pas ta peine,

comment pourrais-je dire

que je suis avec toi ?

 

Croix de Lumière

N’écoute pas ceux qui t’ont parlé de moi.

Ils ne me connaissent pas.

Car pour me connaître,

il faut être comme moi,

seul et abandonné de tous.

Ta peine, ils ne la porteront pas,

car ils ne savent pas.

Non tu n’es pas seul dans ta cellule.

Car, sache-le, je te vois.

Dans cette ombre où seul retentit

le bruit des clefs et des portes.

Dans ce lieu

où l’on t’a jeté et rejeté,

moi je suis là.

Désormais dis-toi

que tu as un ami.

Ton Dieu aime

les plus pauvres de ce monde

et les plus abandonnés.

Et moi, Jésus,

je suis mort sur une croix

où comme pour toi,

plus personne n’était là…

Signé : Jésus.

[1] Lettres et messages d’Algérie, Karthala, 1996, p. 155.

[2] Le Monde, 9-10 juillet 1978.

[3] Voir Michel Trimaille, Cahiers Évangile 39, p. 13-16.

[4] Littéralement : « évangéliser ».




L’avortement… et l’enfant ?

Ce matin, vous m’avez demandé d’intervenir concernant l’avortement en tant que prêtre catholique. La position de l’Église pose un certain nombre de questions qui devraient interpeller la société. La question de l’avortement est un vaste sujet qui demanderait de longs développements anthropologiques et éthiques pour comprendre la position de l’Église. Restons plus humble et essayons d’appréhender les principaux arguments mis en avant. Pour ce faire, je commencerai par donner la position officielle de l’Église catholique, avant d’envisager une réflexion sur l’acte humain et son évaluation éthique pour le cas concret qui nous intéresse aujourd’hui, l’avortement.

1. La position officielle de l’Église catholique sur l’avortement

Fidèle à une tradition de vingt siècles, l’Église catholique a toujours refusé l’éventualité de l’avortement. Elle résume son enseignement en la matière ainsi dans le Catéchisme de l’Église catholique promulgué par le Pape Jean-Paul II en 1992 : “La vie humaine doit être respectée et protégée de manière absolue depuis le moment de la conception. Dès le premier moment de son existence, l’être humain doit se voir reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels le droit inviolable de tout être innocent à la vie. Depuis le 1er siècle, l’Église a affirmé la malice morale de tout avortement provoqué. Cet enseignement n’a pas changé ; il demeure immuable. L’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme une fin ou comme un moyen, est gravement contraire à la loi morale. La coopération formelle à un avortement constitue une faute grave. L’Église sanctionne d’une peine canonique d’excommunication ce délit contre la vie humaine.  ‘Qui procure un avortement, si l’effet s’ensuit, encourt l’excommunication latae sententiae’ (Code de Droit Canonique, Can. 1398), ‘par le fait même de la commission du délit’ (Code de Droit Canonique, Can. 1314) et aux conditions prévues par le Droit (cf. Can. 1323-1324). L’Église n’entend pas ainsi restreindre le champ de la miséricorde. Elle manifeste la gravité du crime commis, le dommage irréparable causé à l’innocent mis à mort, à ses parents et à toute la société.”[1]

Le pape Benoît XVI a encore rappelé le 5 avril dernier, lors d’une audience accordée au congrès international de l’Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille, l’importance de l’accompagnement des femmes qui ont eu recours à l’avortement. L’Église distingue donc soigneusement le regard qu’elle porte sur l’acte d’avorter dans sa dimension éthique, du regard qu’elle pose sur la personne qui a posé ce même acte. Ce dernier regard s’inscrit dans la lignée de l’épisode de la femme adultère dans l’évangile de saint Jean.

En résumé, l’avortement n’est jamais permis pour quelques motifs que ce soit. Cependant, il ne faut pas confondre l’avortement avec certaines opérations chirurgicales ou traitements médicaux que la mère doit subir pour conserver sa vie et qui ont pour effet secondaire la mort de l’enfant. Dans ce cas, la mort de l’enfant n’est, en aucun cas, recherchée ni voulue. Nous devons appliquer le principe de l’acte bon ou indifférent qui a un double effet, le premier est bon mais le second est mauvais. Celui qui pose l’acte ne doit pas désirer ni vouloir l’effet mauvais, mais il doit seulement désirer et vouloir l’effet bon. De plus pour poser licitement l’acte, il faut une raison proportionnée au mal qui en résultera, et que l’effet bon ne soit pas le résultat de l’effet mauvais, car il n’est jamais permis de poser un acte mauvais pour arriver à une fin bonne.[2] Au début des années 1950, le pape Pie XII confronté aux progrès de la médecine, cherchera à approfondir ces questions pour donner la réponse suivante : “Si la conservation de la vie de la future mère, indépendamment de son état de grossesse, requérait d’urgence une opération chirurgicale ou une autre action thérapeutique qui aurait pour conséquence accessoire, nullement voulue ou cherchée mais inévitable, la mort de l’embryon, un tel acte ne pourrait plus être qualifié d’attentat direct à une vie innocente. Dans ces conditions l’opération peut être ; comme le seraient d’autres interventions médicales similaires, pourvu toutefois qu’il s’agisse d’un bien de valeur élevée, comme la vie, et qu’il ne soit pas possible de renvoyer l’opération après la naissance de l’enfant ni de recourir à un autre remède efficace.”[3] De ce fait, sont licites, entre autres, les opérations concernant le cancer directement mortel avec ablation de parties abdominales (utérus, ovaires, trompes, etc.), en cas de grossesse extra-utérine, etc. L’intervention est licite uniquement comme traitement de la maladie et si les symptômes présentent un caractère d’urgence. En résumé, la légitimité est cependant toujours relative à une triple condition du point de vue de la foi catholique : 1. qu’il n’existe aucun moyen pour sauver à la fois l’enfant et la mère, par exemple en attendant d’arriver au stade de la grossesse où l’enfant serait viable par lui-même (6 mois de grossesse) ; 2. que l’on ne veuille jamais directement supprimer l’enfant mais que sa mort soit malheureusement admise comme un résultat non voulu et indirect d’un traitement licite et nécessaire ; 3. que tout soit mis en œuvre pour que l’enfant soit baptisé si cela est possible.

Pour l’Église catholique, l’avortement est lié principalement à deux questions concernant l’usage de la sexualité et la notion de la vie en elle-même.

  1. La notion de vie : Sans faire un cours d’anthropologie chrétienne, il est nécessaire de rappeler que dans la conception de l’Église catholique, Dieu est créateur de l’homme et que l’acte créateur est immédiat et complet dès le premier instant de la vie, c’est-à-dire dès la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde. Dans l’histoire de la pensée chrétienne, on trouve deux principales conceptions de l’acte créateur de Dieu. La première est héritée de la philosophie aristotélicienne. Elle sera reprise au Moyen Âge par saint Thomas d’Aquin. Notons simplement qu’elle ne permet pas de répondre à la question de l’avortement convenablement, puisque l’animation arrive seulement au bout de 40 jours pour les hommes et au bout de 80 jours pour les femmes. Cependant il faut dire qu’aucun scolastique n’a jamais conclu qu’avant ce nombre de jours on pouvait avorter. Bien au contraire, ils ont toujours considérer l’acte comme un péché (une faute morale) particulièrement grave. Cette conception sera abandonnée au fil des siècles. L’abandon de la conception médiévale de l’embryon a commencé vers le milieu du siècle dernier avec le grand moraliste romain Liberatore (cf. Le composé humain, Lyon, 1865, p. 277). L’approfondissement de la pensée de saint Grégoire de Nysse (IVe siècle) va permettre de donner une réponse claire à la question de la vie et de l’avortement. En effet, l’avortement existait dans l’Empire Romain, et face à un problème d’école, il apporte une réponse de foi. Pour lui, l’homme est un, il a une origine unique ; l’âme est une et non pas composée de trois strates différentes (âme nutritive, âme sensorielle, âme cognitive). L’homme est une réalité une et cette unité vient de l’acte créateur de Dieu qui est un. Cet acte créateur est immédiat et éternel, il est posé une fois pour toutes et n’est pas réversible. Il n’y a pas d’existence sans que Dieu l’eût voulue. Ce ne sont pas les parents qui transmettent l’âme, ils transmettent seulement la vie par participation à l’acte créateur de Dieu. De ce fait, saint Grégoire de Nysse sort de la problématique de la préexistence de l’âme ou du corps. Pour lui, soit il y a un homme dès le début ou soit il n’y a rien du tout. L’homme étant un, l’acte créateur comprend à la fois l’âme et le corps ensemble, simultanément. Cet acte est instantané et ne peut pas se diviser car l’homme est une réalité unique. Comme en Dieu il n’y a pas de temps, ce n’est qu’après l’acte créateur que le temps commence et, ainsi, commence la vie de l’âme et du corps qui ne forment qu’un tout indissociable. Saint Grégoire de Nysse ne conçoit, à aucun moment, qu’il puisse y avoir une vie de l’homme sans son âme car à ce moment-là, nous n’aurions plus un homme mais autre chose. C’est ainsi que saint Grégoire de Nysse explique que l’avortement est un meurtre abominable. Il est remarquable de voir comment il fait sa démonstration. Aujourd’hui le magistère de l’Église ne fait que reprendre cette pensée pour mieux définir la notion de vie afin de pouvoir répondre aux nouvelles questions que posent l’avortement et les manipulations génétiques.[4]

Au fil des siècles, l’Église a développé toute une réflexion à partir des écrits bibliques sur ce que l’on appelle la complémentarité des personnes entre elles, ce qui permet de poser des éléments de réponse par rapport à l’ITG. De fait, pour l’Église, il n’y a pas de personnes inutiles dans la société. Chacun fait partie intégrante de l’économie du salut, sinon il nous faut admettre que le Christ n’a pas souffert sa Passion pour tous et que Dieu n’est pas le Créateur de tous les hommes. Chaque personne est créée et voulue par Dieu. Chaque personne est aimée d’un amour infini par Dieu. Chacun occupe une place irremplaçable et complémentaire au sein de la société. Le constat de la réalité confirme ces propos : nous sommes tous différents et cette différence est une richesse pour chacun. Cette richesse se découvre dans nos relations avec les autres, où dans chaque échange on se donne et on reçoit en retour. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la pire souffrance qu’une personne puisse éprouver, c’est la solitude, l’indifférence des autres à son égard et l’abandon par les siens. Qu’est-ce qui fait le bonheur d’une vie ? Est-ce l’avoir ou l’être, l’être en relation avec son semblable ? Dans une société où prime le matérialisme et l’égocentrisme, toute personne différente ou requérant un investissement de temps et d’affection important, peut devenir un obstacle à la réalisation de son ego. Dans cette logique du refus de la différence perçue comme entrave à sa liberté, l’obstacle doit être éliminé. Concernant les enfants malades ou handicapées, la solution ne peut pas résider dans le refus de leur permettre de voir le jour. La maladie ou le handicap ne diminue aucunement la dignité de la personne, mais appelle à exercer une solidarité toute particulière envers eux. Certes il faut tout faire pour diminuer la souffrance là où elle se trouve en fonction des moyens disponibles, mais la solution ne peut pas résider dans l’ITG, porte ouverte à l’eugénisme et à une société où l’on se permettrait de faire disparaître les personnes différentes et dérangeantes.

  1. L’usage de la sexualité : L’Église catholique enseigne qu’un acte sexuel trouve toute sa signification uniquement entre un homme et une femme dans le cadre d’un amour stable et durable, c’est-à-dire dans le mariage. Cet acte doit s’accomplir dans le respect mutuel permettant à chacun de s’épanouir dans le don mutuel de l’un à l’autre. De plus, cet acte doit être ouvert à la vie, finalité première de la sexualité, même si elle n’est pas explicitement recherchée pour des raisons légitimes. C’est pour cela que l’Église reconnaît et approuve l’usage des méthodes naturelles de régulation des naissances. C’est trois critères permettent de situer l’acte sexuel au sein d’un amour vrai et durable. Le problème de l’IVG (le problème de l’ITG est lié principalement à la notion de vie) se greffe sur le dernier critère, celui de l’ouverture à la fécondité : on veut l’acte sexuel, mais absolument pas l’enfant à naître, pourtant conséquence première de l’acte ; la recherche du plaisir prime sur le don mutuel et l’ouverture à la fécondité.[5] De fait, quelle conception avons-nous de la sexualité ? Est-ce que l’exercice de la sexualité est le seul mode de relation entre un homme et une femme ? De la conception de l’acte sexuel dépend le regard que l’on porte sur l’IVG, sur l’enfant non désiré qui devient un poids puisqu’il n’est pas le fruit d’un amour authentique. L’enjeu n’est pas ici seulement la vie de l’enfant à naître, mais aussi la conception même de l’amour et de la famille.[6]

2. Principes d’éthique

Certains diront que la conception de l’Église catholique est une chose et que l’éthique en est une autre. De fait, regardons les principes fondamentaux régissant un acte humain pour évaluer l’avortement. Ces principes fondamentaux de l’acte humain sont les éléments d’un acte qui entrent en relation avec l’éthique, c’est-à-dire : l’objet, l’intention et les circonstances. Pour qu’un acte soit jugé bon, il faut qu’aucun de ces trois éléments ne soit en opposition avec la nature de la personne humaine, comme être bio-psychique. A minima, d’un point de vue philosophique, on trouve cinq tendances fondamentales régissant cette nature humaine : inclination naturelle au bien et au bonheur, inclination à la conservation de l’être, inclination sexuelle, inclination naturelle à la vérité, inclination à la vie en société. Ainsi, de l’inclination à la conservation de l’être, découle l’interdit du meurtre sans motif raisonnable, c’est toute la question de la légitime défense.

  1. L’objet : L’objet de l’acte humain est la dimension objective de l’agir, pris en dehors de la personne, c’est-à-dire en dehors de son intention et des circonstances. Cette dimension objective ne dépend pas non plus de ce qu’une société permet ou interdit par son système législatif. Dans le cas contraire, il n’y aurait plus d’objectivité ni de vérité possible pris dans sa dimension philosophique, veritas est adaequatio rei et intellectus. Il faut donc bien distinguer le domaine éthique du domaine légal et en aucun cas assimiler l’un à l’autre. La grande question à laquelle nous sommes confrontés est justement l’objectivité de l’interruption d’une vie. Est-ce éthique d’interrompre une vie humaine ou pas en dehors du cadre de la légitime défense ?

Concernant l’avortement, il s’agit d’arrêter une vie à un certain stade de développement. Cette vie est en soi objective, quelle que soit le nom que l’on puisse lui donner, puisque dans la première cellule se trouve le brin d’ADN. Si on laisse faire la nature, une personne verra le jour neuf mois plus tard. De fait, qu’elle est la différence entre un être qui a quelques secondes d’existence dans le sein de sa mère et un adulte ou une personne âgée ? Il s’agit toujours du même être à différent stade de développement. Si l’on admet l’éventualité d’interrompre le cours de sa vie dans ses premiers mois d’existence, qu’est-ce qui empêche de l’interrompre après ? En conséquence, est-ce que l’interdit du meurtre souffre d’exception ?

L’objectivité de l’acte empêche de se voiler la face et de brandir l’arme du relativisme en invoquant l’intention de l’agent ou encore les circonstances. Est-ce que l’avortement est l’interruption d’une vie commençante ou pas ? Est-ce éthique ou pas d’interrompre une vie ?

  1. L’intention: Dans l’agir humain, nous pouvons distinguer deux grandes sortes d’actes dont les seconds procèdent des premiers. Il y a les actes intérieurs, au plus intime de notre être, et les actes extérieurs, c’est-à-dire les actions visibles de l’extérieur. Les actes intérieurs sont ceux qui procèdent de l’intelligence et de la volonté comme connaître, aimer, haïr, vouloir, etc. Ces actes sont volontaires et personnels. Nous sommes ici, au plus profond de la conscience où se trouvent l’intention. C’est ici, à la source de l’acte, qu’apparaît la subjectivité de l’acte, son caractère de bonté ou de malice indépendamment de l’objet et des circonstances. En effet l’objet peut être intrinsèquement bon mais peut devenir mauvais à cause de l’intelligence et de la volonté qui se donnent pour finalité un mal objectif. Cependant, la bonté de l’intention ne suffit pas. Il faut, pour que l’acte soit éthique, que l’objet soit éthique. L’intention peut être bonne mais, en aucun cas, elle ne peut changer l’aspect objectif de l’acte.

Concernant l’avortement, l’intention est à chercher chez la personne qui recourt à l’avortement et chez ceux qui en permettent la réalisation. Nous sommes donc dans la sphère subjective de l’agent. Pour revenir à l’intituler de la conférence, que faisons-nous de l’enfant dans tout cela ? Est-ce que l’être conçu doit être tenu pour responsable de l’acte de ses parents ? Objectivement, ce petit être existe et, par conséquent, possède des droits inaliénables liés à sa condition d’être humain. De part sa conception, cet être a le droit à la vie et au respect dû à tout être humain. Est-ce que l’intention des parents peut changer l’aspect objectif de l’interruption de la vie ou pas ?

  1. Les circonstances : Les circonstances sont des particularités, des accidents, qui s’ajoutent à l’essence de l’acte et influent sur son caractère éthique, mais sans en changer son essence. Les circonstances peuvent porter sur l’objet, sur l’agent ou sur le cours de l’action. Souvent on argue des circonstances pour légitimer l’acte. En fait, les circonstances diminuent ou aggravent l’acte selon l’intention première de l’agent, mais sans en changer sa nature. En droit pénal, le fait est bien connu. Ainsi, on distingue l’homicide volontaire de l’homicide involontaire avec toute une catégorie de nuance. Quoi qu’il en soit, il y a toujours homicide, mais ce qui change, c’est la responsabilité de l’auteur et l’imputabilité de l’acte. Objectivement la personne est morte et pour elle rien ne change à son état de défunt.

Parmi les circonstances, on dénombre les conséquences. Ces dernières appartiennent pleinement à l’acte. Nous devons donc estimer le caractère éthique d’un acte aussi par rapport à ses conséquences prévues et voulues directement ou indirectement, ou à l’inverse non prévues et non voulues.

Concernant l’avortement, les conséquences sont dramatiques outre la mort de l’être conçu. Le drame aujourd’hui est que l’on pense trop souvent uniquement à l’aspect technique d’un acte sans réfléchir aux conséquences. Puisque c’est possible, alors on fait. Si on prenait objectivement du recul et que systématiquement on interrogeait les psychiatres et les psychothérapeutes sur les conséquences à court, moyen et long terme sur le psychisme humain, on agirait souvent autrement. Ces dernières années est apparue une série d’ouvrages et de publications en la matière. Le verdict est terrible et sans aucun appel. Prenons simplement quatre autorités dont deux ont une reconnaissance internationale (Romey et Anatrella).

Ainsi, Georges Romey (grand spécialiste du rêve éveillé libre) fait part de son expérience dans son nouveau livre, L’I.V.G. à cœurs ouverts (Aubagne, Éditions Quintessence, 2006). Il dit que l’I.V.G. occasionne une blessure grave dans l’âme et la chair de la femme qui a avorté et que cela peut ressortir de nombreuses années après. Il met aussi en évidence que les conséquences d’un avortement au sein d’un couple est catastrophique pour les relations ultérieures entre l’homme et la femme. Il mentionne aussi les conséquences psychologiques sur le père.

Le docteur Florence Allard, dans son livre Le traumatisme post-avortement (Paris, Éditions Salvator, 2007), décrit la nature de ces traumatismes en détaillant les conséquences recensées :

  1. Conséquences physiologiques (perforations utérines ; lacérations du col de l’utérus ; risque pour les grossesses ultérieures d’implantation anormale du placenta ; inflammation pelvienne ; endométrite post abortum ; cancer du col de l’utérus, des ovaires et du foie ; cancer du sein et du poumon ; complications lors d’une nouvelle grossesse : nouveaux-nés handicapés, grossesses extra-utérines) ;

  2. Conséquences psychologiques (conduites addictives, suicides et taux de mortalités inquiétants, dépressions), la fragilisation de la vie conjugale et familiale.

Le docteur Stéphane Clerget (psychiatre) dans son livre Quel aurait-il aujourd’hui ?(Paris, Édition Fayard, 2007) donne des analyses similaires. Il donne des chiffres très précis quant aux ITG et aux différents problèmes liés aux traumatismes post abortum.

Tony Anatrella (psychanalyste et professeur en psychologie clinique, expert auprès du Vatican) témoigne, en plus de ce qui vient d’être mentionné, de troubles psychiques dans les enfants naissant après un avortement (cf. in Sabine Faivre, La vérité sur l’avortement, Paris, Édition Téqui, 2006, pp. 77-84). Rien d’étonnant lorsque l’on considère les travaux du psychiatre Stanislav Grof (spécialiste de l’inconscient transgénérationel) mentionnant les dégâts psychologiques possibles sur les enfants nés après une fausse couche. Le corps de la femme est marqué et l’enfant à naître le ressent.

Certains objecteront que toutes les femmes qui avortent ne manifestent pas ces symptômes. À cela je répondrai simplement que le traumatisme post abortum qui s’est manifesté le plus tard, recensé par des psychiatres, est de 60 ans : une femme de 82 ans a subitement manifesté les symptômes du traumatisme 60 après avoir avorté. Évidemment toutes les femmes ne manifestent pas tous les symptômes décrits, ni avec la même intensité, mais les études en court montrent que la très grande majorité des femmes qui ont avorté développent un ou plusieurs de ces symptômes. Tôt ou tard, la nature et la conscience ramène à la réalité objective de l’acte et la sanction est terrible. Les lobbies et les idéologies en la matière ne peuvent rien changer, car la nature humaine est ce qu’elle est ; elle ne change pas au grès des nouvelles législations ni des conceptions humaines que l’on peut se forger de la femme et de sa maternité.

            Conclusion

Au vu de ces conséquences qui appartiennent à l’acte, est-ce que l’avortement est objectivement éthique ? L’intention est une chose, les circonstances de l’acte une autre, mais la réalité objective de l’acte, la mort d’un être, et ses conséquences sont bien là pour réveiller les consciences. En refusant l’avortement, l’Église catholique ne se situe pas d’abord et uniquement dans le domaine religieux, mais avant tout dans le domaine humain, éthique.

[1] Catéchisme de l’Église Catholique, n.2270-2272.

[2] Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, n.1737.

[3] Pie XII aux familles nombreuses, 26/11/1951.

[4] Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum vitae.

[5] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitae, n.13.

[6] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitae, n.21-23.

Père Marc-Antoine FONTELLE




Le travail

Jean-Paul II, en réactualisant la doctrine sociale de l’Église, a cherché à expliquer le “travail a un lien extrêmement profond avec celui du sens de la vie humaine.”[1] En effet, le travail étant de la nature humaine, doit être particulièrement valorisé par l’ensemble de la société pour permettre à chaque personne de se développer et de conformer sa vie au Christ.

Le récit du Livre de la Genèse[1] nous apprend que Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance. Le premier chapitre de la Genèse montre Dieu travaillant à la création, ce qui revient à dire que le travail fait partie intégrante de la nature humaine : “Lorsque celui-ci, fait ‘à l’image de Dieu…, homme et femme’ (Gn 1, 27), entend ces mots : ‘Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la’ (Gn 1, 28), même si ces paroles ne se réfèrent pas directement et explicitement au travail, elles y font sans aucun doute allusion indirectement, comme une activité à exercer dans le monde. Bien plus, elles en démontrent l’essence la plus profonde. L’homme est l’image de Dieu notamment par le mandat qu’il a reçu de son Créateur de soumettre, de dominer la terre. En accomplissant ce mandat, l’homme, tout être humain, reflète l’action même du Créateur de l’univers.”[2]

À côté de ce que nous enseigne la Révélation, il y a la réalité des faits : l’homme travaille pour vivre et le besoin vient à son secours s’il devient paresseux. “Le travail est le moyen universel de pourvoir aux besoins de la vie.”[3] S’il a le nécessaire, il continue à travailler non par besoin, mais parce que l’oisiveté le détruit intérieurement ; il ne peut pas se passer de travailler. Le travail n’a pas seulement pour fin de subvenir aux besoins du corps, mais aussi de perfectionner l’âme.[4] Le travail est donc un devoir constitutif de notre nature, auquel est attaché un droit naturel.[5]

Avant d’entreprendre une quelconque définition, nous devons distinguer les différents types de travail : rémunéré, à la maison, les études, certains loisirs, la réforme de nos propres mœurs, etc. Il est très important de corriger une déformation courante du sens du mot travail, qui aujourd’hui ne signifie plus que travail rémunéré, ce qui revient à dire que le travail est une marchandise et que l’homme n’est qu’un instrument. Évidemment cela n’est pas acceptable. Le travail en lui-même a une très grande valeur qui ne peut pas se réduire à la valeur d’un simple échange de bien. Cette valeur est liée à la personne qui l’accomplit. Jean-Paul II définit ainsi le travail : “Le mot travail désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi les richesses des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain.”[6]

Il faut considérer le travail sous ses deux aspects différents, l’aspect subjectif et l’aspect objectif. L’aspect objectif du travail est le travail en lui-même, c’est-à-dire l’acte de transformation, de domination, de soumission du monde visible. L’aspect subjectif du travail est aussi très important. Ignorer cet aspect subjectif du travail cela reviendrait à faire de l’homme une simple machine. Chaque fois que l’homme travaille, il ne fait pas que transformer la matière, il se transforme aussi lui-même en développant ses facultés et en exerçant la charité.[7] Il ne faut jamais considérer l’homme comme une machine de production, mais regarder la personne qui accomplit ce même travail et être attentif à ce que ce travail contribue au développement de sa personnalité.[8] Le travail épanouit l’homme et lui permet de faire fructifier ses talents ; plus on fait fructifier ses talents, plus on correspond à notre vocation.[9] Mais tout travail ne respecte pas l’homme dans sa dignité première (le travail à la chaîne, etc.). Le travail n’est pas une fin en soi, mais est un moyen inscrit dans la nature de l’homme pour atteindre sa fin surnaturelle.

Malheureusement, la société actuelle a tendance à ne considérer le travail que dans son aspect objectif et comme moyen pour augmenter toujours le capital. L’erreur du capitalisme et du marxisme est de considérer le travail comme une marchandise et ainsi traiter l’homme comme instrument de production au même titre qu’une machine. De ce fait, il semble qu’on oublie un très grand principe concernant le rapport entre le travail et le capital. C’est le principe de la priorité du travail sur le capital. Ce principe est la conséquence première de ce que nous venons de dire sur le travail objectif et le travail subjectif.[10] Tout ce qui constitue le capital est le fruit du travail de l’homme pour l’aider dans son travail. Le capital n’est qu’un moyen subordonné au travail et constitué par le travail.[11] Il n’y a, en aucune façon, opposition ou séparation à faire entre les deux.[12]

En travaillant l’homme, ne désire pas seulement acquérir un bien temporel, il désire aussi que ce travail lui permette de faire fructifier ses talents et d’être reconnu en tant qu’homme dans le processus du travail et non pas en tant que machine de production.[13] Les biens acquis par le travail doivent permettre de répondre aux besoins quotidiens, d’assurer l’avenir et si possible d’aider le prochain. Cependant, le travail n’a pas pour unique fonction d’acquérir un bien pour vivre, c’est un devoir inscrit au plus profond de notre nature qui nous permet d’exercer la charité envers notre prochain et ainsi de faire fructifier les talents que Dieu nous a confiés lors de notre création.

Jean XXIII disait très justement que “dans leur travail ils (les hommes) ne doivent pas voir seulement une source de revenus, mais une tâche à eux confiée, un service rendu à autrui.”[14] Par conséquent, le travail permet l’exercice de la solidarité entre les hommes. Cette solidarité des travailleurs entre eux se vit au sein d’un même travail, face aux grandes injustices sociales et pour la défense des droits des travailleurs. Cette solidarité permet d’aider à instaurer la justice sociale et à unir toujours plus les hommes entre eux.[15] Le travail permet aussi de fonder une famille dans la mesure où pour la fonder, il est nécessaire de pourvoir à ses besoins ; le travail est le moyen ordinaire pour acquérir un salaire et la faire vivre. Ainsi, “la famille est à la fois une communauté rendue possible par le travail et la première école interne de travail pour tout homme.”[16] L’éducation du sens du travail et de la valeur de la propriété se fait en premier lieu dans la famille, puis dans les corps intermédiaires (école, entreprises, associations, etc.).[17]

Dès que l’on parle travail, on parle nécessairement rétribution. Le juste salaire fait partie des devoirs de justice de tout employeur vis-à-vis de ses salariés. Mais pour que ce devoir entre en vigueur, il faut aussi que l’employé accomplisse ses propres devoirs qui relèvent aussi de la justice. Le travail ayant un aspect personnel et un aspect social, il faudra prendre en compte ces deux dimensions pour la fixation du juste salaire.[18] Pie XI[19] donne les principes de la fixation du salaire en disant que trois éléments doivent être pris en considération dans la fixation du salaire : La subsistance de l’ouvrier et de sa famille, la situation de l’entreprise et les exigences du bien commun. Nous devons aussi dire deux mots sur l’échelle des salaires. Qu’il y ait une échelle des salaires suivant les différents emplois, selon les risques, les responsabilités et la situation familiale, tout cela est normal. Par contre que cette échelle des salaires aille du salaire minimum légal à plus de quarante fois ce dernier, il y a une juste proportion à garder. Il faut revenir à un juste équilibre en vertu de la justice sociale et du principe de destination universelle des biens. En plus du salaire perçu, doit rentrer en compte tout ce qui touche aux prestations sociales. En cela, nous pouvons dire que le travail au noir est contraire à la justice de deux manières. La première vient du fait que la rémunération ne permet pas au salarié de jouir de toutes les prestations sociales indispensables de nos jours, et la seconde vient du fait qu’il se soustrait au devoir de solidarité de cotiser pour les autres.[20]

Par le travail, l’homme ne fait pas qu’acquérir des biens, mais il participe d’une certaine manière à l’œuvre créatrice même de Dieu.[21] Par le travail nous soumettons la création, nous l’ordonnons pour que l’homme puisse vivre le mieux possible, c’est-à-dire que l’on puisse accomplir nos devoirs aisément tout en allant vers Dieu. Le travail ne peut pas être séparé du 7ème jour de repos, c’est-à-dire que le travail n’est pas dissociable de la prière, et qu’il n’est bon qu’inscrit dans la prière dont le premier devoir est le jour du Seigneur.[22] Le repos dominical reprend la tradition du sabbat tel qu’il était prévu par Dieu. La question du travail le dimanche est reprise aujourd’hui par certains gouvernements, qui ne comprenant plus sa signification spirituelle, risquent de le permettre de plus en plus. Nous avons là l’exemple d’une structure de péché : les péchés personnels de non-sanctification du dimanche, vont être institutionnalisés, entraînant à leur suite de nombreuses âmes dans le péché. Les lois actuelles, qui tendent à permettre de plus en plus le travail du dimanche, doivent être condamnées avec la plus grande fermeté.

L’homme par son travail ne coopère pas qu’à l’œuvre créatrice de Dieu, il coopère aussi à l’œuvre rédemptrice du Christ.[23] Par conséquent, le travail est aussi le lieu privilégié de l’apostolat et de la prière. En effet, le chrétien peut par la pratique des vertus, associée à la prédication, être un instrument important d’évangélisation. En ce qui concerne la prière, chaque personne peut offrir par une petite prière rapide son travail en arrivant dans son entreprise, ainsi que toutes les difficultés de la journée suivant notre définition de la prière : “La prière est un entretien personnel et communautaire, qui devrait être constant, de l’âme avec Dieu, où l’âme communique avec la Très Sainte Trinité présente au plus intime de son être, soit par des paroles ou soit par le langage silencieux et amoureux du cœur. Elle Lui exprime ses désirs, ses joies, ses peines et ses sentiments en toute simplicité, respect et humilité, et Dieu lui répond d’une manière mystérieuse afin de lui transmettre ses nombreuses grâces et de lui faire connaître sa divine volonté, l’immensité de sa miséricorde et son amour infini.”[24] Tout travail n’exige pas une attention complète, et par conséquent nous laisse une partie de notre esprit libre. Et là rien n’empêche de dire une petite prière.

Par le travail, nous devrions pratiquer la vertu de justice et la vertu de charité. Le travail est donc un devoir de charité envers notre prochain. En effet, l’homme ne travail pas seul, mais avec le reste de la communauté. Il doit répondre à ces besoins en orientant son travail vers la réalisation du bien commun, et ne pas voir seulement son intérêt particulier. Les autres hommes, surtout notre famille, ont besoin de ce travail pour vivre. De plus notre travail permet d’exercer la charité envers tous : sur le lieu de travail, dans nos familles, par l’aumône, etc. En travaillant pour Dieu et pour les autres, nous nous dépouillons de notre volonté propre et ainsi nous entrons dans l’esprit de pauvreté.

En conclusion, on peut dire que le travail semble apparaître au monde moderne comme un esclavage qu’il faut à tout prix diminuer ou au moins en enlever la pénibilité, pour laisser place aux loisirs qui deviennent pour certaines personnes le but de leur vie. Évidemment, si le travail n’est envisagé que dans sa dimension objective où l’homme est considéré comme un instrument de production et que par rapport à sa rentabilité, cela n’est pas très épanouissant et gratifiant pour la personne. C’est donc une nécessité de rétablir l’équilibre entre le travail et la prière et de replacer le travail dans le cadre de la prière. De plus le travail n’est pas une fin en soi, mais un moyen de faire fructifier les talents que Dieu à mis en nous à la naissance. Redonner la valeur humaine au travail, c’est avant tout le remettre dans le cadre de la prière ; c’est là seulement où la pénibilité du travail peut prendre une dimension co-rédemptrice et être source de très nombreuses grâces.

[1] Jean-Paul II dit : “L’Église trouve dès les premières pages du Livre de la Genèse la source de sa conviction que le travail constitue une dimension fondamentale de l’existence humaine sur la terre” (Encyclique Laborem exercens, n°4, 2).

[2] Jean-Paul II, Encyclique  Laborem exercens, n°4, 2.

[3] Encyclique Rerum novarum, n°7.

[4] Cf. Pie XII Radio Message de Noël 1942.

[5] Cf. Pie XII Radio Message du 1/6/1941, n°19-20 ; cf. Jean-Paul II Encyclique Laborem exercens, n.16, 1-2.

[6] Encyclique Laborem exercens, préambule.

[7] Cf. Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n.35, 1.

[8] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n.6, 2.

[9] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n.9, 3.

[10] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n.12, 1.

[11] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n.12, 4-5.

[12] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n.13, 1.

[13] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n.15, 2.

[14] Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra, n°92.

[15] Cf. Jean-Paul II, Message à la Conférence Internationale du Travail 15/6/1982, n.6.

[16] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n°10, 2.

[17] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n°10, 1.

[18] Pie XI, Encyclique Quadragesimo anno, n.75-76.

[19] Pie XI, Encyclique Quadragesimo anno, n.77-81 ; cf. Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra n.71 ; cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem Exercens, n.19.

[20] cf. Jean-Paul II, Encyclique Laborem exercens, n.19.

[21] Cf. Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n.34, 2 et 67, 2.

[22] Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra, n.249 et 253.

[23] Cf. Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n.67, 2.

[24] Abbé M.-A. Fontelle, L’homme et la prière, éd. Téqui, Paris, 1997, p. 153.

Père Marc-Antoine FONTELLE




Les droits et les devoirs d’état de l’Homme

I. Droits de l’homme ou droits de Dieu ?

Droits de l’homme ou droits de Dieu ? Cette question résume la difficulté du sujet. En effet, les droits de l’homme font l’objet d’un combat idéologique, où l’athéisme contemporain et les ennemis de l’Église essayent de substituer la dépendance de l’homme envers Dieu, par une exaltation de la liberté et de l’indépendance contre Dieu. Face à ce combat contre les puissances des ténèbres, l’Église essaye de reprendre ces valeurs objectives, reconnues universellement, pour leur donner un sens chrétien, et ainsi faire comprendre aux âmes éloignées du Christ, que ces droits ne sont que des moyens pour accomplir nos devoirs envers notre Créateur : “Les droits de l’homme, on en parle et on en discute beaucoup aujourd’hui, on le fait avec passion, parfois avec colère, presque toujours en ayant en vue une plus grande justice effective ou présumée. Ces revendications ne semblent pas toutes raisonnables ou réalisables, car elles sont parfois inspirées par des emballements individualistes ou une utopie anarchique, quelques-unes sont moralement inadmissibles. Mais, dans l’ensemble, en tant qu’aspiration et tension vers une plus haute espérance, cet intérêt accru pour un espace de liberté et de responsabilité plus favorable à la personne est un fait positif qu’il faut encourager ; l’Église le suit et veut le suivre avec sympathie, tout en lui apportant, selon sa mission, la lumière et les éclaircissements nécessaires.”[1]

Le discours sur les droits de l’homme est très passionné, avec une logique dialectique qui laisse comme alternative : soit on est pour les droits de l’homme définis par des idéologues athées et c’est bien, soit on est contre, et alors on commet un crime contre l’humanité. Le piège est de se laisser prendre par cette logique dialectique. L’Église, refusant les différents courants idéologiques, se met hors de cette dialectique, en reprenant ce qu’elle a toujours enseigné et ce qu’il y a de bon et de vrai dans ces droits de l’homme, mais en rejetant le mauvais, pour donner le sens final de tout cela : l’homme créé par et pour Dieu, vivant en Dieu, et allant vers Dieu : “En cette vie et dans l’autre, l’homme n’a que Dieu pour fin dernière ; par la grâce sanctifiante, il est élevé à la dignité de fils de Dieu et incorporé au Royaume de Dieu dans le Corps mystique du Christ. C’est pourquoi Dieu l’a doté de prérogatives nombreuses et variées : le droit à la vie, à l’intégrité du corps, aux moyens nécessaires à l’existence ; le droit d’association, de propriété et le droit d’user de cette propriété.”[2]

L’Église a toujours su garder l’équilibre entre les droits et les devoirs. Cet équilibre a permis la christianisation en profondeur des institutions : “Et pourtant la religion chrétienne, à peine avait-elle pénétré les mœurs et les institutions des sociétés, leur avait préparé par sa divine vertu de précieuses garanties d’ordre public et de stabilité. Parmi les premiers et les plus grands de ses bienfaits, il faut placer ce juste et sage tempérament de droits et de devoirs qu’elle a su déterminer entre les souverains et les peuples. C’est qu’en effet, les préceptes et les exemples du Christ ont une efficacité merveilleuse pour contenir dans le devoir aussi bien ceux qui obéissent que ceux qui commandent, et pour produire entre eux cette harmonie, ce concert des volontés qui est conforme aux lois de la nature et qui assure le cours paisible et régulier des choses publiques.”[3] Saint Augustin dit admirablement : “Elle (l’Église) dit aux rois de se dévouer aux peuples, elle dit aux peuples de se soumettre aux rois, montrant ainsi que tous les hommes n’ont pas tous les droits, mais que la charité est due à tous et l’injustice à personne.”[4]

II. La triste réalité des faits

a. Les droits de l’homme en 1789 et 1948

L’origine des droits de l’homme remonte au XVIIe siècle avec le philosophe anglais John Locke. La notion de droits de l’homme s’est développée avec les philosophes des lumières au XVIIIe siècle. La première formulation se trouve dans la Déclaration d’indépendance des États Unis d’Amérique en 1776. La Révolution française opéra une véritable fracture avec la Déclaration précédente, puisque pour la première fois, Dieu en était exclu. La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, avec toutes les conséquences funestes que nous connaissons, n’a pas surgi du néant. Mais, bien au contraire, elle est le sommet de tout un courant de pensée qui s’est développé petit à petit depuis Guillaume d’Occam avec le nominalisme.

1. La Déclaration de 1789

Les droits de l’homme dont parle l’Église n’ont ni la même signification ni le même fondement que notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les catholiques reprochent à cette Déclaration :

  1. de n’avoir parlé que de droits mais pas des devoirs correspondant ;

  2. d’avoir fondé ces droits sur la nature de l’homme en tant que sujet absolu, isolant l’individu en face de l’État dans la méconnaissance des corps intermédiaires (famille, professions, etc.);

  3. d’avoir ignoré Dieu, réserve faite de la référence initiale de la Déclaration “faite en présence de l’Être suprême”.

Nous pouvons ajouter à cela que les législateurs, en promulguant chaque article, visaient expressément la destruction d’une des lois fondamentales de l’Ancien Régime, de telle manière que la promulgation de cette Déclaration condamnait à la disparition immédiate la Monarchie et l’Église. L’histoire, qui a suivi dès le mois de septembre avec les premières lois contre l’Église, en est la preuve absolue. Cette Déclaration n’avait qu’une seule finalité : la destruction d’une certaine organisation de la société au profit d’une autre. Elle est la synthèse des idées politiques issues de la philosophie des lumières. Ce courant philosophique ayant laissé place au XIXe siècle à l’empirisme politique, l’idéologie des droits de l’homme va disparaître de la pensée politique jusqu’à la première partie du XXe siècle.

2. La Déclaration de 1948

Le cadre historique est bien différent de celui de 1776 et de 1789. L’Europe sort de la seconde guerre mondiale et de la grande crise économique des années trente. Elle prend alors conscience qu’il faut réagir contre les dictatures qui détruisent la paix et que le meilleur moyen de réagir est celui de prévenir. Cette prévention se fait par une Déclaration complète des droits de l’homme qui rejoint d’assez près la loi naturelle et que tous les États membres de l’O.N.U. doivent mettre en application. Nous sommes loin de l’esprit révolutionnaire de 1789. Cependant, nous pouvons toujours déplorer l’absence de la notion de devoirs, qui fait que l’homme est absolutisé, et la faible référence à Dieu.

Jean XXIII nous dit à propos de cette Déclaration : “Un des actes les plus importants accomplis par l’O.N.U. a été la Déclaration universelle des droits de l’homme, approuvée le 10 décembre 1948 par l’assemblée générale des Nations Unies. Son préambule proclame comme objectif commun à promouvoir par tous les peuples et toutes les nations la reconnaissance et le respect effectifs de tous les droits et libertés énumérés dans la Déclaration. Nous n’ignorons pas que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées. Cependant, nous considérons cette Déclaration comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale. Cette Déclaration reconnaît solennellement à tous les hommes, sans exception, leur dignité de personne ; elle affirme pour chaque individu ses droits de rechercher librement la vérité, de suivre les normes de la morale, de pratiquer les devoirs de justice, d’exiger des conditions de vie conformes à la dignité humaine ainsi que d’autres droits liés à ceux-ci. Nous désirons vivement que l’Organisation des Nations Unies puisse de plus en plus adapter ses structures et ses moyens d’action à l’étendue et à la haute valeur de sa mission. Puisse-t-il arriver bientôt le moment où cette Organisation garantira efficacement les droits de la personne humaine, ces droits qui dérivent directement de notre dignité naturelle, et qui, pour cette raison, sont universels, inviolables et inaliénables.”[5]

b. Les droits de l’homme aujourd’hui ?

Jean-Paul II nous dit à propos des droits de l’homme aujourd’hui et de leurs bienfaits : “La première note positive est que beaucoup d’hommes et de femmes ont pleinement conscience de leur dignité et de celle de chaque être humain. Cette prise de conscience s’exprime, par exemple, par la préoccupation partout plus vive pour le respect des droits humains et par le rejet le plus net de leurs violations. On en trouve un signe révélateur dans le nombre d’associations privées instituées récemment, certaines ayant une dimension mondiale, et presque toutes ayant pour fin de suivre avec un grand soin et une louable objectivité les événements internationaux dans un domaine aussi délicat. Sur ce plan, on doit reconnaître l’influence exercée par la Déclaration des droits de l’homme promulguée il y a presque quarante ans par l’Organisation des Nations Unies. Son existence même et le fait qu’elle ait été progressivement acceptée par la communauté internationale sont déjà le signe d’une prise de conscience qui va en s’affermissant. Il faut en dire autant, toujours dans le domaine des droits humains, pour les autres instruments juridiques de cette même Organisation des Nations Unies ou d’autres organismes internationaux. La prise de conscience dont nous parlons n’est pas seulement le fait des individus mais aussi des nations et des peuples, qui, comme entités dotées d’une identité culturelle déterminée, sont particulièrement sensibles à la conservation, à la libre gestion et à la promotion de leur précieux patrimoine.”[6]

Même si éviter le mal ne signifie pas faire le bien, il faut reconnaître les points positifs des droits de l’homme. Au nom de ces droits, nous avons vu tout au long des années 80 et début 90 tomber plusieurs dictatures marxistes. Et cela est un bien objectif surtout là où les violations de ces mêmes droits étaient les plus importantes. Cependant, les mêmes personnes qui prétendent défendre les droits de l’homme, se servent d’eux dans un véritable combat idéologique et politique pour arriver à leur fin. C’est ainsi, qu’au nom des droits de l’homme, il fallut massacrer des dizaines de milliers de personnes pendant la Révolution française. Au nom de ces mêmes droits, il fallut décoloniser afin de remplacer l’influence chrétienne par de sombres dictatures marxistes sous couvert de démocratie. Les exemples ne manquent pas pour nous faire prendre conscience que ces droits sont l’enjeu d’un combat idéologique contre toutes les valeurs chrétiennes. Le résultat de la victoire de ces droits, c’est la ruine morale, sociale et religieuse des mêmes pays qui ne jugent et ne jurent que par eux. Il est assez intéressant de se pencher d’un peu plus près sur la vie des hommes politiques qui ne parlent que des droits de l’homme. Le constat est similaire dans tous les pays : corruption, meurtre, etc.

III. De quels droits et de quels devoirs s’agit-il pour l’Église ?

a. L’Église face aux droits de l’homme

Les droits de l’homme n’ont rien de nouveau ni d’original, à part avoir été rédigés pour combattre l’Église. Ce sont des valeurs tirées de la loi naturelle, que l’Église a toujours véhiculées et transmises partout où elle évangélise. Dans tous les pays chrétiens, jamais il ne s’est fait sentir le besoin de faire des Déclarations de droit de l’homme, puisque par la pratique religieuse, la personne humaine était reconnue à sa juste valeur, mise à sa juste place au sein de la création. Ce n’est qu’avec la révolte des hommes contre Dieu et son Église, qu’est apparu le mépris de l’homme par l’homme. Là où Dieu n’est pas adoré, la dignité de la personne humaine y est bafouée.

L’Église estime avoir le devoir de proclamer et défendre les droits de l’homme. Elle considère que la défense de la dignité humaine contre toutes formes d’agression morale ou physique, fait partie de sa mission spécifique de conduire les âmes à Dieu au travers des réalités terrestres : “L’Église, pour sa part, a reçu de son fondateur Jésus-Christ le devoir de proclamer la dignité de toutes les personnes en tant qu’enfants de Dieu. Elle n’a pas manqué, au cours de ces quarante années, de réaffirmer les fondements transcendants des droits humains et d’encourager les actions dynamiques menées en notre temps pour promouvoir ces droits. Selon l’enseignement de l’Église, les droits de l’homme sont fondés en Dieu Créateur ; il a doté toute personne d’intelligence et de liberté ; il a voulu que l’organisation de la société soit mise au service de l’homme.”[7]

L’Église a repris une notion chère à nos contemporains pour en redéfinir le véritable sens chrétien et par ce moyen évangéliser ainsi que favoriser les bonnes institutions et condamner les mauvaises. Il est remarquable de voir tout l’effort que l’Église a mis en œuvre pour inscrire les droits de l’homme, selon une définition catholique, dans les mentalités des personnes qui ne les respectaient pas, au point de leur donner tellement mauvaise conscience, qu’une révolution non sanglante a eu lieu, en partie à cause de cela, dans les pays de l’Est. L’Église, sous l’inspiration du Saint Esprit, a déployé toute une pédagogie qui se voulait toucher les consciences perverties, dans leurs points les plus sensibles, c’est-à-dire les droits de l’homme, où ils mettent tous leur orgueil à être les champions de leur respect : “Un autre fait mérite d’être souligné : à peu près partout, on est arrivé à faire tomber un tel ‘bloc’, un tel empire, par une lutte pacifique, qui a utilisé les seules armes de la vérité et de la justice. Alors que, selon le marxisme, ce n’est qu’en poussant à l’extrême les contradictions sociales que l’on pouvait résoudre dans un affrontement violent, les luttes qui ont amené l’écroulement du marxisme persistent avec ténacité à essayer toutes les voies de la négociation, du dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel à la conscience de l’adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité humaine.”[8]

On pourrait croire que l’Église a changé de doctrine entre la condamnation de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et sa position actuelle. Les mentalités et le contexte sont différents : d’un côté il y a une exaltation de l’homme et la volonté d’enlever Dieu de la vie quotidienne, de l’autre côté, on rappelle la loi naturelle sous forme de droits accompagnés de devoirs pour essayer de ramener à la raison les hommes qui ignorent leur Créateur. L’Église refuse toujours les théories philosophiques ou idéologiques erronées. Elle rejette avec la même force l’exaltation de la personne, l’absolutisation des droits aux dépens du juste culte que toute créature doit rendre à Dieu.

Les Papes ne se réfèrent pas à la déclaration de 1789 mais à celle de 1948, car elle tend à exprimer la loi naturelle ; elle la complète par une anthropologie christologique et une insistance sur les devoirs que réclame le respect de ces droits. Elle réajuste constamment cette notion de droits de l’homme pour en faire un instrument d’évangélisation : “Jusqu’ici nous avons rappelé une suite de droits de nature. Chez l’homme, leur sujet, ils sont liés à autant de devoirs. La loi naturelle confère les uns, impose les autres ; de cette loi ils tiennent leur origine, leur persistance et leur force indéfectible. Ainsi, par exemple, le droit à la vie entraîne le devoir de se conduire avec dignité ; au droit de chercher librement le vrai répond le devoir d’approfondir et d’élargir cette recherche. Dans la vie en société, tout droit conféré à une personne par la nature crée chez les autres un devoir, celui de reconnaître et de respecter ce droit. Tout droit essentiel de l’homme emprunte en effet sa force impérative à la loi naturelle qui le donne et qui impose l’obligation correspondante. Ceux qui, dans la revendication de leurs droits, oublient leurs devoirs ou ne les remplissent qu’imparfaitement, risquent de démolir d’une main ce qu’ils construisent de l’autre. Êtres essentiellement sociables, les hommes ont à vivre les uns avec les autres, et à promouvoir le bien les uns des autres. Aussi l’harmonie d’un groupe réclame-t-elle la reconnaissance et l’accomplissement des droits et des devoirs. Mais en outre chacun est appelé à concourir généreusement à l’avènement d’un ordre collectif qui satisfasse toujours plus largement aux droits et aux obligations. Ainsi, il ne suffit pas de reconnaître et de respecter le droit de l’homme aux moyens d’existence ; il faut s’employer, chacun selon ses forces, à les lui procurer en suffisance. La vie en société ne doit pas seulement assurer l’ordre ; elle doit apporter des avantages à ses membres. Cela suppose la reconnaissance et le respect des droits et des devoirs, mais cela demande de plus la collaboration de tous selon les multiples modalités que le développement actuel de la civilisation rend possibles, désirables ou nécessaires.”[9]

b. Tout droit oblige l’accomplissement d’un devoir

Pour mieux comprendre la pensée de l’Église sur le sujet, nous devons expliquer en deux mots la notion même de droit. Le droit se définit par rapport à la justice et en est son objet propre. Le droit vient du latin jus, c’est-à-dire ce qui est juste. En d’autres termes, le droit consiste à permettre l’exercice de la justice qui est de rendre à chacun ce qui lui est dû, ce qui est juste pour lui.

La première expression de la justice s’exprime dans la vertu de religion qui ordonne nos relations à Dieu sachant bien qu’il n’y a pas d’égalité parfaite entre Dieu et l’homme et que ce dernier ne peut que faire de son mieux pour s’acquitter de ses devoirs envers Dieu. Par conséquent, Dieu possède des droits en tant que Créateur. Par contre, la créature n’a que des devoirs envers son divin Créateur. Mais Dieu, dans son infinie bonté, a donné à l’homme un certain nombre de droits de nature correspondant à ses devoirs pour lui permettre de mieux les accomplir. Ces droits ne sont pas une invention des hommes, mais un don gratuit de Dieu. Saint Thomas parle du droit naturel, non pas dans la perspective de droit individualiste et égoïste, mais dans le cadre de la vertu de justice en relation avec le prochain. Ce qui revient à dire que la notion de droit est étroitement liée à l’accomplissement des devoirs correspondants. Uniquement dans cette perspective, nous pouvons comprendre la notion de droits de l’homme puisqu’ils sont considérés comme des moyens pour accomplir nos devoirs et ainsi rendre un culte véritable à Dieu.

Paul VI nous dit qu’à chaque droit correspond un devoir et que la dissociation des deux est la source de nombreux maux dans la société : “À chacun des droits correspond des devoirs, aussi nombreux et aussi importants, et nous les affirmons avec une égale vigueur et une même détermination, car toute séparation des droits et des devoirs correspondants serait une cause de déséquilibre et aurait des répercussions négatives pour la vie sociale. Pour cette raison, il convient de rappeler que la réciproque entre droits et devoirs est essentielle : les seconds découlent des premiers, et vice-versa. … L’Église sait et doit rappeler à tous que toute atteinte aux droits de l’homme et toute omission des devoirs correspondants sont, à titre égal, une violation grave de la loi suprême de l’amour.”[10]

Tous ces droits sont la conséquence des devoirs de notre nature, dont les premiers sont envers Dieu. De ce fait, il ne peut y avoir de réels droits de l’homme qui n’ont leurs racines dans les devoirs de l’homme envers Dieu : “Dès que l’État refuse de donner à Dieu ce qui est à Dieu, il refuse, par une conséquence nécessaire, de donner aux citoyens ce à quoi ils ont droit comme hommes ; car, qu’on le veuille ou non, les vrais droits de l’homme naissent précisément de ses devoirs envers Dieu.”[11] En effet, il serait illusoire et vain de parler des droits de l’homme, si on ne se tournait pas vers leur unique source, Dieu : “Les droits de l’homme n’ont de vigueur en réalité que là où sont respectés les droits imprescriptibles de Dieu, et l’engagement à l’égard des premiers est illusoire, inefficace et peu durable s’ils se réalisent en marge ou au mépris des seconds.”[12] En d’autres termes, les droits de Dieu et les droits de l’homme ne peuvent pas s’opposer, si ces derniers sont réels : “Le service de Dieu et le service des hommes, le droit de Dieu et le droit des hommes ne peuvent s’opposer… La découverte de la seigneurie de Dieu conduit à la découverte de la réalité de l’homme. Si nous reconnaissons le droit de Dieu, nous serons capables de reconnaître le droit des hommes.”[13]

Le drame actuel est de ne pas parler des droits de Dieu : “On entend beaucoup parler, aujourd’hui, des droits de l’homme. Dans de très nombreux pays, ils sont violés. Mais on ne parle pas des droits de Dieu. Et pourtant, droits de l’homme et droits de Dieu sont étroitement liés. Là où Dieu et sa loi ne sont pas respectés, l’homme non plus ne peut pas faire prévaloir ses droits. Nous l’avons constaté en toute clarté à la lumière du comportement des dirigeants nationaux-socialistes. Ils ne se souciaient pas de Dieu et persécutaient ses serviteurs ; et c’est ainsi qu’ils ont traité inhumainement les hommes à Dachau, aux portes de Munich, comme à Auschwitz, aux portes de mon ancienne résidence épiscopale de Cracovie. Aujourd’hui encore vaut ce principe : les droits de Dieu et les droits de l’homme sont respectés ensemble ou ils sont violés ensemble. Notre vie ne sera en bon ordre que si nos rapports avec Dieu sont en bon ordre.”[14]

Jean-Paul II relie ces droits et devoirs à trois éléments constitutifs de la nature de l’homme : la famille, la patrie, la culture, ce qui revient à dire que ces devoirs sont toujours reliés au bien commun. Dans ces devoirs, il y a une hiérarchie qui ordonne nos actes à la vertu de justice. Cependant, le regard chrétien sur le monde doit reconnaître que tout nous vient de Dieu et donc que les droits que nous avons sont à relativiser ; nous sommes envoyés en mission là où Dieu nous a mis suivant nos talents à faire fructifier et ainsi tout rendre à Dieu dans un acte d’offrande de sa propre personne.

IV. Sources et fondements des devoirs et des droits de l’homme : Dieu

Le fondement de ces droits et devoirs est la dignité de la personne humaine créée à l’image et à la ressemblance de Dieu. La source de ces droits et devoirs, est d’une part la nature même de la personne, ceci revient à dire que la source en est la loi naturelle, et d’autre part la Rédemption, qui fait des hommes qui acceptent d’honorer, de louer et de servir Dieu, des enfants et amis de Dieu : “Par là même il est sujet de droits et de devoirs découlant, les uns des autres, ensemble et immédiatement, de sa nature ; ainsi sont-ils universels, inviolables, inaliénables. Si nous considérons la dignité humaine à la lumière des vérités révélées par Dieu, nous ne pouvons que la situer bien plus haut encore. Les hommes ont été rachetés par le sang du Christ Jésus, faits par la grâce enfants et amis de Dieu et institués héritiers de la gloire éternelle.”[15]

V. Les concepts de droits et devoirs de l’homme sont impuissants à agir par eux-mêmes

Depuis une cinquantaine d’années, la société occidentale ne vit plus que par et pour les droits de l’homme. Tous les hommes s’en réclament, et au nom de ces mêmes droits, les uns tuent, les autres nient Dieu, les troisièmes protègent les animaux, etc. ! En même temps qu’on proclame le droit à la vie, on emprisonne des personnes manifestant contre l’avortement ! De même qu’on proclame les droits de l’enfant tout en facilitant le divorce et en encourageant le travail des mères de famille ! Tout homme de bon sens se rend compte qu’il s’agit de droits illusoires, car impuissants à transformer le monde, mais légitimant tous les abus. Peut-être que certains hommes pensent avoir tout dit et avoir agi en proclamant le droit au travail, mais est-ce que cela contribue à faire diminuer le nombre de chômeurs ? On peut ainsi prendre tous les droits décrits dans les différentes Déclarations. On constate ainsi que des intellectuels ont mis sur papier un bel idéal, mais cela ne va pas plus loin. Pourquoi ? La réponse est simple : nous avons des droits pris dans l’absolu, mais déconnectés de la réalité et impuissants à agir par eux-mêmes. Allez dire à un Éthiopien qu’il a le droit de vote, je ne sais ce qu’il va vous répondre, mais en tout cas il aura toujours faim et le discours sur la démocratie ne lui remplira pas l’estomac.

Il est bien de mettre par écrit un idéal vers lequel on doit tendre et de s’engager à le respecter, mais c’est en vain si les mêmes qui ont élaboré ces Déclarations des droits de l’homme ne prennent pas les bons moyens pour les faire appliquer et respecter : “Si cette Déclaration de 1948 a pu soulever des objections et faire l’objet de réserves justifiées, comme le relevait le Pape Jean XXIII, nul doute cependant qu’elle ait marqué un pas important vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale, comme le soulignait également avec joie l’inoubliable pontife… Qui ne le voit ? Immense est le chemin à parcourir pour mettre en œuvre ces déclarations d’intention, pour traduire les principes dans les faits, pour éliminer de si nombreuses et constantes violations de principes justement proclamés universels, inviolables… Comment assurer les droits fondamentaux de l’homme lorsqu’ils sont bafoués ? Comment intervenir pour sauver la personne humaine, partout où elle est menacée ? Comment faire prendre conscience aux responsables qu’il s’agit là d’un patrimoine essentiel de l’humanité, que nul ne peut impunément léser, sous aucun prétexte, sans attenter à ce qu’il y a de plus sacré chez un être humain, et sans ruiner par là les fondements de la vie en société ? Tous ces problèmes sont graves et l’on ne peut se le dissimuler : il serait vain de proclamer des droits si l’on ne mettait pas en même temps tout en œuvre pour assurer le devoir de les respecter, par tous, partout et pour tous. Parler des droits de l’homme, c’est affirmer un bien commun de l’humanité, c’est travailler à construire une communauté fraternelle, c’est œuvrer pour un monde où chacun soit aimé et aidé comme son prochain, son frère.”[16]

L’Église ne voit pas ces droits comme une réalité toute faite, mais à faire. Elle ne pourra se réaliser que si les personnes et en particulier les gouvernements prennent conscience de l’obligation de respecter les droits d’autrui et d’aider autrui à l’obtention de ces droits et à l’accomplissement de ses devoirs. Le respect de ces droits a au moins le mérite d’éviter les pires barbaries telles qu’on peut encore le constater aujourd’hui dans certains pays. D’où l’importance que l’Église attache à leur promotion et à leur respect. En effet, il ne peut y avoir de développement humain authentique et une bonne évangélisation dans un climat de barbarie générale. Il faut une certaine paix sociale pour le développement matériel et spirituel de la société. Chaque personne sera jugée, après la mort, par Jésus-Christ sur ses devoirs d’état, sur la façon dont elle les aura accomplis et avec quel amour elle aura travaillé.

Un grave danger de notre société moderne est de nous faire oublier nos devoirs d’état premiers, et de nous sensibiliser sur ce qui devrait être secondaire pour nous. Les médias nous sensibilisent sur la pauvreté des pays en voie de développement et c’est très louable ; par contre ils taisent facilement la pauvreté matérielle et surtout spirituelle de millions de personnes dont certaines, proches de nous, habitent dans notre immeuble, dans notre quartier, dans notre village et même dans notre famille. De même, on parle de l’éducation et des moyens scolaires à mettre en œuvre, mais on oublie de rappeler que le premier devoir d’état de chacun s’accomplit dans sa famille et que l’éducation réelle de la personne se fait à la maison par les parents. C’est pourquoi saint Pie X disait déjà au début du siècle : “La question sociale sera bien près d’être résolue lorsque les uns et les autres, moins exigeants sur leurs droits naturels, rempliront plus exactement leurs devoirs.”[17]

Nous pouvons conclure ces paragraphes avec ces paroles de Jean-Paul II : “L’être humain n’est totalement libre que lorsqu’il est lui-même, dans la plénitude de ses droits et de ses devoirs : on doit en dire autant de la société tout entière. L’obstacle principal à surmonter pour une véritable libération, c’est le péché et les structures qui en résultent au fur et à mesure qu’il se multiplie et s’étend.”[18]

[1] Paul VI, Discours au Corps diplomatique, le 14/1/1978.

[2] Pie XI, Encyclique Divini Redemptoris, n°27.

[3] Léon XIII, Encyclique Diuturnum illud.

[4] De morib. Eccl., Livre I, ch. 30.

[5] Encyclique Pacem in terris, n°143-145.

[6] Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°26.

[7] Jean-Paul II, discours au président de l’Assemblée générale de l’O.N.U. le 6/12/1988.

[8] Jean-Paul II, Encyclique Centesimus annus, n°23.

[9] Jean XXIII, Encyclique Pacem in Terris, n°28-33.

[10] Message pour la 10ème journée mondiale des moyens de communication sociale le 11/4/1976.

[11] Léon XIII, Encyclique Au milieu des sollicitudes, 16/2/1892.

[12] Jean-Paul II, Lettre aux Évêques du Brésil le 10/12/1980.

[13] Jean-Paul II, Discours au C.E.L.A.M. le 2/7/1980.

[14] Jean-Paul II, Discours à Munich le 3/5/1987.

[15] Jean XXIII, Encyclique Pacem in terris, n°9-10.

[16] Message à la Conférence de Téhéran, le 15/4/1968.

[17] Lettre Notre charge apostolique du 25/8/1910.

[18] Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°46.

Père Marc-Antoine FONTELLE




L’État et la vie politique

Depuis l’Antiquité, l’Église s’est élevée contre les abus des gouvernants et a cherché à encourager toutes les personnes de bonne volonté à œuvrer pour la justice sociale. De fait, il n’y a pas de société idéale, de système préconçu qu’il faudrait appliquer pour avoir un bonheur temporel véritable. La forme du gouvernement n’est pas une fin en soi ; elle n’est qu’un moyen en vue d’une fin supérieure qui est d’ordre surnaturel, la vie éternelle. C’est pourquoi l’Église n’a pas de préférence pour telle ou telle forme de gouvernement, elle renvoie cela au choix libre et éclairé des hommes, car ce n’est pas son domaine comme le rappelle Jean-Paul II : “Elle (l’Église) ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l’homme soit dûment respectée et promue, et qu’Elle-même se voit laisser l’espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde” (Encyclique Sollicitudo rei socialis, n.41). Le rôle de l’Église n’est pas de faire de la politique, mais de veiller à ce que les gouvernements, qui peuvent avoir diverses formes suivant les lieux, les époques et les hommes, respectent la loi naturelle et la primauté de l’Église dans le domaine surnaturel.

L’Église ne veut pas s’ingérer dans l’organisation pratique des institutions afin de bien respecter la séparation du temporel et du spirituel. Suivant les circonstances de temps et de lieu, les institutions peuvent changer pourvu que la vie chrétienne n’en soit pas détruite. C’est pour cela que la séparation des pouvoirs telle que nous la vivons dans nos démocraties modernes ne semble pas contraire aux principes chrétiens.

Les profondes transformations du XXe siècle, font actuellement incliner le magistère ordinaire, à reconnaître la démocratie comme la meilleure forme de gouvernement. Mais de quelle démocratie s’agit-il ? Cette reconnaissance porte sur le mode d’avènement au pouvoir du chef de l’État, mais en aucun cas remet en question la doctrine sur l’origine de l’autorité et sa finalité. Il s’agit seulement de la sagesse prudentielle de notre Mère l’Église compte tenu de la situation actuelle de la société. La démocratie demande obligatoirement un certain degré de maturité parmi les citoyens. La difficulté du problème ne réside pas dans le droit de participation à la vie publique (cf. Gaudium et spes, n°75, 6), mais dans la maturité qui permet cette participation.

Par conséquent, pour l’instauration d’une vraie démocratie, il faut un peuple mûr, conscient de ses devoirs et de ses droits sur une base de justice vivifiée par la charité, un peuple conscient de la dignité et de la vocation de l’homme à aimer son Créateur. Par contre, une démocratie avec un peuple n’ayant pas assez de maturité, conduit inévitablement à la décadence des mœurs voire à l’injustice et au non respect de la vie.

Notre réflexion doit plus se porter sur ce degré de maturité que sur la forme des institutions en elle-même. Comment acquérir ce degré de maturité ? La réponse n’est pas simple, mais nous pouvons en donner quelques éléments. Le premier élément de réponse doit se prendre dans la connaissance et la conscience de ce qu’est l’autorité de la part de ceux qui se proposent pour exercer une fonction de gouvernement. Le second élément de réponse doit se prendre dans la formation des personnes pour qu’ils ne choisissent pas n’importe qui, mais qu’ils puissent juger de la bonté d’un programme politique et de l’intégrité de ceux qui se proposent de l’appliquer.

Il faut donc revenir à l’essentiel : toute autorité vient de Dieu, car toute autorité appartient à Dieu. En effet, Dieu gouverne l’univers et la parcelle d’autorité dont sont revêtus les gouvernements n’est qu’une participation à ce grand gouvernement divin. Pensons toujours aux paroles de Jésus à Pilate : “Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, si cela ne t’avait été donné d’en haut” (Jn. 19, 11). Cependant, l’autorité humaine n’est pas absolue, elle est relative à Dieu. Rien sur terre n’est absolu ; il n’y a que Dieu qui soit l’Absolu. De fait, toute autorité terrestre a deux grandes limites :

  1. La première est sa dépendance par rapport à Dieu. L’autorité venant de Dieu, le droit et les décisions gouvernementales prennent donc leur racine en Dieu, puisqu’ils émanent de cette même autorité, Dieu. Il existe actuellement une grave erreur, le positivisme juridique, qui consiste à faire du droit une discipline à part, ayant sa source et sa justification propre en elle-même. Le droit n’est plus dépendant de l’autorité venant de Dieu, ni finalisé par la fin de l’homme qui est Dieu. Le droit devient ainsi un moyen neutre, ayant sa logique interne, au service de celui qui prend le pouvoir au grés des idéologies ambiantes. Peu importe si le droit doit servir à faire le bien ou au contraire le mal. Nous sommes bien loin de la définition du droit qui consiste justement à rendre à chacun son dû, qui consiste à établir la justice par la charité en respectant la personne humaine de sa conception jusqu’à son dernier souffle. Néanmoins, avec la multiplication des normes juridiques, plus ou moins bien-fondées et ayant une application qui relève parfois plus de l’arbitraire que de l’équité, nous avons là l’occasion de pratiquer la vertu d’obéissance, de progresser dans l’humilité et dans les trois vertus théologales. La vie quotidienne peut devenir ainsi le tremplin d’une vie spirituelle intense. Imaginons un automobiliste respectant scrupuleusement le Code de la route en faisant des actes explicites de foi et de charité à chaque fois qu’il a la possibilité d’enfreindre la loi mais ne le faisant pas par amour de Dieu. Quel trésor de mérites acquiert-il !

  2. La seconde est que l’autorité est un service pour le bien commun en vue d’aider les personnes à vivre vertueusement. Elle n’est en aucun cas une promotion sociale ou un moyen de domination sur les autres. C’est pourquoi cette autorité doit toujours s’exercer dans les limites de la morale exprimée dans le Décalogue. Le gouvernement doit donc servir le bien commun. Il doit, selon la doctrine de saint Thomas d’Aquin, instituer une société où l’on respecte le Décalogue, maintenir les personnes dans ce respect et enfin aider les personnes à progresser dans le bien. Pour cela, il doit faire respecter la justice, mais la justice demande d’être complétée par la solidarité et la charité. Le principe de solidarité s’oppose à tout individualisme ; le principe de subsidiarité s’oppose à tout totalitarisme et collectivisme. Le principe de subsidiarité relève de la justice. Il a pour objectif de faire participer le plus possible les membres d’une communauté, selon leur capacité, à la réalisation du bien commun, en déléguant les responsabilités et les pouvoirs correspondants.

La désobéissance est toujours quelque chose de dangereux à cause des conséquences qu’elle entraîne pour l’ensemble de la société. C’est pourquoi le Catéchisme de l’Église Catholique est très ferme à ce sujet en nous disant : “Le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. Le refus d’obéissance aux autorités civiles, lorsque leurs exigences sont contraires à celles de la conscience droite, trouve sa justification dans la distinction entre le service de Dieu et le service de la communauté politique. ‘Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu’ (Mt 22, 21). ‘Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes’ (Ac 5, 29). Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus de pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la Loi évangélique. La résistance à l’oppression du pouvoir politique ne recourra pas légitimement aux armes, sauf si se trouvent réunies les conditions suivantes : en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; après avoir épuisé tous les autres recours ; sans provoquer de désordre pires ; qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures” (n.2242-2243). Cependant la désobéissance aux autorités ne doit porter que sur ce qui est contraire aux préceptes divins, mais pour le reste, il n’y a aucune raison de ne pas se soumettre. Le Concile Vatican II rappelle que “Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis par le bien commun ; mais qu’il leur soit cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique” (Gaudium et spes, n.74, 5).

Si nous reprenons les devoirs objectifs d’un état séparé de l’Église, nous trouvons en premier lieu le devoir de permettre à toute personne d’exercer sa liberté de conscience, sa liberté d’adorer Dieu selon sa conscience et de vivre en conformité avec les lois de son culte tant que celles-ci ne son pas contraire à l’ordre public. Le second devoir de l’État est de maintenir et de sauvegarder l’ordre public, ce qui inclus le droit et le devoir de se défendre contre d’éventuels énnemis tant à l’extérieur du pays qu’à l’intérieur de celui-ci. Ce devoir permet ainsi à l’État de se défendre contre ses agresseurs en employant des moyens proportionnés (armée, police, prison, etc.). Le troisième grand devoir de l’État est de protéger la famille dans laquelle la vie est transmise. Dès que la famille est fragilisée, c’est tout l’État qui est fragilisé. Le quatrième grand de voir de l’État est de protéger et favoriser la propriété privée en veillant à une juste répartition des biens suivant le principe de distination universelle des biens. Le cinquième devoir de l’État est d’intervenir, si le besoin s’en fait sentir, dans la vie économique pour éviter les abus et ainsi être toujours au service des personnes les plus humbles et les plus exposées aux injustices.

Nous pouvons conclure avec le Catéchisme de l’Église Catholique : “Les pouvoirs politiques sont tenus de respecter les droits fondamentaux de la personne humaine. Ils rendront humainement la justice dans le respect du droit de chacun, notamment des familles et des déshérités. Les droits politiques attachés à la citoyenneté peuvent et doivent être accordés selon les exigences du bien commun. Ils ne peuvent être suspendus par les pouvoirs publics sans motif légitime et proportionné. L’exercice des droits politiques est destiné au bien commun de la nation et de la communauté humaine. Ceux qui sont soumis à l’autorité regarderont leurs supérieurs comme représentants de Dieu, qui les a institués ministres de ses dons : ‘Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine… Agissez en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur malice, mais en serviteurs de Dieu’ (1 Pe 2, 13. 16). Leur collaboration loyale comporte le droit, parfois le devoir d’exercer une juste remontrance sur ce qui leur paraîtrait nuisible à la dignité des personnes et au bien de la communauté. Le devoir des citoyens est de contribuer avec les pouvoirs civils au bien de la société dans un esprit de vérité, de justice, de solidarité et de liberté. L’amour et le service de la patrie relèvent du devoir de reconnaissance et de l’ordre de la charité. La soumission aux autorités légitimes et le service du bien commun exigent des citoyens qu’ils accomplissent leur rôle dans la vie de la communauté politique. La soumission à l’autorité et à la co-responsabilité du bien commun exigent moralement le paiement des impôts, l’exercice du droit de vote, la défense du pays” (n.2237-2240).

Père Marc Antoine FONTELLE




L’Eucharistie au quotidien

Permettez-moi de commencer cet entretien par quelques versets de la première épître aux Corinthiens de saint Paul (11, 23-32) :

« Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain et, après avoir rendu grâce, le rompit et dit : ‘Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi.’ De même, après le repas, il prit la coupe, en disant : ‘Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; chaque fois que vous en boirez, faites-le en mémoire de moi.’ Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. Ainsi donc, quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du corps et du sang du Seigneur. Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il ne discerne le Corps. Voilà pourquoi il y a parmi vous beaucoup de malades et d’infirmes, et que bon nombre sont morts. Si nous nous examinions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais par ses jugements le Seigneur nous corrige, pour que nous ne soyons point condamnés avec le monde. »

La méditation des sacrements, et plus particulièrement sur l’eucharistie, nous permet de mieux comprendre ce qu’est la vie chrétienne. Le Concile Vatican II déclare que l’eucharistie est « source et sommet de toute la vie chrétienne » (LG 11). « Les autres sacrements ainsi que tous les ministères ecclésiaux et les tâches apostoliques sont tous liés à l’eucharistie et ordonnés à elle. Car la sainte Eucharistie contient tout le trésor spirituel de l’Église, c’est-à-dire le Christ lui-même, notre Pâque » (PO 5). L’eucharistie doit donc être la source, le centre et le sommet de toute vie chrétienne, parce que ce sacrement est le don parfait de l’amour de Dieu pour nous. Tous les sacrements conduisent à l’eucharistie et n’ont de raison que pour l’eucharistie. Le baptême permet à Dieu de régénérer notre âme pour nous permettre de recevoir Jésus dans l’eucharistie. La confirmation nous confère les dons du Saint Esprit pour avoir la force et le courage de vivre en conformité avec l’eucharistie et d’annoncer au monde entier l’amour de Dieu présent dans le sacrement des sacrements. Le sacrement de l’ordre permet de célébrer l’eucharistie pour donner Jésus vrai Dieu et vrai homme à tout le Peuple de Dieu. Le sacrement de réconciliation permet de recevoir la miséricorde de Dieu pour s’approcher de la sainte table de communion après avoir commis un péché grave. Le sacrement de mariage permet à Jésus d’entrer en procession dans le nouveau foyer pour que par l’eucharistie les époux vivent toujours plus chrétiennement selon le projet de Dieu sur leur famille. Enfin, le sacrement des malades permet d’être soutenu dans l’épreuve de la maladie d’une façon toute particulière et de recevoir l’eucharistie pour bien vivre la pâque de notre vie.

On appelle ce sacrement Eucharistie, mais il faut savoir qu’on lui donne aussi d’autres noms signifiant chacun un aspect du sacrement (CEC 1328-1332) :

  • « 1328 Eucharistie parce qu’il est action de grâces à Dieu. Les mots eucharistein (Lc 22, 19 ; 1 Co 11, 24) et eulogein (Mt 26, 26 ; Mc 14, 22) rappellent les bénédictions juives qui proclament – surtout pendant le repas – les œuvres de Dieu : la création, la rédemption et la sanctification. »

  • « 1329 Repas du Seigneur (cf. 1 Co 11, 20) parce qu’il s’agit de la Cène que le Seigneur a pris avec ses disciples la veille de sa passion et de l’anticipation du repas des noces de l’Agneau (cf. Ap 19, 9) dans la Jérusalem céleste.

  • « Fraction du Pain parce que ce rite, propre au repas juif, a été utilisé par Jésus lorsqu’il bénissait et distribuait le pain en maître de table (cf. Mt 14, 19 ; 15, 36 ; Mc 8, 6. 19), surtout lors de la dernière Cène (cf. Mt 26, 26 ; 1 Co 11, 24). C’est à ce geste que les disciples le reconnaîtront après sa résurrection (cf. Lc 24, 13-35), et c’est de cette expression que les premiers chrétiens désigneront leurs assemblées eucharistiques (cf. Ac 2, 42. 46 ; 20, 7. 11). Ils signifient par là que tous ceux qui mangent à l’unique pain rompu, le Christ, entrent en communion avec Lui et ne forment plus qu’un seul corps en Lui (cf. 1 Co 10, 16-17).

  • « Assemblée eucharistique (synaxis) parce que l’Eucharistie est célébrée en l’assemblée des fidèles, expression visible de l’Église (cf. 1 Co 11, 17-34).

  • « 1330 Mémorial de la passion et de la résurrection du Seigneur.

  • « Saint Sacrifice, parce qu’il actualise l’unique sacrifice du Christ Sauveur et qu’il inclut l’offrande de l’Église ; ou encore saint sacrifice de la messe, « sacrifice de louange » (He 13, 15 ; cf. Ps 116, 13. 17), sacrifice spirituel (cf. 1 P 2, 5), sacrifice pur (cf. Ml 1, 11) et saint, puisqu’il achève et dépasse tous les sacrifices de l’Ancienne Alliance.

  • « Sainte et divine Liturgie, parce que toute la liturgie de l’Église trouve son centre et son expression la plus dense dans la célébration de ce sacrement ; c’est dans le même sens qu’on l’appelle aussi célébration des Saints Mystères. On parle aussi du Très Saint Sacrement parce qu’il est le sacrement des sacrements. On désigne de ce nom les espèces eucharistiques gardées dans le tabernacle.

  • « 1331 Communion, parce que c’est par ce sacrement que nous nous unissons au Christ qui nous rend participants de son Corps et de son Sang pour former un seul corps (cf. 1 Co 10, 16-17) ; on l’appelle encore les choses saintes : ta hagia ; sancta (Const. Ap. 8, 13, 12 ; Didaché 9, 5 ; 10, 6) – c’est le sens premier de la « communion des saints » dont parle le Symbole des Apôtres -, pain des anges, pain du ciel, médicament d’immortalité (S. Ignace d’Antioche, Eph. 20, 2), viatique

  • « 1332 Sainte Messe parce que la liturgie dans laquelle s’est accompli le mystère du salut, se termine par l’envoi des fidèles (« missio ») afin qu’ils accomplissent la volonté de Dieu dans leur vie quotidienne. »

Jésus parle de l’eucharistie

Pour bien comprendre l’intention de notre Seigneur dans l’institution de l’eucharistie, il est indispensable de nous replonger dans l’évangile de saint Jean. Dans les chapitres 6 à 12, on trouve 7 grandes affirmations de Jésus : Je suis le pain de vie, je suis la lumière du monde, je suis, je suis la porte, je suis le bon pasteur, je suis le Fils de Dieu, je suis la résurrection. Ces affirmations de Jésus manifestent comment il se donne à nous. On retrouve la logique de l’Agneau (pain de vie, je suis la porte), de l’Époux (lumière du monde, bon pasteur) et du Fils de Dieu (je suis, je suis le Fils de Dieu, je suis la résurrection). Comprenons bien que la misère humaine fondamentale c’est de ne pas avoir de pain ni de toit. L’Agneau de Dieu se présente comme notre abri et notre pain. Jésus se fait le pain des pauvres et leur abri.

Entrons dans la logique du chapitre 6 où Jésus nous révèle qu’il est le pain de vie. Une foule innombrable suit Jésus sans savoir où elle va, sans se soucier de la nourriture. La foule lui fait confiance et accepte le jeûne. Les apôtres ont tendance à critiquer car ils ont faim ; ils ne comprennent pas. De là Jésus peut faire son geste prophétique, car ceux qui sont là ont faim et connaissent la valeur du pain. Jésus redonne la signification du pain au peuple, nourriture fondamentale de l’homme. De plus, il demande au petit enfant de lui offrir ces pains et ces poissons. Jésus se sert de l’offrande d’un enfant pour faire l’eucharistie (c’est la logique du don et de l’offrande). Jésus multiplie en abondance (quantité et qualité). Il est important de revenir à la préparation de cette journée avant d’aborder l’eucharistie (marche au désert, jeûne, offrande et confiance en Jésus). Une fois bien nourrie, la foule veut proclamer Jésus roi, mais d’une royauté temporelle. Jésus refuse cette royauté et part au désert. Pendant ce temps, les apôtres repartent à Capharnaüm. Jésus les rattrape en marchant sur l’eau. Par ce second miracle, Jésus manifeste qu’il est maître de la loi naturelle physique qu’il peut changer. Pendant ce temps-là la foule qui s’était endormie (superbe action de grâce !), cherche Jésus et le trouve près de la synagogue. Jésus leur reproche de le chercher pour des avantages matériels et non pour lui-même. Travaillez non pour la nourriture périssable mais pour la nourriture impérissable, le pain de vie. La fin du travail n’est pas, en fait, la nourriture terrestre, mais l’eucharistie. C’est pour cela que l’on offre le pain et le vin à la messe. L’offertoire permet de transformer le travail de chaque jour qui permet de gagner le pain et le vin, en offrande pour entrer dans l’eucharistie. C’est l’image de Jésus prenant toutes les peines du monde (fruit de la terre et du travail des hommes) sur lui pour les offrir au Père sur l’autel de la Croix.

Dans le discours qui suit (discours sur le pain de vie), en reprenant l’image de la manne, notre Seigneur dit que le Père est celui qui donne le pain, qui donne Jésus au monde. Cette manne donnée gratuitement préfigure le don de l’eucharistie. Il faut vivre divinement de la manne. Le miracle de la manne ne se reproduira pas matériellement, car il faut travailler pour vivre. Jésus se présente comme la nouvelle manne, le pain de vie. Cette manne était donnée chaque jour pour nourrir le peuple. Ici Jésus, à l’image de la manne, se présente comme le pain descendu du ciel pour qu’on ne meurt pas. Ce pain que Jésus veut nous donner c’est sa chair et son sang. Cette affirmation est grandiose. Nous sommes trop souvent blasés d’entendre ces paroles et nous n’y prêtons plus attention, alors que Jésus nous apporte une véritable révolution dans notre vie. Si on accepte de manger cette nourriture, elle nous rassasiera et Dieu sera en nous pour la vie éternelle.

Au lieu de recevoir ces paroles, la foule se met à discuter et refuse de croire. Par le pain de vie Jésus déclare qu’il est le Fils de Dieu et les grandes luttes commencent contre lui. Ces paroles sont trop dures et beaucoup de disciples le quittent. Jésus se tourne vers les apôtres et les interroge. Voulez-vous me quitter ou rester ? Pierre, au nom des autres apôtres, affirme sa fidélité à Jésus même s’il ne comprend pas le sens des paroles. Néanmoins, Jésus parle déjà d’un d’entre eux qui ne croit pas au pain de vie : c’est Judas. Intérieurement il ne croit pas, il refuse de croire au mystère du pain de vie, au mystère de l’eucharistie.

L’institution de l’eucharistie en saint Luc 22 et saint Jean 13.

Saint Luc nous montre que Jésus a institué l’eucharistie à la fin du repas pascal commémorant la libération des hébreux d’Égypte, du peuple d’Israël. Il anticipe la croix au cours de ce dernier repas familial. Il renouvelle l’Alliance comme législateur. Pour cela, il commence par commémorer la pâque ancienne, le passage de l’ange exterminateur dans les maisons non marquées par le sang de l’Agneau. Il résume en lui l’ancienne alliance, l’assume et l’achève pour lui donner un sens nouveau.

L’institution de l’eucharistie est d’une extrême simplicité après la célébration de l’ancienne pâque. Jésus se sert de ce qui a de plus simple, du pain azyme. Il fait cela sur les restes de l’ancienne alliance, qu’il mène à sa perfection par le pain et le vin qu’il transforme en son corps et son sang. L’ancienne pâque était un passage terrifiant de Dieu, mais libérateur ; la nouvelle pâque est le don de la personne même du Christ qui est la vraie libération. On passe d’une mémoire à une présence nouvelle.

Saint Jean. Pour faire comprendre ce qu’il va faire, il fait le geste du lavement des pieds. Les apôtres ne comprennent pas la signification. Jésus répond à Pierre qu’il n’aura pas part avec lui s’il n’accepte pas. Ne pas avoir part signifie ne pas suivre Jésus partout y compris sur la croix. Ne pas le suivre sur la croix signifie ne pas avoir part à la vie éternelle. Pierre, en tant que personne généreuse, donne une réponse excessive. Jésus, dans son amour pour Judas veut une dernière fois lui tendre la main en s’humiliant devant lui, en lui lavant les pieds alors qu’il avait déjà décidé de le livrer. Ainsi Jésus montre ce qu’est l’amour et le pardon. Le drame est que Judas n’a pas reçu le pardon de Jésus et est parti à sa perdition.

Il fallait qu’avant l’institution de la Cène que Jésus pardonne et que les apôtres reçoivent ce pardon. Ainsi le sacrement de réconciliation est intimement lié à l’eucharistie. Pour recevoir le pain de vie, il faut accepter d’être réconcilié avec le Père par le Fils qui nous lave les pieds. Ce dernier repas est enveloppé du pardon. En montrant cet exemple de pardon, il veut que tous les apôtres pardonnent aussi à ceux qui ont péché (cf. le Notre Père). Le pardon est la chose la plus difficile, le sommet de la miséricorde ; c’est pour cela que le pardon est lié et inséré dans l’eucharistie. L’eucharistie étant l’actualisation de la croix, est l’actualisation du pardon de Dieu pour chacun d’entre nous.

En faisant ce geste du lavement des pieds, Jésus ne renonce pas à son autorité en faisant le geste de l’esclave, mais montre l’exemple. À ce moment solennel où Jésus agit en tant que législateur, il fait ce geste. La portée de ce geste est capitale. Aujourd’hui on oppose le maître et l’esclave (dialectique de Marx et Hegel), alors que Jésus indique la bonne mesure de la pratique de l’autorité, la charité. Il nous explique ce qu’est l’autorité, un service qui relève de l’ordre de la charité. En dehors de cela, l’autorité est toujours exercée de façon tyrannique.

Jésus fait ce geste comme législateur (Jn : le Père lui a tout remis entre les mains) dans un repas familial, c’est-à-dire dans la charité fraternelle. De fait, on ne peut pas comprendre l’eucharistie si on ne regarde pas le lavement des pieds et l’ordonnancement de la charité avec le pardon. Ce sommet de la charité lui permet de devancer l’heure.

Jésus institue l’eucharistie au cours d’un repas. Regardons rapidement la signification des repas dans l’évangile de saint Jean. Nous en trouvons cinq : Cana, la multiplication des pains, Béthanie (le parfum symbolise l’action de grâce gratuite – on ne récupère pas le parfum versé), lavement des pieds (symbolise le pardon et le service), repas après la résurrection (l’eucharistie est la nourriture que Dieu veut nous donner pour refaire nos forces chaque jour). Cana permet de comprendre le symbolisme du vin. Dans l’A.T. le pain est lié au travail pénible (Genèse) au symbolisme de la nécessité vital (la manne). Le vin est la surabondance, la joie (Jésus commence par Cana pour montrer que la nouvelle alliance est du domaine de la surabondance de l’amour de Dieu).

De fait, on voit bien les différentes significations de l’eucharistie préfigurées et annoncées tout au long de l’évangile de saint Jean : le don de la surabondance de la grâce qui réjouit le cœur de l’homme ; ce don surabondant inclut la quantité et la qualité, le pardon et la gratuité ; ce don est institué pour refaire nos forces.

L’eucharistie est donc un repas car il a été institué au cours d’un repas pour montrer la dimension de la charité, mais c’est avant tout le sacrifice de la croix. L’amour de Dieu manifesté sur la croix veut venir en nous. La croix n’est pas seulement la rédemption, la purification, mais le don de Dieu lui-même, c’est-à-dire l’amour. Dieu ne fait pas qu’une action extérieure, mais se donne lui-même. Le don se réalise par la croix ; c’est pour cela que l’on ne peut pas séparer l’eucharistie-banquet (céleste) de l’eucharistie-sacrifice. L’eucharistie permet de comprendre la croix et la croix renvoie à l’eucharistie. L’un sans l’autre n’a pas de sens car on quitterait la logique de l’amour. La double consécration manifeste bien la réalité du sacrifice par la séparation du corps et du sang.

La présence réelle

Par les paroles que le prêtre prononce à la consécration, le Christ réactualise le Saint Sacrifice de la Croix et se rend présent sous l’apparence d’un peu de pain et d’un peu de vin. Et lorsque nous recevons, ce n’est-ce qu’un petit fragment d’une hostie consacrée, nous recevons la plénitude de l’humanité et de la divinité du Christ, mais les fruits de la communion dépendent en grande partie de nos dispositions suivant les avertissements de saint Paul dans la 1ère épître aux Corinthiens.

L’hostie consacrée reste du pain en apparence, mais la substance du pain a disparu au profit du Corps du Christ. Le Christ nous est donné de façon invisible ; seule la foi nous permet de voir cela et de venir au secours de l’intelligence qui ne peut comprendre un tel mystère. C’est le mystère de la transsubstantiation. Les apparences demeurent, mais la substance change. Jésus se sert du travail humain et non de simples grains de blé et de grains de raison. Seul Dieu peut opérer la transsubstantiation. L’homme peut transformer la matière, mais pas en changer sa nature tout en laissant les apparences.

Comprenons bien que le pain symbolise le réalisme de l’amour. Dieu se fait notre aliment et meurt sur la croix. Deux gestes forts qui montrent la réalité de l’amour de Dieu pour nous. Dieu veut aimer chacun d’entre nous comme si nous étions uniques et qu’il n’y a pas d’autres créatures. Dans l’eucharistie, on reçoit la totalité du sacrifice de la croix et de la résurrection comme si nous étions seuls au monde.

De même que la nourriture est individuelle et personnelle (on ne peut pas manger pour un autre !), l’eucharistie est le don personnel de Dieu pour chacun d’entre nous. Le pain nous nourrit, on l’assimile et devient notre substance. Le pain est le serviteur de l’homme par excellence. Contrairement au pain, l’eucharistie nous transforme et nous divinise de l’intérieur. Le symbole du pain permet de comprendre que Dieu va jusqu’au bout du don. Contrairement au pain terrestre qui devient nous, le pain du ciel nous fait devenir fils de Dieu. C’est un don substantiel que seul Dieu pouvait inventer. Jésus se sert de tout le travail des hommes pour se donner à chacun tous les jours.

L’eucharistie est un moyen divin, un sacrement, un signe qui nous conduit à vivre avec Jésus présent en nous. Le pain nous permet de comprendre que Jésus nous est tout entier donné pour nous, mieux qu’un ami ou qu’un conjoint présent. Dieu veut ainsi nous montrer combien il nous aime en se donnant à chacun, comme si nous étions unique. Il ne se contente pas de se donner en commun à tout le monde, car l’amour est personnel. Dans l’ordre du don, on ne peut pas aller plus loin que le pain de vie.

Mais pour recevoir ce don, il faut entièrement se donner à Dieu : c’est l’offrande du petit enfant (5 pains et 2 poissons). Pourquoi beaucoup ont trouvé les paroles de Jésus dures ? C’est parce qu’ils refusent de se donner à Dieu et de l’aimer jusqu’au bout à l’image de l’amour de Jésus pour nous. En fait, refuser le mystère eucharistique c’est refuser d’entrer dans la logique de l’amour de Dieu et comprendre que cela ne fait qu’un avec l’amour du prochain. Plus on aime Dieu, plus on rentre dans la logique de l’amour du Christ et de lui ressembler dans son don. Nous sommes appelés à nous donner comme pain des autres à l’image du Christ et par amour de Dieu.

De fait, recevoir l’eucharistie, c’est accepter de recevoir l’amour de Dieu et ainsi de pratiquer la charité et de vivre en chrétien à la suite du Christ.

            Les fruits de l’eucharistie

Le fruit de l’eucharistie est que Jésus demeure en nous et nous en lui, c’est le début de la vie éternelle. Il y a une unité substantielle de vie entre Dieu et nous. Mais cette union transformante ne remplace pas notre nature et ainsi on garde nos lenteurs (péchés, etc.). Ce sera petit à petit avec le temps que l’on change. La conversion s’opère dans le temps avec notre coopération à son œuvre. On peut dire alors les paroles du saint Paul, c’est plus moi qui vit mais le c’est le Christ qui vit en moi.

En résumé, la communion augmente en nous l’union à Jésus et est gage de la gloire future. Elle nous sépare du péché, efface les péchés véniels et préserve des péchés mortels. De plus l’eucharistie opère l’unité du Corps mystique du Christ. N’oubliez jamais que l’Église se réalise et opère son unité lorsque le « Peuple de Dieu » est réuni et uni autour de l’évêque dans l’eucharistie. Être nourri de l’eucharistie fait donc entrer dans la logique du don et est source d’engagement envers le pauvre pour la plus grande gloire de Dieu.

Les miracles eucharistiques au secours de notre foi

De plus en plus, j’entends des personnes qui considèrent que l’eucharistie est un symbole, un signe, etc., et qui ne croient plus en la présence réelle. Notre Seigneur, connaissant notre incrédulité a donné des preuves réelles de sa présence dans l’eucharistie, ce sont les miracles eucharistiques. Le premier eut lieu à Rome en 600 à la prière de saint Grégoire le Grand face à l’incrédulité d’une princesse. Le pain se changea en chair. Le second plus ancien miracle est celui de Lanciano en Italie où un moine douta de la présence réelle et vit les espèces consacrées se changer en chair et en sang.

            En 1970 puis en 1974 (OMS) après accord de Rome, on procéda à des examens scientifiques. Pour résumer plus brièvement ces conclusions scientifiques, voici ce qu’elles disent :    1. Les matières du miracle de Lanciano sont véritablement de la chair et du sang. 2. Cette chair et ce sang sont d’origine humaine. 3. La chair est constituée de tissu musculaire du cœur (myo­carde). 4. La chair et le sang sont du même groupe sanguin AB. 5. Le diagramme de ce sang correspond à celui d’un sang humain qui aurait été prélevé sur un corps humain dans la même journée. 6. La chair et le sang sont exactement semblables à ceux d’une personne humaine ayant réellement existé. 7. Nulle part on n’a trouvé de restes d’une imprégnation du tissu par une quelconque substance destinée à le conserver par momification. 8. La manière dont cette tranche de chair a été obtenue par dis­section dans le myocarde suppose une habileté exceptionnelle de la part du «praticien». 9. Aucune trace de corruption, ne fût-ce qu’un début, n’a été observée, alors que les reliques ont été exposées pendant des siècles à l’action d’agents physiques atmosphériques et biologiques. Ce miracle eucharistique permet d’avoir la confirmation que l’eucharistie est le sacrement de l’amour (le cœur) et que Jésus se donne à nous (vivant).

            Ces miracles ne sont pas que des évènements du moyen âge, mais toujours d’actualité. À Naju en Corée du Sud en 1995, une hostie s’est transformée en chair et a pris la forme d’un cœur. Au cours de la messe deux personnes ont aussi été miraculeusement guéries.

Conclusion

La plus grande chose est de pouvoir célébrer la messe (cf. Jean-Paul II, DC 1788, p. 599 : « Je dirai donc d’abord : il y a deux ans que je suis Pape ; plus de vingt ans que je suis évêque, et cependant le plus important pour moi demeure toujours le fait d’être prêtre. Le fait de pouvoir chaque jour célébrer l’Eucharistie.De pouvoir renouveler le propre sacrifice du Christ, en rendant en lui toutes choses au Père : le monde, l’humanité, et moi-même. C’est en cela, en effet, que consiste une juste dimension de l’Eucharistie. ») et d’y assister. Le prêtre agit in personna Christi. Le prêtre n’agit pas seulement au nom du Christ, mais c’est le Christ qui actualise la Cène et actualise la Croix par le prêtre. Le Christ se sert des paroles du prêtre pour continuer son mystère d’amour et nous le montrer à chacun d’entre nous.

Si on était vraiment chrétien, toute notre vie serait orientée autour de l’eucharistie. Si on ne peut pas être présent tous les jours à la messe, on peut toujours spirituellement en vivre. Il ne faut jamais s’habituer à l’eucharistie mais chercher à la vivre de façon nouvelle à chaque fois, comme si c’était la première fois, comme si nous étions présents à la Sainte Cène.

La liturgie, si belle qu’elle soit, n’est rien par rapport au mystère. Il faut dépasser la sensibilité pour aller à l’essentiel. La grandeur de l’eucharistie et de la croix c’est le cœur de Jésus et non les accidents extérieurs. Sur la croix ce qui compte ce n’est pas tant les clous, que l’offrande intérieure du Christ pour nous. Ce qui compte à la messe c’est l’offertoire, la consécration et la communion. Le reste est uniquement là pour nous aider à comprendre la réalité du mystère. Mais le mystère étant tellement grand qu’on n’y entre pas avec l’intelligence, mais avec le cœur.

Benoît XVI aux prêtres de Rome (13 mai 2005) : « Dans le mystère eucharistique le Christ se redonne constamment et, précisément dans l’Eucharistie, nous apprenons l’amour du Christ et donc l’amour pour l’Église. Je répète donc avec vous, chers frères dans le sacerdoce, les inoubliables paroles de Jean-Paul II : « La Messe est de façon absolue le centre de ma vie et de chacune de mes journées » (Discours du 27 octobre 1995, à l’occasion du 30e anniversaire du Décret Presbyterorum ordinis ; cf. ORLF n. 46 du 14 novembre 1995). Cela devrait être une parole dont chacun de nous peut dire qu’elle est sienne : la Messe est de façon absolue le centre de ma vie et de chacune de mes journées. »




Notre Père, Chemin d’unité de vie

Permettez-moi de commencer cet entretien sur le Notre Père, chemin d’unité de vie, par les paroles de Notre Seigneur : « Et il advint, comme il était quelque part à prier, quand il eut cessé, un de ses disciples lui dit : “Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples.” Il leur dit : “Lorsque vous priez, dites : Père, que ton Nom soit sanctifié ; que ton règne vienne ; donne-nous chaque jour notre pain quotidien ; et remets-nous nos péchés, car nous-mêmes remettons à quiconque nous doit ; et ne nous soumets pas à la tentation”. » (Lc 11, 1-4)

Outre les interminables controverses d’exégètes sur les deux versions du Notre Père de saint Matthieu et de saint Luc, regardons ces textes avec la foi et l’amour qui cherchent à entrer dans le cœur de Dieu pour s’y réfugier et y vivre. Que voyons-nous ? Nous voyons des disciples en admiration devant Jésus qui prie son Père. Nous voyons un d’entre eux qui demande humblement au Maître de lui apprendre à prier, car il ne sait pas. Cette demande du disciple aimant est le fruit de son humilité, car il avoue ne pas savoir, et de son espérance, car il sait que Jésus va lui enseigner la prière la plus parfaite et ainsi lui permettre de s’approcher un peu plus du Père. Devant cette demande, Jésus livre son cœur ; Jésus livre son expérience humaine de la prière ; Jésus livre l’enseignement de la deuxième Personne de la Très Sainte Trinité pour nous permettre d’approcher du Père et ainsi connaître la joie de l’aimer par l’action de l’Esprit Saint.

De très nombreux saints ont essayé de réfléchir et de méditer sur le sens de cette prière du Seigneur. Ainsi Saint Thomas d’Aquin, à la suite de saint Augustin, considère le Notre Père comme la prière parfaite résumant tout l’enseignement du Christ sur la prière. Il a donc cherché à montrer l’importance et l’excellence de cette prière pour l’ensemble de la vie chrétienne. Il commence par expliquer que les sept demandes de l’Oraison dominicale sont l’expression parfaite de la recherche de la vie bienheureuse. Tout ce qu’on peut demander à Dieu est contenu dans cette prière. Toute la loi évangélique est contenue et est résumée dans les sept demandes de la prière du Seigneur.

Par la prière, on demande à Dieu la grâce, les dons du Saint Esprit pour pratiquer les vertus chrétiennes et ainsi vivre les sept béatitudes qui sont le véritable testament moral et spirituel de Jésus. De fait, dans chaque demande du Notre Père, nous demandons un don du Saint Esprit pour pratiquer une vertu et ainsi vivre une béatitude. La prière opère donc le lien entre la vie active (vie familiale, vie professionnelle, etc.) et la vie contemplative (vie spirituelle, les sacrements, la prière), entre l’agir et la relation intime de l’âme avec son divin Créateur. Par elle, nous laissons Dieu nous rejoindre et nous élever à lui en nous inspirant une conduite conforme aux desseins de la divine Providence. La prière permet ainsi de coopérer à l’œuvre de la grâce pour que Dieu puisse nous justifier, nous transformer de l’intérieur afin de nous préparer à jouir de sa vision dans la Gloire. Il est intéressant de visualiser la concordance dans un tableau.

Concordance Notre Père / dons / vertus / béatitudes

Notre Père

Dons

Vertus

Béatitudes

Notre Père qui es aux cieux

I. La fin

Que ton nom soit sanctifié

Crainte

Espérance

Béatitude des pauvres

Que ton règne vienne

Piété

Justice

Béatitude des doux

II. Les moyens

Que ta volonté soit faite

Science

Tempérance

Béatitude des larmes

Donne-nous notre pain

Force

Force

Béatitude des affamés de justice

III. Les obstacles

Pardonne-nous nos offenses

Conseil

Prudence

Béatitude des miséricordieux

Ne nous soumets pas à la tentation

Intelligence

Foi

Béatitude des cœurs purs

Mais délivre-nous du mal

Sagesse

Charité

Béatitude des artisans de paix

Tenter de voir la vie autrement, de chercher un chemin d’unité de vie, tenter d’envisager la morale et l’ensemble de la vie humaine avec l’Oraison dominicale semble ce qu’il y a de plus conforme à ce que l’on peut appeler la morale évangélique. Pourquoi ? L’homme reste toujours au centre de la morale. Néanmoins, conscient de sa nature créée à l’image et à la ressemblance de Dieu mais blessée par le péché, l’homme demande à son Père de l’aider et de l’éduquer à agir conformément à son être en vue de l’obtention de la vie éternelle. Plus nous prions la prière du Seigneur, plus notre âme est travaillée et transformée de l’intérieur par l’Esprit Saint pour nous permettre d’avancer sur le chemin étroit des béatitudes par la pratique des vertus.

La réorganisation de la morale à partir de l’oraison dominicale présente un autre avantage d’une extrême importance. La première demande étant reliée à la vertu d’espérance, toute la vie morale est désormais empreinte d’un optimisme intrinsèque extraordinaire, fondement d’une dynamique impressionnante. L’espérance, moteur du désir et de la prière, plonge l’âme dans une profonde humilité et dépendance vis-à-vis de Dieu, auteur de tout bien, sans lequel nous ne pouvons rien faire (Jn 15, 5). Par là même, nous entrons dans la béatitude des pauvres en esprit. De plus, face à nos blessures intérieures et à nos épreuves, la vertu d’espérance permet de dépasser un regard négatif sur la vie et sur nous-même puisque nous prenons du recul pour épouser le regard de Dieu sur sa création. De fait, l’espérance permet de vivre en ressuscité, confiant en la victoire du Christ sur nos péchés ; elle permet de vivre en fils adoptif d’un Père qui nous aime. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que le démon cherche toujours en premier lieu à déstabiliser cette vertu pour faire tomber l’âme dans le péché et la couper de Dieu. C’est pourquoi la vertu d’espérance est ce moteur de la vie morale et spirituelle, qui permet de tirer tout notre être vers ce Dieu d’Amour que l’on ne considère plus comme un juge impartial condamnant les moindres écarts de conduite, mais comme un Père aimant et rassurant qui nous donne à chaque instant les moyens de se rapprocher de lui. À l’inverse, la peur paralyse l’âme et l’enferme sur elle-même, l’empêchant d’aimer Dieu et le prochain dans les moindres détails de sa vie. C’est bien là le drame de la société moderne où, entre autre, la consommation de psychotropes ne cesse d’augmenter pour fuir une dure réalité que l’on est incapable d’assumer, faute d’espérance en la miséricorde et l’amour de Dieu pour chacun d’entre nous. L’oraison dominicale est bien plus qu’une simple prière, c’est la prière parfaite recouvrant toute notre vie et nous éduquant à la perfection.

La logique de l’ordre des demandes se prend dans l’intention selon le principe, ce qui est premier dans l’intention est dernier dans la réalisation. L’intention, la fin fixée, permet de discerner les moyens à mettre en œuvre en vue de cette fin. C’est ainsi que les deux premières demandes concernent la fin et les autres, les moyens pour y parvenir. En effet, seul le bien est un principe éducateur conformément à la psychologie de l’acte humain. La raison conçoit le bien et le propose à la volonté pour qu’elle meuve les autres facultés en vue de son obtention. Ce ne sera que secondairement que la volonté en écartera les obstacles considérés comme des maux. C’est pourquoi, pour nous écarter du mal, il est d’abord nécessaire de s’attacher au bien et de vouloir l’atteindre, ce que propose le Notre Père dans un but éminemment pédagogique.

  1. Les demandes concernant la fin

L’oraison dominicale débute par Notre Père et commence ainsi le mouvement de la volonté selon l’ordre de la vertu de charité. En réponse à l’amour infini de Dieu, l’homme commence sa prière par un acte de foi, d’espérance et de charité. Ainsi, les premières paroles manifestent notre amour désintéressé pour Dieu, qui nous a appris à l’appeler Père. Dire Père à Dieu comporte une charge affective très forte. Dire Notre Père permet aussi de prendre conscience que nous sommes membres du Corps du Christ et que nous sommes fils dans le Fils ; notre salut, tout en étant personnel, est lié à celui de l’ensemble de l’Église (cf. Abel et Caïn). Nous cherchons à aimer Dieu pour ce qu’il est et nous l’appelons donc Père pour trois raisons : 1. il nous a créés à son image et à sa ressemblance. Dieu est auteur de la vie ; 2. il exerce continuellement sa sollicitude à notre égard par son gouvernement divin, Dieu maintient sa création constamment dans l’existence ; 3. il nous a adopté par son Fils : le baptême et le mystère de la Croix.

En l’appelant Père, nous confessons par là même toute notre foi, puisque nous le reconnaissons comme Créateur et Sauveur de l’humanité sans lequel rien ne peut subsister et dont nous espérons la Béatitude. Cela engendre de notre part une certaine attitude : 1. nous lui devons l’honneur qui lui est dû en justice en nous acquittant de nos devoirs envers lui, envers nous-même et envers le prochain ; 2. nous devons chercher à l’imiter par la charité, la miséricorde et la perfection ; 3. nous lui devons l’obéissance à l’image du Christ ; 4. nous devons être patients quand il nous corrige pour nous remettre dans le chemin de la vie bienheureuse.

Notre Père qui es aux cieux. La précision qui es aux cieux, prépare l’âme à être dans les bonnes dispositions pour lui exprimer ultérieurement nos requêtes. En effet, cette incise éveille la confiance en un Dieu proche et tout-puissant, en nous tournant vers lui et en regardant vers le Ciel. De fait, cette phrase introductive permet de prendre conscience de notre origine et de notre fin. Ne sommes-nous pas au cœur de la nouvelle évangélisation, reprendre conscience que Dieu est auteur de la vie et qu’il nous aime en nous appelant à la vie éternelle et au bonheur dès ici-bas ? « Entrez dans l’espérance » est bien le cri prophétique de Jean-Paul II au monde moderne pour retrouver le chemin de l’amour du Père par le Fils dans l’Esprit Saint.

Que ton Nom soit sanctifié. Animé par la vertu d’espérance, la première demande exprime notre réponse d’amour à Dieu, qui pousse à lui réclamer, par le don de crainte et en vivant la première béatitude des pauvres de cœur, que son Nom soit manifesté, tenu pour saint et proclamé en nous et par nous à tout le genre humain. Nous demandons donc au Père de vivre la première béatitude : « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, parce que le royaume des Cieux est à eux. » Cette perfection que nous propose Jésus-Christ pour nous procurer le bonheur dès ici-bas commence par l’esprit de pauvreté. Ceux qui ont une âme de pauvre sont détachés des richesses tant matérielles que spirituelles. Peu importe ce qu’ils ont ou ce qu’ils font, l’important est d’aimer Dieu en toutes choses, de vivre selon la vertu d’espérance jusqu’au détachement de soi-même. Avoir une âme de pauvre, c’est faire un bon usage des talents que Dieu nous a donnés à la naissance et qu’il continue de nous donner à chaque instant. Avoir une âme de pauvre, c’est être humble. L’humilité est l’inverse de l’orgueil, source de tout péché. L’humilité est donc le fondement nécessaire pour entrer dans la vie spirituelle. Le don de crainte permettra d’avoir un cœur contrit et humilié, d’avoir conscience de notre condition mortelle et de la nécessité de la croix. Pour avoir cette âme de pauvre, être humble, il est donc indispensable d’avoir conscience que Dieu nous aime. Il est donc indispensable de vivre de l’espérance comme je l’ai souligné plus haut. La vertu d’espérance permet d’entrer dans la vie spirituelle, car confiant dans l’amour de Dieu, je peux m’abandonner à lui. De fait, que ton Nom soit sanctifié par moi aujourd’hui. Que ton Nom soit le but de ma vie. Que ton Nom soit mon unique amour car j’espère tout de toi.

Que ton règne vienne. Ce ne sera que secondairement, dans la deuxième demande, que nous solliciterons la venue de son règne par le don de piété et en vivant la béatitude des doux, c’est-à-dire que nous participions à sa gloire dans son Royaume. Poussé intérieurement par l’amour de Dieu, nous voulons aimer (nous et le prochain) en Lui et pour Lui par l’obtention de la vie bienheureuse dans la Cité céleste. Nous demandons donc que son règne vienne et, par conséquent, que les justes progressent dans l’amour de Dieu, que les pécheurs se convertissent ou s’ils s’obstinent à haïr Dieu qu’ils soient châtiés, et que la mort soit détruite à la fin des temps. Autrement dit, nous demandons d’aller au Paradis, que tout soit soumis au Christ et que la loi du péché soit éradiquée. « Heureux les doux, parce qu’ils hériteront de la Terre. » L’humilité et l’esprit de pauvreté sont la condition indispensable pour être doux, car il n’est pas possible à une âme remplie d’elle-même qui ne recherche que son propre intérêt, d’aimer Dieu de façon désintéressée ainsi que de se mettre au service du prochain sans attendre d’autre récompense que celle de savoir que nous faisons la sainte Volonté du Christ. Ceux qui sont doux, sont ceux qui pratiquent la vertu cardinale de justice, et qui traitent le prochain avec douceur à l’imitation de la douceur que Jésus montre envers nous à chaque instant. Les doux souffrent avec patience les défauts des autres et les torts qu’ils en subissent sans chercher à se venger. Le don de piété filiale permet à l’âme de conformer sa volonté avec celle de Dieu, y compris dans les contrariétés. Ce don permet ainsi être doux. De fait, que ton règne s’instaure dans mon cœur pour que je témoigne de ton amour là où je vis.

En résumé, les deux premières demandes permettent d’exprimer le but de notre vie et de demander à Dieu qu’à chaque instant notre vie soit tournée vers Lui. Mais cela ne peut se faire que si son Nom est le centre de mes préoccupations et que par amour pour ce même Nom, je sois bien déterminé à étendre son règne en moi et autour de moi.

  1. Les demandes concernant les moyens

Il faut distinguer deux sortes de moyens, ceux qui ordonnent essentiellement à la fin et ceux qui ne le font que secondairement. Il faut donc séparer les troisième et quatrième demandes des trois suivantes. La première catégorie a un lien nécessaire à la Béatitude, en demandant l’obéissance à la volonté divine et les moyens pour y tendre. En revanche, la seconde catégorie ordonne indirectement à Dieu en lui demandant d’écarter les obstacles à la quête de la vie bienheureuse.

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. La troisième demande concerne tous les actes méritoires faits par obéissance à Dieu. Nous lui demandons donc par le don de science et en vivant la béatitude des larmes, de nous donner la grâce de l’Esprit-Saint pour bien agir, pour observer ses commandements et pour faire sa volonté, c’est-à-dire bien user de notre liberté pour accomplir les desseins de la divine Providence sur nous, comme ont pû le faire les justes qui nous ont précédé et sont maintenant au ciel. Par cette demande, nous touchons directement au mystère de la coopération de l’homme à la grâce. Dieu veut nous sauver et réaliser notre justification, mais pas sans nous. Il veut que sa volonté soit faite à la fois par sa grâce et par nos efforts de constante conversion. Nous demandons donc à Dieu de vivre la troisième béatitude : « Heureux ceux qui sont dans le deuil, parce qu’ils seront consolés. » La douceur permet d’avoir une âme d’affligé, c’est-à-dire de souffrir avec patience et résignation les épreuves et le mal, ainsi que de s’attrister de voir autant de péchés dans le monde et aussi peu d’amour de Dieu. Pour cela, il faut que la vertu théologale d’espérance soit bien ancrée dans l’âme. Ceux qui ont une âme d’affligé offrent à Dieu ces souffrances en s’unissant à la Passion du Christ pour la conversion des pécheurs et le salut du monde. Encore faut-il ne pas réagir de façon trop humaine, mais avec tempérance. Le don de science va permettre de nous faire prendre conscience de notre condition de pécheur ainsi que la façon dont nous devons aimer Dieu et notre prochain. La science nous pousse à la pénitence et nous protège de tout désespoir.

Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. La quatrième demande, concerne l’obtention des biens nécessaires à la vie présente pour notre salut. Nous demandons à Dieu les biens matériels indispensables à chacun afin d’en faire un bon usage par le don de force et en vivant la béatitude des affamés de justice. Nous réclamons aussi, à côté des biens terrestres, le pain de la Parole de Dieu et des sacrements, véritables nourritures de notre âme. Nous demandons donc à Dieu de vivre la quatrième béatitude : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. » Ceux qui ont une âme affamée et assoiffée de justice sont ceux qui désirent devenir meilleurs avec la grâce de Dieu et qui espèrent en la conversion de tous les hommes afin que commence le Royaume de Dieu dès maintenant. Ces âmes pratiquent la vertu cardinale de force et le don de force vient soutenir l’effort fourni. Pour être affamé et assoiffé de justice, encore faut-il avoir conscience de l’horreur du péché et que le Christ a voulu nous faire comprendre la laideur du péché en mourant sur la Croix.

En résumé, ces deux demandes permettent directement de nous orienter vers notre fin en réalisant la volonté de Dieu avec des moyens proportionnés et bons. Les trois demandes suivantes sont plus orientées à enlever les obstacles à notre cheminement vers Dieu pour purifier notre cœur.

Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé. La cinquième demande nous introduit dans la catégorie des demandes pour ôter les obstacles à notre marche vers la Béatitude. Par le don de conseil et en vivant la béatitude des miséricordieux, nous demandons une sincère contrition, le pardon de nos péchés et la grâce de pardonner à ceux qui ont péché contre nous. Cette demande permet à l’âme de se maintenir dans l’humilité par la reconnaissance de ses péchés et dans l’espérance de la miséricorde divine qui seule peut nous pardonner et nous restaurer dans l’intimité de Dieu. Cette supplique permet aussi d’imiter Dieu dans la perfection de la charité, c’est-à-dire dans le pardon des ennemis, condition indispensable pour recevoir la miséricorde divine. Refuser le pardon témoigne d’une dureté de cœur contraire à l’amour de Dieu et à la perfection à laquelle il nous appelle. Nous demandons à Dieu de vivre la cinquième béatitude : « Heureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde. » L’esprit de justice permet d’être miséricordieux, car il n’y a pas de vraie miséricorde qui ne repose pas sur la justice. Elle consiste à aimer son prochain en Dieu et pour Dieu, à pardonner sans cesse, à soulager les besoins et les misères du corps et de l’âme. Pour cela, il est nécessaire de pratiquer la vertu cardinale de prudence en étant assisté du don de conseil. Cet esprit de miséricorde vécu dans la foi purifie les cœurs de tout mal et de tout ce qui blesse l’Amour divin.

Ne nous soumets pas à la tentation. La sixième demande nous fait demander par le don d’intelligence et en vivant la béatitude des cœurs purs, la grâce de ne pas pécher et de surmonter toutes sortes de tentations. La tentation, issue soit de notre propre chair, du démon ou encore du monde, est une épreuve nécessaire pour éprouver notre vertu afin de la faire croître et de nous éloigner du mal. Cependant, la grâce de Dieu est indispensable pour la vaincre et progresser dans le bien. Nous demandons à Dieu de vivre la sixième béatitude : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. » Les cœurs purs sont ceux qui détestent tous les péchés aussi petits soient-ils, et qui n’y ont plus aucune attache. Ils ont la volonté ferme de ne plus en commettre. Ils fuient toutes sortes d’impureté. Les cœurs purs ne tiennent pas compte du mal ; ils ne regardent que le bien et n’agissent que pour la plus grande gloire de Dieu. Cette pureté du cœur, que l’on appelle aussi l’enfance spirituelle, s’acquiert petit à petit par la pratique de la vertu théologale de foi accompagnée de la charité sans laquelle tout n’est que vanité. Le don d’intelligence permet la purification du cœur.

Délivre-nous du mal. La dernière demande concerne tous les maux qui peuvent nous arriver, à commencer par l’action du démon. Nous demandons donc à Dieu par le don de sagesse et en vivant la béatitude des artisans de paix, d’être délivrés du péché, de la maladie, des afflictions, du démon et des adversités du monde. Nous implorons aussi la grâce de ses consolations et de ses bienfaits pour supporter et vaincre toutes ces tribulations de telle manière qu’Il en retire un plus grand bien pour nos âmes et ainsi les transforme en bien. Nous demandons à Dieu de vivre la septième béatitude : « Heureux ceux qui font œuvre de paix, parce qu’ils seront appelés fils de Dieu. » La pureté de cœur permet d’être un artisan de paix, c’est-à-dire avoir une âme conservant la paix intérieure et ainsi être un fidèle instrument de la transmission de la paix divine aux âmes de bonne volonté. Les artisans de paix, assistés du don de sagesse, pratiquent la vertu théologale de charité.

Faut-il conclure ? En cette année de l’Eucharistie, j’ai seulement envie de dire de ne jamais cesser de méditer le Notre Père devant le Saint Sacrement pour que l’auteur même de cette prière dirige votre vie. De même qu’on ne fait pas n’importe comment le signe de croix, de même on ne récite pas mécaniquement l’Oraison dominicale. Prier le Notre Père ne signifie pas oublier l’Ave Maria, car Jésus nous a donné sa Mère pour nous conduire à lui. Sachons humblement lui demander de nous aider à prier le Notre Père. N’est-ce pas là un des objectifs du chapelet ?

Père Marc Antoine Fontelle




Ouvrier de la paix par la justice et la charité Le problème de la guerre

“Seigneur, faites de moi un instrument de votre Paix !

Là où il y a de la haine, que je mette l’amour.

Là où il y a l’offense, que je mette le pardon.

Là où il y a de la discorde, que je mette l’union.

Là où il y a l’erreur, que je mette la vérité.

Là où il y a le doute, que je mette la foi.

Là où il y a le désespoir, que je mette l’espérance.

Là où il y a les ténèbres, que je mette votre lumière.

Là où il y a la tristesse, que je mette la joie.

Ô Maître, que je ne cherche pas tant

à être consolé qu’à consoler ;

à être compris qu’à comprendre ;

à être aimé qu’à aimer ;

car : c’est en donnant qu’on reçoit ;

c’est en s’oubliant qu’on trouve ;

c’est en pardonnant qu’on est pardonné ;

c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie. Amen”

Prière de saint François d’Assise

 

Commencer par la prière de saint François d’Assise peut, de prime abord, vous surprendre. Et pourtant, quelle prière admirable, exprimant à la perfection l’état d’âme dont tout chrétien devrait nourrir son comportement social : être un instrument de paix par lequel notre Seigneur Jésus-Christ peut étendre sa royauté sociale dans les âmes et dans nos cités.

            De prime abord la guerre, l’usage de la violence (de moyens ne respectant pas la dignité de la personne humaine) se présente comme l’opposé de la paix en tant que tranquillité de l’ordre, mais surtout comme l’opposé de la paix intérieure, fruit de l’Esprit Saint présent dans l’âme. En fait, la véritable force de l’homme ne réside pas dans l’usage de la violence, mais dans sa capacité à dialoguer avec son prochain et à être charitable. Le dialogue, la parole qui peut tuer ou sauver, nécessite plusieurs conditions, à commencer par le respect de l’autre dans toutes ses dimensions d’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Pour dialoguer, il faut vivre de la prière de saint François d’Assise qui nous en donne toutes les conditions et surtout la finalité, être un instrument de paix, mettre en pratique la septième béatitude, « Bienheureux les artisans de la paix ». Paul VI nous indique les caractéristiques pour réaliser un véritable dialogue dans son Encyclique Ecclesiam suam[1] : la clarté, la douceur, la confiance, la prudence pédagogique. À cela, nous pouvons ajouter une cinquième caractéristiques, le devoir de rechercher et de dire la vérité dans le respect de l’autre. En d’autres termes, le dialogue est le grand moyen pour respecter la dignité de la personne et rechercher la paix, rechercher des solutions pour établir la justice et exercer la charité. Mais pour entrer dans la logique de la paix et du dialogue, il faut avant tout posséder une grande force d’âme, ou plus précisément la vertu cardinal de force vivifiée par le don du Saint Esprit de force. Ne pouvoir dialoguer manifeste une faiblesse personnelle et/ou une faiblesse institutionnelle. Au lieu de rechercher le bien commun, on recherche alors son bien propre au mépris du bien propre de l’autre. Le bien commun n’est aucunement la somme des intérêts personnels, mais il ne peut être atteint au mépris du bien personnel de l’autre.

            Puisque notre sujet est la paix dans le cadre de l’éthique de la défense, nous allons d’abord réfléchir sur les conditions de l’usage de moyens violents (armes, paroles, images, etc.) et plus particulièrement de la force armée avant de nous attarder sur la paix et les moyens pour y tendre tant dans nos cœurs que dans la cité. Ces principes, nous pouvons aisément les transposer dans d’autres types de conflit, par exemple dans une entreprise, pour rétablir la paix quand il s’agit d’employer des moyens extrêmes.

A. La guerre juste ou le’ ius ad bellum’

Nous pourrions consacrer tout un traité rien que sur ce sujet. Les raisons qui poussent à faire la guerre peuvent toutes se résumer à une réalité toute simple : Le Christ ne règne pas dans les âmes des personnes qui provoquent ces mêmes guerres.[2] L’usage de la force ne peut avoir qu’un seul but, rétablir la justice, rétablir la paix en rétablissant le dialogue afin de “créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien.”[3] D’un point de vue moral, la guerre ne légitime pas tout. Les normes morales sont toujours valables durant les conflits armés, c’est le droit de la guerre ou le ‘ius in bello’.[4] Il ne faut jamais oublier que l’adversaire d’un jour doit toujours être considéré comme le partenaire de demain.

Seul l’État (seule l’autorité légitime) est compétent pour l’appréciation de ces conditions et de la légitimité de déclarer une guerre, et employer la force armée. Et à ce moment là, “les pouvoirs publics ont dans ce cas le droit et le devoir d’imposer aux citoyens les obligations nécessaires à la défense nationale. Ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire sont les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples. S’ils s’acquittent correctement de leur tâche, ils concourent vraiment au bien commun de la nation et au maintien de la paix. Les pouvoirs publics pourvoiront équitablement au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, tout en demeurant tenus de servir sous une autre forme la communauté humaine.”[5]

Cependant, l’État peut se tromper ou errer dans l’idéologie. L’histoire du XXe siècle n’aura été qu’une succession de guerres injustes. Dans ce cas là, les chrétiens ont le devoir de l’objection de conscience. Combien de crimes de guerres, jugés encore aujourd’hui comme crimes contre l’humanité, auraient été évités si les chrétiens avaient refusé d’obéir à de tels ordres ? L’objection de conscience, en cas de guerre injuste, est un devoir. La guerre injuste est une guerre qui n’entre pas dans le cadre de la légitime défense. Deux éléments doivent entrer en compte pour le discernement de l’attitude à tenir : les critères pour une guerre juste et les critères de la légitime défense. Ces deux éléments sont comme les deux faces d’une même pièce de monnaie et ne peuvent être considérés l’un sans l’autre.

L’Église a déterminé certains critères pour une guerre juste car toute guerre est loin d’être juste : “Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois : que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain ; que tous les autres moyens d’y mettre fin soient révélés impraticables ou inefficaces ; que soient réunies les conditions sérieuses de succès ; que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition.”[6] À cela nous devons ajouter un autre critère, celui de la droiture morale de l’intention. En effet, pour qu’un acte soit moralement bon, il faut que l’objet, l’intention et les circonstances soient bons. Ces critères nous font comprendre qu’un grand nombre de guerres actuelles sont injustes puisque les critères définis par l’Église ne sont pas remplis.

Nous devons insister sur les conséquences d’une décision d’employer la force. En effet, les conséquences, en théologie morale, appartiennent à l’acte et contribuent à sa moralité. Autrement dit, lorsqu’on pose un acte, on doit, en proportion de la gravité de cet acte, envisager les conséquences raisonnablement prévisibles. Si les conséquences risques d’être plus néfastes que la situation que l’on désire changer, alors il faut s’abstenir. L’action perd de fait toute sa légitimité. De plus, la morale catholique insiste sur la notion d’acte à double effet. L’un est directement voulu et l’autre en est une conséquence indirecte. Lorsque la conséquence indirecte est pire que la fin recherchée ou qu’elle est voulue, alors la moralité de l’acte change de connotation. Pour rejoindre l’actualité, le Pape refuse la légitimité de l’intervention armée à cause des conséquences qui risquent d’être pire que le mal certain que l’on veut extirper. De plus, de vives réserves doivent être mises sur l’usage de moyens de destruction disproportionnés, avant d’avoir user tous les moyens diplomatiques pour éviter le conflit. À cela s’ajoute la question de l’intention et des véritables motifs de cette guerre.

L’emploi de la force doit aussi entrer dans le cadre de la légitime défense. La légitime défense consiste à repousser un agresseur injuste. “La légitime défense peut être non seulement un droit, mais un devoir grave, pour celui qui est responsable de la vie d’autrui, du bien commun de la famille ou de la cité.”[7] La question de la légitime défense se pose dans le cadre du cinquième commandement, de l’interdit du meurtre, car bien souvent pour repousser un injuste agresseur, il s’ensuit l’homicide de ce dernier. Nous sommes dans une situation paradoxale, le devoir de défendre sa vie peut aller jusqu’à la suppression de la vie de l’agresseur.[8] Alors la question est : Est-il moral ou non de tuer l’agresseur ? Existe-t-il des circonstances légitimant l’homicide de l’agresseur ?

En premier lieu, nous devons rappeler avec le magistère que “la défense des personnes et des sociétés n’est pas une exception à l’interdit du meurtre de l’innocent que constitue l’homicide volontaire. ‘L’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. … L’un seulement est voulu ; l’autre ne l’est pas’ (saint Thomas, Som. Th., IIa-IIae, Q. 64, a. 7).[9] L’amour envers soi-même demeure un principe fondamental de la moralité. Il est donc légitime de faire respecter son propre droit à la vie. Qui défend sa vie n’est pas coupable d’homicide même s’il est contraint de porter à son agresseur un coup mortel : ‘Si pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, ce sera licite. … Et il n’est pas nécessaire au salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui’ (saint Thomas, Som. Th., IIa-IIae, Q. 64, a. 7).”[10] En effet, la charité commence à s’exercer envers soi-même. Le sacrifice de sa vie n’est exigible que pour défendre le bien commun en cas d’agression du pays ou de sa famille.

On peut tuer un agresseur injuste lorsque les conditions suivantes sont effectivement réunies :

  1. Les biens que nous devons défendre doivent être de très grande valeur comme : la nation, la vie et les biens temporels de grande valeur. S’il s’agit de défendre des biens de moindre valeur, la légitimité de l’homicide de l’agresseur existe que lorsque sa propre vie est en danger. Ce que nous disons ici pour soi-même, nous devons le dire lorsque nous défendons une autre personne et ses biens.

  2. L’agresseur doit être actuel, c’est-à-dire lorsque l’agression est en train de se produire où va se produire prochainement. La simple crainte de l’agression ne suffit pas. Il faut des éléments objectifs de préparation ou de début d’agression. Lorsque l’agression est passée, la légitime défense porte un autre nom, la vengeance qui n’est jamais permise.

  3. L’agression doit être injuste, c’est-à-dire que l’agresseur attaque sans motifs justes.

  4. La défense doit être proportionnée à l’attaque et que l’on doit causer du dommage à l’agresseur pour autant que cela est absolument nécessaire à la défense. En d’autres termes l’homicide doit être un cas extrême, mais la norme générale doit être de mettre l’agresseur hors d’état de nuire en le blessant par exemple. Cependant, en raison de la grande excitation que peut occasionner une agression, celui qui se défend ne commettra rarement une faute en infligeant un dommage plus grand que ce qui était nécessaire, à moins que la personne ait un parfait contrôle de ses nerfs et de la portée de ses actes.

Dans tous les cas, il y a un devoir de modération dans la légitime défense. En effet, il n’y pas qu’un pas à franchir pour passer de la légitime défense à la vengeance qui occasionne des dommages injustifiés.

En ce qui concerne la course aux armements, à la suite de l’enseignement de Jean XXIII[11] et du Concile Vatican II,[12] le Catéchisme de l’Église Catholique enseigne : “L’accumulation des armes apparaît à beaucoup comme une manière paradoxale de détourner de la guerre des adversaires éventuels. Ils y voient le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer la paix entre les nations. Ce procédé de dissuasion appelle de sévères réserves morales. La course aux armements n’assure pas la paix. Loin d’éliminer les causes de guerre, elle risque de les aggraver. La dépense de richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles empêche de porter remède aux populations indigentes ; elle entrave le développement des peuples.[13] Le surarmement multiplie les raisons de conflits et augmente le risque de la contagion. La production et le commerce des armes touchent le bien des nations et de la communauté internationale. Dès lors les autorités publiques ont le droit et le devoir de les réglementer. La recherche d’intérêts privés ou collectifs à court terme ne peut légitimer des entreprises qui attisent la violence et les conflits entre les nations, et qui compromettent l’ordre juridique international.”[14] Évidemment, un État se doit de disposer d’un minimum d’armes pour assurer sa défense, mais cela ne signifie pas d’entrer dans la logique de la course aux armements.

            Ceci dit, vous allez me dire que très peu de conflits sont légitimes surtout dans le cadre strict de la légitime défense. Je vous répondrai sans aucune hésitation par l’affirmative mais en mettant une nuance de taille : la justice et la charité peuvent obliger une personne, une collectivité, un État à user de la force pour rétablir la paix et la justice. En effet, lorsqu’une personne a la possibilité de secourir une autre et qu’elle ne le fait pas, elle peut être poursuivie pour non-assistance à personne en danger. Ce principe ne vaut pas uniquement pour des personnes physiques, mais aussi pour des États. C’est ainsi que l’ingérence peut être légitime lorsqu’il s’agit de rétablir la paix et la justice dans un pays où le peuple n’en a pas les moyens. Mais, il faut ici, peut être plus qu’ailleurs, être excessivement prudent, notamment à cause des conséquences. Il faut surtout veiller à ne pas ajouter une nouvelle injustice à une situation déjà explosive sous peine de créer une nouvelle situation encore pire qu’avant.

            Quoiqu’il en soit, le but est le rétablissement de la justice et de la paix en restaurant le dialogue entre les personnes pour instaurer de nouveau une vie digne de l’homme.

B. La paix

L’autorité, aussi bonne soit-elle, ne peut rien faire en matière de paix sans notre coopération. Nous devons agir là où nous sommes, à commencer par soi, sa famille, son travail, sa commune, ses loisirs, etc. Par nos efforts nous devons instaurer la paix sociale. Cependant, il est un devoir fondamental de l’autorité d’instaurer un climat de paix et d’unité.[15] En effet, il ne peut y avoir de réel développement, ni de fécondité sans une certaine paix sociale. Dans les conflits ou les périodes de trouble, les personnes se replient sur elles-mêmes, et ne font pas fructifier leurs talents. Le résultat se fait de suite sentir par un recul du développement de la société et des personnes.

Mais qu’est-ce que la paix ? Nous ne pouvons donner d’autres définitions de la paix que celle de saint Augustin dans La cité de Dieu (XIX, 13, 17-18) : “La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient. … Et cette paix terrestre, elle la rapporte à la paix céleste, qui est si bien la véritable paix, du moins la paix de la créature raisonnable, et d’en recevoir le nom : à savoir, la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance les uns des autres en Dieu.”

De fait, saint Augustin ne conçoit la paix terrestre, temporelle, que comme moyen en vue de notre fin qui est d’être dans la paix céleste, c’est-à-dire en train d’adorer Dieu. La paix temporelle n’est pas une fin en soi, mais un moyen résultant de l’instauration de la justice. Cependant c’est un moyen un peu particulier, puisqu’il faut le considérer comme un bien commun en vue du vrai Bien. La paix est donc une partie du bien commun de la communauté, car elle permet une plus grande fécondité des biens matériels et spirituels. Elle n’est jamais acquise, mais c’est le travail de tous les jours : “La paix n’est pas une pure absence de guerre et elle ne se borne pas seulement à assurer l’équilibre de forces adverses ; elle ne provient pas non plus d’une domination despotique, mais c’est en toute vérité qu’on la définit ‘œuvre de justice’ (Es 32, 17). Elle est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin Fondateur, et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une justice plus parfaite. … La paix n’est jamais chose acquise une fois pour toutes, mais sans cesse à construire. Comme de plus la volonté humaine est fragile et qu’elle est blessée par le péché, l’avènement de la paix exige de chacun le constant contrôle de ses passions et la vigilance de l’autorité légitime.”[16]

Pour l’instauration de la paix, il faut que les États, les dirigeants, recherchent avant tout le bien commun, qui est l’ensemble des conditions sociales permettant aux sociétés d’arriver à leur fin. Le bien commun comprend : la paix sociale, la prospérité matérielle de la société ; le bon usage des biens et des ressources ; une communication des biens temporels et surtout spirituels ; la sagesse des institutions et des lois ; les bonnes mœurs, coutumes, religion et traditions ; tout le patrimoine historique et artistique. Le Catéchisme de l’Église Catholique nous dit : “Par bien commun, il faut entendre ‘l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée’. Le bien commun intéresse la vie de tous. Il réclame la prudence de la part de chacun, et plus encore de la part de ceux qui exercent la charge de l’autorité. Il comporte trois éléments essentiels : il suppose, en premier lieu, le respect de la personne en tant que telle. … En second lieu, le bien commun demande le bien-être social et le développement du groupe lui-même. … Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. Il suppose donc que l’autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et celle de ses membres. il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective.”[17] “Conformément à la nature sociale de l’homme, le bien de chacun est nécessairement en rapport avec le bien commun. Celui-ci ne peut être défini qu’en référence à la personne humaine.”[18] Le bien commun n’est pas la somme des biens propres, individuels, mais il permet au bien propre d’être orienté vers le plus grand bien de tous, et donc de chaque personne en particulier. Le bien commun appartient à tous pour le service de tous ; cela demande de la part des particuliers un effort de justice et de charité pour y concourir.

La paix ne pourra être instaurée qu’à partir du moment où il y a un minimum de justice et de solidarité dans la société. Jean-Paul II affirme que “la paix n’est pas seulement le fruit d’un accommodement, d’une négociation, d’une coopération solidaire toujours plus large. Plus profondément encore, elle est une valeur universelle parce qu’elle doit s’appuyer partout sur la justice et le respect identique des droits de l’homme qui s’imposent à tous. Les deux exigences vont de pair : Justitia et pax. Et comme le rappelait Pie XII : ‘opus justitia pax’ : la paix est le fruit de la justice.”[19] Ailleurs, il précise sa pensée en disant que « aujourd’hui on pourrait dire, avec la même justesse et la même force d’inspiration biblique (Is 32, 17 ; Jc 3, 18) : ‘Opus solidaritas pax’, la paix est le fruit de la solidarité. L’objectif de la paix, si désiré de tous, sera certainement atteint grâce à la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, mais aussi grâce à la pratique des vertus qui favorisent la convivialité et qui nous apprennent à vivre unis afin de construire dans l’unité, en donnant et en recevant, une société nouvelle et un monde meilleur” (Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°39).

Mais de quelle justice parle-t-on ? Saint Thomas développe longuement la vertu de justice[20] dans sa Somme Théologique (IIa-IIae Q. 57-122). Il commence le traité sur la justice par une question sur le droit : Qu’est-ce que le droit ? Et à partir de là, il nous explique ce qu’est la vertu de justice qui a pour objet propre le droit. En effet, la vertu de justice règle nos relations avec le prochain suivant une certaine égalité qui doit être juste. Le juste, c’est précisément le droit (jus en latin) à proprement parler, d’où la définition classique de la justice : “la justice est la disposition permanente de la volonté à rendre à chacun ce qui lui est dû.”[21] Le est ce qui est juste par rapport à chacun. En d’autres termes, le est le droit propre de chacun.[22] Ce dû doit être respecté tant dans les rapports interpersonnels (justice commutative) que dans les rapports avec la collectivité où la personne est ordonnée au bien commun (justice légale ou générale) et que dans les rapports de la collectivité avec les personnes (justice distributive).

Cependant, la justice ne suffit pas pour que tout aille bien dans le meilleur des mondes. Si la justice implique le respect d’un certain ordre, ce que prescrit la loi, ce n’est pas par simple conformité à l’égard de la loi, mais c’est à cause de l’amitié pour l’autre. Les Saintes Écritures nous invitent à pratiquer la justice, mais le Christ nous demande plus, il nous demande d’être parfait comme son Père qui est aux Cieux ; cela passe par la pratique de la charité si nous voulons espérer un jour la vision béatifique. La charité ne contredit pas la justice, mais l’accomplit. Il n’y a pas de charité sans l’accomplissement de la justice et il n’y a pas non plus de véritable justice qui ne réclame pas la charité.[23] La charité, dont le sommet est la miséricorde et le pardon, englobe la justice et la finalise en lui donnant sa dimension surnaturelle. Dieu est miséricordieux parce qu’il est juste. Il y a un ordre à respecter pour que les deux parviennent à leur plénitude. Cet ordre repose sur une hiérarchie des valeurs. Pie XI est très ferme dans l’Encyclique Quadragesimo anno au numéro 148 : “Mais pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de charité qui est le lien de la perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais, quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (1 Co 12, 26).”

Cependant la charité doit être bien comprise en matière sociale pour qu’elle puisse véritablement compléter la justice. En effet, il ne peut y avoir de charité si préalablement, il n’y a aucun respect de la justice. La charité vient parfaire la justice et non la remplacer : “Mais, pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice. L’Apôtre nous enseigne : ‘celui qui aime son prochain a accompli la loi’ ; et il en donne la raison : ‘Ces commandements : Tu ne commettras point d’adultère ; tu ne tueras point ; tu ne déroberas point, et ceux qu’on pourrait citer encore, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ (Rm 13, 8-9). Puisque, selon l’Apôtre, tous les devoirs se ramènent au seul précepte de la charité, cette vertu commande aussi les obligations de stricte justice, comme le devoir de ne pas tuer et de ne pas commettre de vol ; une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a un droit strict n’a rien de la vraie charité, ce n’est qu’un titre faux, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice ; il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité.”[24]

Nous pouvons compléter les propos de Pie XI par une citation de Justitia in mundo (Synode des Évêques de 1971) au numéro 37 : “L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du prochain. Et pour sa part la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour. Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu Lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour.”[25]

Cette charité qui englobe la vertu sociale de solidarité pousse à dépasser la justice avec la mise en pratique des œuvres de miséricorde, à commencer par le pardon et la correction fraternelle.

En tant que moyen, cette recherche de la paix a des limites, ce qui fait que le magistère peut parler de guerre juste dans certains cas, dans la mesure où l’injustice et le désordre sont tellement grands que tous les autres moyens pour rétablir l’ordre sont épuisés.

Il serait vain d’espérer instaurer un climat de paix sur des bases purement humaines. La paix est la conséquence d’un climat de justice et de charité qui lui-même ne peut être durable et vrai que là où Jésus-Christ règne en Roi dans les cœurs : “Prêcher l’Évangile, comme son divin Fondateur lui en a commis le soin (l’Église), en inculquant aux hommes la vérité, la justice et la charité, faire effort pour en enraciner solidement les préceptes dans les âmes et dans les consciences : voilà le plus noble et le plus fructueux travail en faveur de la paix.”[26] C’est là que nous comprenons l’importance de revenir aux principes de vie sociale et spirituelle formulés dans la Règle de saint Benoît en tant que facteur d’équilibre entre toutes les dimensions de la personne et de la vie humaine. Même si tous les principes exposés dans la Règle ne sont pas imposables à tous les hommes puisque l’application regarde les conseils évangéliques et pas seulement les préceptes du Décalogue, il est important de constater que ce qui fait la fameuse paix bénédictine, c’est l’harmonie entre la prière et le travail, ora et labora. De même pour nous, si nous voulons retrouver la paix de nos sociétés, nous devons plus la rechercher dans l’équilibre entre la prière et le travail entendu dans son sens le plus large, plutôt que dans des compromis diplomatiques qui ne durent jamais très longtemps.

La paix dans la société commence par la paix dans la famille. Mais la véritable paix est intérieure à l’homme et se communique au dehors de nous par notre exemple et notre action.[27] Cette paix intérieure est la paix que le Christ nous donne, la seule digne de ce nom. Elle est un des principaux fruits du Saint Esprit. Il ne faut pas confondre l’absence de conflits avec la paix, de même que ne pas pécher, ne signifie pas de soi pratiquer la justice et la charité. Cette paix intérieure résulte d’une unité de vie entre le spirituel et le temporel, entre la pensée et l’agir. ‘Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.’ La paix intérieure permet d’agir en profondeur et de rayonner autour de soi de façon à véritablement changer les structures de la société en vue d’une société où la justice et la charité aient la première place.

Jean-Paul II message du 1/1/2003 pour la paix nous donne les quatre piliers de la paix, les quatre grands moyens pour développer la culture de la paix et la faire croître : « Avec la clairvoyance qui le caractérisait, Jean XXIII identifia les conditions essentielles de la paix, à savoir les quatre exigences précises de l’esprit humain : la vérité, la justice, l’amour et la liberté (cf. ibid., I: l.c., pp. 265-266; La Documentation catholique, l.c., col. 519). La vérité, disait-il, constituera le fondement de la paix si tout homme prend conscience avec honnêteté que, en plus de ses droits, il a aussi des devoirs envers autrui. La justice édifiera la paix si chacun respecte concrètement les droits d’autrui et s’efforce d’accomplir pleinement ses devoirs envers les autres. L’amour sera ferment de paix si les personnes considèrent les besoins des autres comme les leurs propres et partagent avec les autres ce qu’elles possèdent, à commencer par les valeurs de l’esprit. Enfin, la liberté nourrira la paix et lui fera porter du fruit si, dans le choix des moyens pris pour y parvenir, les individus suivent la raison et assument avec courage la responsabilité de leurs actes. … Le chemin vers la paix, enseignait le Pape dans l’encyclique, devait passer par la défense et la promotion des droits humains fondamentaux. En effet, toute personne humaine jouit de ces droits, non comme d’un privilège concédé par une certaine classe sociale ou par l’État, mais comme d’une prérogative qui lui est propre en tant que personne. »

Conclusion

            J’ai déjà été bien long, mais je désirerai conclure en vous disant que le conflit, quel qu’il soit et y compris dans une entreprise, n’est pas une fatalité. Notre responsabilité de chrétien est justement de rechercher l’intimité avec Dieu pour vivre de sa présence à chaque instant par la transformation de notre conversation intérieure de nous même avec nous même avec notre divin Créateur et notre Mère du Ciel. De cette intimité, tel un prisme recevant et diffusant la lumière, nous pourrons transmettre la paix de Dieu car notre âme en sera premièrement remplie. Mais n’oublions pas que le plus cours chemin de la paix reste la pratique de la justice et de la charité, qui passe par le respect de l’autre avec qui nous sommes appelés à dialoguer pour construire la civilisation de l’Amour dont nous parle si souvent Jean-Paul II.

            Sans dialogue dans la vérité et le respect de l’autre, il ne peut y avoir de paix durable. À l’heure de la communication, l’homme vit de plus en plus replié sur lui-même et ne dialogue plus ni avec Dieu, ni avec son prochain, ce qui crée un climat social inverse à la paix. Voilà notre véritable programme de chrétien : le service fondé sur le dialogue avec Dieu et notre prochain pour établir la paix, œuvre de justice et de charité. Plus tard, nous serons jugés sur cela, sur la charité et la justice qui construisent et réalisent la béatitude des artisans de paix afin d’être appelé fils de Dieu par notre témoignage de son amour dans le monde.

[1] Encyclique Ecclesiam suam, n°47 et 49 et 50 : Paul VI nous indique les caractéristiques pour réaliser un véritable dialogue : “Le dialogue est donc un moyen d’exercer la mission apostolique ; c’est un art de communication spirituelle. Ses caractères sont les suivants : La clarté avant tout : le dialogue suppose et exige qu’on se comprenne ; il est une transmission de pensée et une invitation à l’exercice des facultés supérieures de l’homme ; ce titre suffirait pour le classer parmi les plus nobles manifestations de l’activité et de la culture humaine. Cette exigence initiale suffit aussi à éveiller notre zèle apostolique pour recevoir toutes les formes de notre langage : celui-ci est-il compréhensible, est-il populaire, est-il choisi ? Un autre caractère est la douceur, celle que le Christ nous propose d’apprendre de Lui-même : ‘Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur’ (Mt 11, 29) ; le dialogue n’est par orgueilleux ; il n’est pas piquant ; il n’est pas offensant. Son autorité lui vient de l’intérieur, de la vérité qu’il expose, de la charité qu’il répand, de l’exemple qu’il propose ; il n’est pas commandement et ne procède pas de façon impérieuse. Il est pacifique ; il évite les manières violentes ; il est patient ; il est généreux. La confiance, tant dans la vertu de sa propre parole que dans la capacité d’accueil de l’interlocuteur. Cette confiance provoque les confidences et l’amitié ; elle lie entre eux les esprits dans une mutuelle adhésion à un Bien qui exclut toute fin égoïste. La prudence pédagogique enfin, qui tient compte des conditions psychologiques et morales de l’auditeur : selon qu’il s’agit d’un enfant, d’un homme sans culture ou sans préparation, ou défiant, ou hostile. Elle cherche aussi à connaître la sensibilité de l’autre et à se modifier, raisonnablement, soi-même, et à changer sa présentation pour ne pas lui être déplaisant et incompréhensible. Dans le dialogue ainsi conduit se réalise l’union de la vérité et de la charité, de l’intelligence et de l’amour. … Il faut avant même de parler, écouter la voix et plus encore le cœur de l’homme ; le comprendre et, autant que possible, le respecter et, là où il le mérite, aller dans son sens. … Le climat du dialogue, c’est l’amitié. Bien mieux, le service. … Notre dialogue ne peut être une faiblesse vis-à-vis des engagements de notre foi.”

[2] “Les injustices, les inégalités excessives d’ordre économique ou social, l’envie, la méfiance et l’orgueil qui sévissent entre les hommes et les nations, menacent sans cesse la paix et causent les guerres. Tout ce qui est fait pour vaincre ces désordres contribue à édifier la paix et à éviter la guerre” (Catéchisme de l’Église Catholique, n°2317).

[3] Pie XII, Radio Message du 1er juin 1941, n°26.

[4] “Il faut respecter et traiter avec humanité les non-combattants, les soldats blessés et les prisonniers. Les actions délibérément contraires au droit des gens et à ses principes universels, comme les ordres qui les commandent, sont des crimes. Une obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s’y soumettent. Ainsi l’extermination d’un peuple, d’une nation ou d’une minorité ethnique doit être condamnée comme un péché mortel. On est moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide. Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation” (Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et seps, n°80,4). “Un risque de la guerre moderne est de fournir l’occasion aux détenteurs des armes scientifiques, notamment atomiques, biologiques ou chimiques, de commettre de tels crimes” (Catéchisme de l’Église Catholique, n°2313-2314). Le Concile Vatican II dit : “Il existe, pour tout ce qui concerne la guerre, diverses conventions internationales, qu’un assez grand nombre de pays ont signées en vue de rendre moins inhumaines les actions militaires et leurs conséquences. Telles sont les conventions relatives au sort des soldats blessés, à celui des prisonniers, et divers engagement de ce genre. Ces accords doivent être observés ; bien plus, tous, particulièrement les autorités publiques ainsi que les personnalités compétentes, doivent s’efforcer autant qu’ils le peuvent de les améliorer, et de leur permettre ainsi de mieux contenir, et de façon plus efficace, l’inhumanité des guerres. Il semble en outre équitable que des lois pourvoient avec humanité au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, pourvu qu’ils acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté humaine. La guerre, assurément, n’a pas disparu de l’horizon humain. Et, aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense. Les chefs d’État et ceux qui partagent les responsabilités des affaires publiques ont donc le devoir d’assurer la sauvegarde des peuples dont ils ont la charge, en ne traitant pas à la légère des questions aussi sérieuses. Mais faire la guerre pour la juste défense des peuples est une chose, vouloir imposer son empire à d’autres nations en est une autre. La puissance des armes ne légitime pas tout usage de cette force à des fins politiques ou militaires. Et ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient, par le fait même, licite entre parties adverses” (Constitution pastorale Gaudium et spes, n°79, 3-4).

[5] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2310-2311.

[6] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2309.

[7] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2265.

[8] Jean-Paul II nous dit dans l’Encyclique Evangélium vitae (n°55) : “Cela ne doit pas surprendre : tuer l’être humain, dans lequel l’image de Dieu est présente, est un péché d’une particulière gravité. Seul Dieu est maître de la vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas nombreux et souvent dramatiques qui se présentent chez les individus et dans la société, la réflexion des croyants a tenté de parvenir à une compréhension plus complète et plus profonde de ce que le commandement de Dieu interdit et prescrit. Il y a des situations dans lesquelles les valeurs proposées par la Loi de Dieu apparaissent sous une forme paradoxale. C’est le cas, par exemple, de la légitime défense, pour laquelle le droit de protéger sa vie et le devoir de ne pas léser celle de l’autre apparaissent concrètement difficiles à concilier. Indubitablement, la valeur intrinsèque de la vie et le devoir de s’aimer soi-même autant que les autres fondent un véritable droit à se défendre soi-même. Ce précepte exigeant de l’amour pour les autres, énoncé dans l’Ancien Testament et confirmé par Jésus, suppose l’amour de soi présenté parallèlement : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ (Mc 12, 31). Personne ne pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque d’amour de la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu d’un amour héroïque qui approfondit et transfigure l’amour de soi, selon l’esprit des béatitudes évangéliques (cf. Mt 5, 38-48), dans l’oblation radicale dont le Seigneur Jésus est l’exemple sublime. D’autre part, ‘la légitime défense peut être non seulement un droit, mais un grave devoir, pour celui qui est responsable de la vie d’autrui, du bien commun de la famille ou de la cité’. Il arrive malheureusement que la nécessité de mettre l’agresseur en condition de ne pas nuire comporte parfois sa suppression. Dans une telle hypothèse, l’issue mortelle doit être attribuée à l’agresseur lui-même qui s’y est exposé par son action, même dans le cas où il ne serait pas moralement responsable par défaut d’usage de sa raison.”

[9] Saint Thomas nous dit : “Rien n’empêche qu’un même acte ait deux effets, dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme nous l’avons dit, accidentel à l’acte. Ainsi l’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il est naturel à un être de se maintenir dans l’existence autant qu’il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n’est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet, ‘il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime.’ Et il n’est pas nécessaire au salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui. Mais parce qu’il n’est permis de tuer un homme qu’en vertu de l’autorité publique et pour le bien commun, nous l’avons montré, il est illicite de vouloir tuer un homme pour se défendre, à moins d’être investi soi-même de l’autorité publique. On pourra alors avoir directement l’intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public ; c’est évident pour le soldat qui combat contre les ennemis de la patrie et les agents de la justice qui luttent contre les bandits. Toutefois ceux-là aussi pèchent s’ils sont mus par la une passion personnelle” (Som. Th., IIa-IIae, Q. 64, a. 7).

[10] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2263-2264.

[11] Jean XXIII nous dit : “On a coutume de justifier les armements en répétant que, dans les conjonctures du moment, la paix n’est assurée que moyennant l’équilibre des forces armées. Alors toute augmentation du potentiel militaire en quelque endroit provoque de la part des autres États un redoublement d’efforts dans le même sens. … La justice, la sagesse, le sens de l’humanité réclament, par conséquent, qu’on arrête la course aux armements ; elles réclament la réduction parallèle et simultanée de l’armement existant dans les divers pays, la proscription de l’arme atomique, et enfin le désarmement dûment effectué d’un commun accord et accompagné de contrôles efficaces. … Mais que tous soient bien convaincus : l’arrêt de l’accroissement du potentiel militaire, la diminution effective des armements et – à plus forte raison – leur suppression sont choses irréalisables ou presque sans un désarmement intégral qui atteigne aussi les âmes : il faut s’employer unanimement et sincèrement à y faire disparaître la peur et la psychose de guerre. Cela suppose qu’à l’axiome qui veut que la paix résulte de l’équilibre des armements, on substitue le principe que la vraie paix ne peut s’édifier que dans la confiance mutuelle. Nous estimons que c’est là un but qui peut être atteint, car il est à la fois réclamé par la raison, souverainement désirable, et de la plus grande utilité” (Encyclique Pacem in terris, n°110 et 112-113).

[12] Le Concile Vatican II dit : “Quoi qu’il en soit de ce procédé de dissuasion, on doit néanmoins se convaincre que la course aux armements, à laquelle d’assez nombreuses nations s’en remettent, ne constitue pas une voie sûre pour le ferme maintien de la paix et que le soi-disant équilibre qui en résulte n’est ni une paix stable ni une paix véritable. Bien loin d’éliminer ainsi les causes de guerre, on risque au contraire de les aggraver peu à peu. Tandis qu’on dépense des richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles, il devient impossible de porter suffisamment remède à tant de misères présentes de l’univers. Au lieu d’apaiser véritablement et radicalement les conflits entre nations, on ne répand plutôt la contagion à d’autres parties du monde. Il faudra choisir des voies nouvelles en partant de la réforme des esprits pour en finir avec ce scandale et pour pouvoir ainsi libérer le monde de l’anxiété qui l’opprime et lui rendre une paix véritable. C’est pourquoi, il faut derechef déclarer : la course aux armements est une plaie extrêmement grave de l’humanité et lèse les pauvres d’une manière intolérable” (Constitution pastorale Gaudium et spes, n°81, 2-3).

[13] Jean-Paul II dit : “Si la production des armes est un grave désordre qui règne dans le monde actuel face aux vrais besoins des hommes et à l’emploi des moyens aptes à les satisfaire, il n’en est pas autrement pour le commerce de ces armes. Et il faut ajouter qu’à propos de ce dernier le jugement moral est encore plus sévère. Il s’agit, on le sait, d’un commerce sans frontière, capable de franchir même les barrières des blocs. Il sait dépasser la séparation entre l’Orient et l’Occident, et surtout celle qui oppose le Nord et le Sud, jusqu’à s’insérer – ce qui est plus grave – entre les diverses parties qui composent la zone méridionale du monde. Ainsi, nous nous trouvons devant un phénomène étrange : tandis que les aides économiques et les plans de développement se heurtent à l’obstacle de barrières idéologiques insurmontables et de barrières de tarifs et de marché, les armes de quelque provenance que ce soit circulent avec une liberté quasi absolue dans les différentes parties du monde. Et personne n’ignore… qu’en certains cas les capitaux prêtés par le monde développé ont servi à l’achat d’armements dans le monde non développé” (Encycliques Sollicitudo rei socialis, n°24).

[14] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2315-2316.

[15] Saint Thomas nous dit : “En effet, l’intention de tout gouvernant doit tendre à procurer le salut de ce qu’il a entrepris de gouverner. Car il appartient au pilote en protégeant son navire des périls de la mer de le conduire indemne à bon port. Or le bien et le salut d’une multitude assemblée en société est dans la conservation de son unité, qu’on appelle paix ; si celle-ci disparaît, l’utilité de la vie sociale est abolie, bien plus, une multitude en dissension est insupportable à soi-même. Tel est donc le but auquel celui qui dirige la multitude doit le plus viser : procurer l’unité de la paix. … Un gouvernement sera donc d’autant plus utile qu’il sera plus efficace pour conserver l’unité de la paix. Car nous appelons plus utile ce qui amène mieux à la fin” (De Regno, Livre I, ch. 2).

[16] Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n°78, 1.

[17] Catéchisme de l’Église Catholique, n°1906-1909.

[18] Catéchisme de l’Église Catholique, n°1905.

[19] Jean-Paul II, Discours au corps diplomatique du 11/1/1986.

[20] La vertu de justice est une des quatre grandes vertus cardinales. Ces “quatre vertus jouent un rôle charnière. Pour cette raison on les appelle ‘cardinales’ ; toutes les autres se regroupent autour d’elles. Ce sont la prudence, la justice, la force et la tempérance.”[20] Autour de la vertu de justice, se regroupent la vertu de religion et les vertus sociales qui se composent de la piété filiale, du respect, de la dulie (respect et honneur que l’on rend aux anges et aux saints) ou du devoir de rendre les honneurs à qui de droit, de l’obéissance, de la reconnaissance ou de la gratitude et de la vérité. À la vertu de Justice s’opposent l’injustice, l’homicide, l’exclusion ou l’acception des personnes (action de considérer la qualité d’une personne, d’en tenir compte au préjudice d’une autre personne), la mutilation, les coups, la violence contre les personnes, le vol, l’injure, la diffamation, la médisance, la moquerie, la malédiction, la fraude, l’usure. En tant que péchés contraires à la vertu de Religion : la superstition, l’idolâtrie, la tentation de Dieu, le parjure, le sacrilège, la simonie. En tant que péchés contraires aux vertus sociales : la désobéissance, l’ingratitude, la vengeance, le mensonge, la simulation et l’hypocrisie, la jactance, l’ironie, l’adulation ou flatterie ; l’avarice, la prodigalité.

[21] Som. Th., IIa-IIae, Q. 58, a. 11 : “Nous venons de voir que la matière de la justice est l’activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité dont elle fait usage, se trouve proportionnée à la personne avec qui la justice nous met en relation. Or on dit qu’une chose appartient en propre à une personne donnée, lorsqu’elle lui est due selon une égalité de proportion. C’est pourquoi l’acte propre de la justice consiste bien à rendre à chacun son dû.”

[22] Som. Th., IIa-IIae, Q. 58, a. 1 : “Cette définition de la justice est exacte, si elle est bien comprise. Toute vertu étant un habitus, c’est-à-dire le principe d’actes bons, il faut définir la vertu par l’acte bon ayant pour objet la matière même de la vertu. Or, la justice envisage comme sa matière propre tout ce qui est relation avec autrui, on le verra bientôt. C’est pourquoi l’on considère l’acte de la justice dans sa relation avec sa matière propre et son objet lorsqu’on dit qu’elle attribue à chacun son droit car Isidore donne l’étymologie suivante du mot juste : ‘Celui qui observe le droit (jus).’ Mais pour qu’un acte, quelle que soit la matière sur laquelle il s’exerce, soit vertueux, il faut qu’il soit volontaire et qu’il soit stable et ferme ; car le Philosophe nous dit que tout acte de vertu requiert trois conditions : 1. que son auteur sache ce qu’il fait, 2. qu’il le fasse par un choix réfléchi et pour la fin requise, 3. qu’il agisse avec constance. La première condition est incluse dans la deuxième, parce que ‘l’action faite par ignorance est involontaire’, dit encore Aristote. C’est pourquoi, dans la définition de la justice que nous avons donnée, on a d’abord posé la volonté, pour montrer que tout acte de justice doit être volontaire. On a ensuite ajouté la constance et la perpétuité, pour indiquer la fermeté de l’acte. Et cette définition de la justice est ainsi complète, si ce n’est qu’à la place de l’habitus on a posé l’acte qui le spécifie, l’habitus se définissant par l’acte. Si l’on voulait mettre cette définition dans une forme logique parfaite, il faudrait dire que ‘la justice est l’habitus par lequel on donne, d’une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit’. Et c’est presque la définition que nous trouvons chez Aristote : ‘La justice est un habitus qui fait agir quelqu’un conformément au choix qu’il a fait de ce qui est juste’.”

[23] “Il n’y a pas de distance entre l’amour prochain et la volonté de justice. C’est dénaturer à la fois l’amour et la justice que de les opposer. Bien plus, le sens de la miséricorde complète celui de la justice en l’empêchant de s’enfermer dans le cercle de la vengeance” (Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis conscientia, n°57).

[24] Encyclique Divini Redemptoris, n°49.

[25] Pour compléter le sujet, il serait bon de relire l’Encyclique Dives et misericordia de Jean-Paul II (n°12, 3 ; n°14, 4-8 ; n°14, 10-11) : “Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de la justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : ‘Œil pour œil, dent pour dent’ (Mt 5, 38). Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de la liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler : ‘summum ius, summa iniura’, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit qui conditionnent l’ordre même de la justice. … Ainsi donc, le chemin que le Christ nous a indiqué dans le Sermon sur la Montagne avec la béatitude des miséricordieux est bien plus riche que ce que nous pouvons parfois découvrir dans la façon dont on parle habituellement de la miséricorde. On considère communément la miséricorde comme un acte ou un processus unilatéral, qui présuppose et maintient les distances entre celui qui fait miséricorde et celui qui la reçoit, entre celui qui fait le bien et celui qui en est gratifié. De là vient la prétention de libérer les rapports humains et sociaux de la miséricorde, et de les fonder seulement sur la justice. Mais ces opinions sur la miséricorde ne tiennent pas compte du lien fondamental entre la miséricorde et la justice dont parlent toute la tradition biblique et surtout la mission messianique de Jésus-Christ. La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice. Si cette dernière est de soi propre à ‘arbitrer’ entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l’amour au contraire, et seulement lui (et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons ‘miséricorde’), est capable de rendre l’homme à lui-même. La miséricorde véritablement chrétienne est également, dans un certain sens, la plus parfaite incarnation de ‘l’égalité’ entre les hommes, et donc aussi l’incarnation la plus parfaite de la justice, en tant que celle-ci, dans son propre domaine, vise au même résultat. L’égalité introduite par la justice se limite cependant au domaine des biens objectifs et extérieurs, tandis que l’amour et la miséricorde permettent aux hommes de se rencontrer entre eux dans cette valeur qu’est l’homme même, avec la dignité qui lui est propre. En même temps, ‘l’égalité’ née de l’amour ‘patient et bienveillant’ (1 Co 13, 4) n’efface pas les différences : celui qui donne devient plus généreux lorsqu’il se sent payé en retour par celui qui accepte son don ; réciproquement, celui qui sait recevoir le don avec la conscience que lui aussi fait du bien en l’acceptant, sert pour sa part la grande cause de la dignité de la personne, et donc contribue à unir les hommes entre eux d’une manière plus profonde. Ainsi donc, la miséricorde devient un élément indispensable pour façonner les rapports mutuels entre les hommes, dans un esprit de grand respect en ce qui est humain et envers la fraternité réciproque. Il n’est pas possible d’obtenir l’établissement de ce lien entre les hommes si l’on veut régler leurs rapports mutuels uniquement en fonction de la justice. Celle-ci, dans toute la sphère des rapports entre les hommes, doit subir pour ainsi dire une ‘refonte’ importante de la part de l’amour qui est – comme le proclame St Paul – ‘patient’ et ‘bienveillant’, ou, en d’autres termes, qui porte en soi les caractéristiques de l’amour miséricordieux, si essentielles pour l’Évangile et pour le christianisme. Rappelons en outre que l’amour miséricordieux comporte aussi cette tendresse et cette sensibilité du cœur dont nous parle si éloquemment la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15, 11-32), ou encore celles de la brebis et de la drachme perdues (Lc 15, 1-10). Aussi l’amour miséricordieux est-il indispensable, surtout entre ceux qui sont les plus proches : entre les époux, entre parents et enfants, entre amis ; il est indispensable dans l’éducation et la pastorale. Cependant, son champ d’action ne se borne pas à cela. Si Paul VI a indiqué à plusieurs reprises que la ‘civilisation de l’amour’ était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts dans le domaine social et culturel comme dans le domaine économique et politique, il convient d’ajouter que ce but ne sera jamais atteint tant que, dans nos conceptions et nos réalisations concernant le domaine large et complexe de la vie en commun, nous nous en tiendrons au principe ‘œil pour œil et dent pour dent’ ; tant que nous ne tendrons pas, au contraire, à le transformer dans son essence, en agissant dans un autre esprit. Il est certain que c’est aussi dans cette direction que nous conduit le Concile Vatican II lorsque, parlant d’une manière répétée de la nécessité de rendre le monde contemporain comme la réalisation de cette tâche. Le monde des hommes ne pourra devenir toujours plus humain que si nous introduisons dans le cadre multiforme des rapports interpersonnels et sociaux, en même temps que la justice, cet ‘amour miséricordieux’ qui constitue le message messianique de l’Évangile. Le monde des hommes pourra devenir ‘toujours plus humain’ seulement lorsque nous introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le moment du pardon, si essentiel pour l’Évangile. Le pardon atteste qu’est présent dans le monde l’amour plus fort que le péché. En outre, le pardon est la condition première de la réconciliation, non seulement dans les rapports de Dieu avec l’homme, mais aussi dans les relations entre les hommes. Un monde d’où on éliminerait le pardon serait seulement un monde de justice froide et irrespectueuse, au nom de laquelle chacun revendiquerait ses propres droits vis-à-vis de l’autre ; ainsi, les égoïsmes de toute espèce qui sommeillent dans l’homme pourraient transformer la vie et la société humaine en un système d’oppression des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d’une lutte permanente des uns contre les autres. … Le Christ souligne avec insistance la nécessité de pardonner aux autres : lorsque Pierre Lui demande combien de fois il devrait pardonner à son prochain, Lui indique le chiffre symbolique de ‘soixante-dix fois sept fois’ (Mt 18, 22), voulant lui montrer ainsi qu’il devrait savoir pardonner à tous et toujours. Il est évident qu’une exigence aussi généreuse de pardon n’annule pas les exigences objectives de la justice. La justice bien comprise constitue pour ainsi dire le but du pardon. Dans aucun passage du message évangélique, ni le pardon ni même la miséricorde qui en est la source, ne signifient indulgence envers le mal, envers le scandale, envers le tort causé ou les offenses. En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l’offense sont conditions du pardon. Ainsi donc, la structure frontière de la justice entre toujours dans le champ de la miséricorde. Celle-ci toutefois a la force de conférer à la justice un contenu nouveau, qui s’exprime de la manière la plus simple et la plus complète dans le pardon. Le pardon, en effet, manifeste qu’en plus du processus de ‘compensation’ et de ‘trêve’ caractéristique de la justice, l’amour est nécessaire pour que l’homme s’affirme comme tel. L’accomplissement des conditions de la justice est indispensable surtout pour que l’amour puisse révéler son propre visage.”

[26] Pie XII, Encyclique Summi Pontificatus.

[27] Jean XXIII dit : “De fait, la paix ne saurait régner entre les hommes, si elle ne règne d’abord en chacun d’eux, c’est-à-dire si chacun n’observe en lui-même l’ordre voulu par Dieu. ‘Ton âme veut-elle vaincre les passions qui sont en elles ?’ interroge saint Augustin. Et il répond : ‘Qu’elle se soumette à Celui qui est en haut et elle vaincra ce qui est en bas. Et tu auras la paix : la vraie paix, la paix sans équivoque, la paix pleinement établie sur l’ordre. Et quel est l’ordre propre à cette paix ? Dieu commande à l’âme et l’âme commande au corps. Rien de plus ordonné’.” Encyclique Pacem in terris, n°165) ; L’imitation de Jésus-Christ (Livre II, ch. 3) nous dit : “Conservez-vous premièrement dans la paix : et alors vous pourrez la donner aux autres. Le pacifique est plus utile que le savant. Un homme passionné change le bien en mal, et croit le mal aisément. L’homme paisible et bon ramène tout au bien. Celui qui est affermi dans la paix ne pense mal de personne ; mais l’homme inquiet et mécontent est agité de divers soupçons : il n’a jamais de repos, et n’en laisse point aux autres. Il dit souvent ce qu’il ne faudrait pas dire, et ne fait pas ce qu’il faudrait faire. Attentif au devoir des autres, il néglige ses propres devoirs. Ayez donc premièrement du zèle pour vous-même, et vous pourrez ensuite avec justice l’étendre sur le prochain. … Au reste, toute notre paix, dans cette misérable vie, consiste plus dans une souffrance humble que dans l’exemption de la souffrance. Qui sait le mieux souffrir possédera la plus grande paix. Celui-là est vainqueur de soi et maître du monde, ami de Jésus-Christ et héritier du ciel.”




Pourquoi l’Église a-t-elle une Doctrine Sociale ?

Depuis l’élection de Jean-Paul II, l’Église parle beaucoup de sa doctrine sociale. Ceci pourrait être perçu comme un étrange paradoxe : l’Église qui a une mission d’ordre spirituelle et surnaturelle, s’intéresse de prêt à la vie de la société. En fait, l’Église cherche à éclairer notre comportement en société pour permettre de conformer en tout point notre vie à l’Évangile.

Depuis l’avènement de Jean-Paul II au souverain pontificat, nous entendons régulièrement parler de la Doctrine Sociale de l’Église (D.S.E.), mais qu’est-ce que c’est exactement ? Pourquoi l’Église qui a une mission spirituelle, s’intéresse-t-elle à la vie et à l’organisation de la société ? Quelle influence pratique la D.S.E devrait-elle avoir dans la vie de chaque chrétien ?

La Doctrine Sociale de l’Église a une longue histoire[1] qui commence le jour de la Pentecôte, où les Apôtres, recevant les dons du Saint-Esprit, partent à travers le monde annoncer l’Évangile. Même si la dénomination de D.S.E. est récente, cela ne signifie pas que ses principes n’ont pas été appliqués dès les temps apostoliques. Croire qu’elle ne débute qu’avec la première grande encyclique sociale de Léon XIII en 1891, Rerum novarum, serait une grave erreur. Tout au long de l’Ancien Testament, nous trouvons de véritables textes de doctrine sociale, notamment dans le prophète Jérémie qui critique vigoureusement les abus de sont époques. Les Pères de l’Église ont, à leur tour, abondamment parlé et écrit sur le sujet. Il nous suffit de regarder les écrits de saint Clément d’Alexandrie, de saint Basile, saint Ambroise, de saint Augustin ou encore de saint Jean Chrysostome pour voir comment ils se sont élevés, par exemple, contre les injustices sociales provoquées par les grands propriétaires fonciers, contre l’avortement et le divorce, contre la guerre injuste, etc.. Au Moyen-Âge, nous pouvons citer saint Thomas d’Aquin qui parla beaucoup de la loi, de la justice, de la guerre juste, de l’autorité et du gouvernement. À la renaissance Francisco de Vitoria se pencha plus particulièrement sur le sort des indiens d’Amérique et fut ainsi à l’origine du droit international. Au XIXème siècle les catholiques sociaux ont lutté contre les injustices de la révolution industrielle et ont ainsi permis à Léon XIII de faire une série d’encycliques sociales rappelant les exigences de l’Évangile. Devant le refus grandissant des hommes du XXème siècle de vivre chrétiennement, les papes n’ont cessé de rappeler les exigences sociales du christianisme, élaborant ainsi une véritable Doctrine Sociale.

Avant même de définir ce qu’est la Doctrine Sociale de l’Église, nous devons nous interroger sur sa compétence pour intervenir en cette matière. En effet, l’Église, par sa mission, a le droit et le devoir d’intervenir en matière sociale dès que la nécessité s’en fait sentir. La raison est triple :

  1. Dieu voulant sauver la création, l’Église doit annoncer ce message de salut à tous les peuples[2];

  2. L’Église, de par sa mission, est ‘Mère et éducatrice’ des consciences des hommes[3] et, par conséquent, doit les éclairer tous les hommes sur ce qui est conforme à l’Évangile ou ce qui s’y oppose radicalement ;

  3. L’Église doit préserver l’unité et la charité au sein du Corps Mystique du Christ. Pour cela, elle doit dénoncer les atteintes portées à la foi, à la morale et à la dignité de la personne humaine,[4] car l’Église est “gardienne et interprète de la doctrine de Jésus-Christ”,[5] et “gardienne, par la volonté de Dieu et par mandat du Christ, de l’ordre naturel et surnaturel”.[6]

Par conséquent, l’Église s’est toujours reconnue ce droit d’intervention dans le domaine temporel selon diverses modalités suivant les situations historiques. Si l’Église s’arroge un droit de regard sur le temporel, ce n’est pas pour s’accaparer un pouvoir, mais pour éclairer les hommes sur leurs devoirs et les aider, voire même de façon concrète par des œuvres caritatives, et ceci en raison de sa compétence provenant de sa mission. Le Catéchisme de l’Église Catholique rappelle que “l’Église porte un jugement moral, en matière économique et sociale, ‘quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent’ (Gaudium et spes, n°76, 5). Dans l’ordre de la moralité elle relève d’une mission distincte de celle des autorités politiques : l’Église se soucie des aspects temporels du bien commun en raison de leur ordination au souverain Bien, notre fin ultime. Elle s’efforce d’inspirer les attitudes justes dans le rapport aux biens terrestres et dans les relations socio-économiques” (n°2420).

Maintenant que nous avons vu la compétence de l’Église en matière sociale, nous pouvons la définir en disant que la Doctrine Sociale de l’Église est un ensemble de vérités morales et religieuses, un ensemble de principes, ainsi qu’un ensemble de valeurs, une hiérarchie des valeurs qu’il faut croire, respecter, défendre, aimer et mettre en œuvre dans notre vie quotidienne.[7] Ces valeurs sont des exigences fondamentales de la condition humaine créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, en vue de sa fin surnaturelle, la vision béatifique. Le Catéchisme de l’Église Catholique résume ainsi ce qu’est la D.S.E. : “La doctrine sociale de l’Église propose des principes de réflexion ; elle dégage des critères de jugement ; elle donne des orientations pour l’action” (n.2423). Jean-Paul II dit en d’autres termes : “Elle (la D.S.E.) n’est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la Foi et de la Tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale. L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale, font partie de la mission d’évangélisation de l’Église. Et s’agissant d’une doctrine destinée à guider la conduite de la personne, elle a pour conséquence ‘l’engagement pour la justice’ de chacun suivant son rôle, sa vocation, sa condition”.[8]

La D.S.E. est une doctrine, c’est-à-dire un enseignement constant de l’Église en matière sociale, mais cet enseignement, tout en étant fidèle à ses principes, doit toujours s’adapter aux situations changeantes de la vie de la société. Le Catéchisme de l’Église Catholique dit : “L’enseignement social de l’Église comporte un corps de doctrine qui s’articule à mesure que l’Église interprète les événements au cours de l’histoire, à la lumière de l’ensemble de la parole révélée par le Christ Jésus avec l’assistance de l’Esprit Saint. Cet enseignement devient d’autant plus acceptable pour tous les hommes de bonne volonté qu’il inspire davantage la conduite des fidèles” (n.2422).[9] Jean-Paul II rappelle à ce sujet : “En effet, continuité et renouvellement apportent une confirmation de la valeur constante de l’enseignement de l’Église. Ces deux qualités caractérisent son enseignement en matière sociale. D’un côté, cet enseignement est constant parce que identique dans son inspiration de base, dans ses ‘principes de réflexion’, dans ses ‘critères de jugement’, dans ses ‘directives d’action’ fondamentales et surtout dans son lien essentiel avec l’Évangile du Seigneur ; d’un autre côté, il est toujours nouveau parce que sujet aux adaptations nécessaires et opportunes entraînées par les changements des conditions historiques et par la succession ininterrompue des événements qui font la trame de la vie des hommes et de la société”.[10]

Les principaux sujets dont traite la D.S.E. sont la justice sociale et la solidarité, la propriété et la répartition des biens, la famille, le travail, les lois, l’autorité et le gouvernement, les droits et devoirs de l’homme à commencer par le droit à la vie, l’État, l’entreprise et les associations, les syndicats, l’économie, les relations internationales, la guerre, la culture.

La D.S.E. a pour fondement la loi naturelle et la Révélation, la sagesse humaine et l’Évangile.[11] Ces deux piliers sont complémentaires et n’en font qu’un comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.

En constituant ainsi une véritable Doctrine Sociale, l’Église a pour unique objectif d’aider les hommes à vivre l’Évangile à travers les réalités quotidiennes de notre vie afin de “créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien.”[12] Elle a donc pour finalité de construire la civilisation de l’Amour, dont parle si souvent Jean-Paul II, et être un véritable instrument d’évangélisation. Le but de l’Église n’est pas de créer une société humainement parfaite, mais de permettre à l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, de vivre l’Évangile et d’avoir, dès ici-bas, une grande intimité avec la très Sainte Trinité au plus profond de son âme, et cela quels que soient le pays dans lequel il vit et quel que soit sa condition sociale. L’important n’est pas tant ce que l’on fait, ce que l’on a, où l’on est, mais l’amour que nous montrons à Dieu dans les moindres détails de notre vie, ainsi que dans les personnes que nous sommes appelées à côtoyer tout au long de nos journées à l’image de Jésus lavant les pieds de ses disciples avant d’instituer l’Eucharistie, le sacrement de son amour pour nous. Par conséquent, la Doctrine Sociale de l’Église nous invite à entrer dans la logique de l’amour de Dieu dans notre vie quotidienne, car il ne peut y avoir de dissociation entre l’assistance à la messe dominicale et notre vie familiale et professionnelle, cela ne forme qu’un tout pour la plus grande gloire de Dieu et la sanctification de notre âme. De ce fait, vivre les principes de la D.S.E. constitue une réponse de l’homme à l’Amour que Dieu nous manifeste constamment, pour rentrer dans son amour.

Autrement dit, la D.S.E. nous donne des repères pour vivre au quotidien l’Évangile. L’ensemble des principes et valeurs de la D.S.E sont là pour nous aider à vivre notre foi, notre espérance et notre charité. Ces trois vertus théologales peuvent rester lettres mortes si on ne cherche pas à les vivre dans nos relations avec les autres. Dans notre vie quotidienne, la bonne volonté ne suffit pas, ce ne sont pas ceux qui disent ‘Seigneur, Seigneur’ qui pourront voir le Père au terme de notre pèlerinage terrestre, mais bien ceux qui font la volonté du Père en cherchant à aimer et servir dans ‘les plus petits de ses frères’.

Comment prétendre aimer Dieu si par nos bulletins de vote on ne cherche pas à défendre la vie dès sa conception ainsi que la famille ? Comment prétendre suivre le Christ si on réduit le travail à une obligation et si on l’organise de façon inhumaine et sans une juste rétribution ? Comment prétendre être à l’écoute de l’Esprit Saint si on organise la vie économique et politique sans Dieu en laissant la loi du plus fort s’instaurer ? Comment prétendre aimer le Père si on ne remet pas la vie spirituelle au cœur de notre vie pour pouvoir promouvoir la vraie paix, objet de la septième béatitude ?

En conclusion, il faut savoir que la Doctrine sociale de l’Église existe, la découvrir, l’étudier pour la mettre en pratique. Souvent on croit que l’Église observe un certain mutisme sur les problèmes sociaux de notre temps, alors qu’il n’en ait rien. Évidemment les médias n’en font pas échos, c’est pourquoi, il faut s’en intéresser par soi-même selon les recommandations de Jean XXIII dans l’Encyclique Mater et Magistra aux numéros 222-224 : “Nous réaffirmons tout d’abord que la doctrine sociale enseignée par l’Église fait partie intégrante de son enseignement sur la vie humaine. Aussi désirons-Nous vivement la voir de plus en plus étudiée. Nous demandons qu’elle soit enseignée comme matière obligatoire dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. … Nous désirons aussi que la doctrine sociale de l’Église figure au programme de formation des paroisses comme des associations d’apostolat des laïcs et qu’elle soit propagée par tous les moyens modernes de diffusion : quotidiens et périodiques, ouvrages scientifiques ou de vulgarisation, émissions radiophoniques et télévisées.” Le Concile Vatican II confirmera solennellement ces recommandations en disant que “les laïcs doivent assimiler tout particulièrement les principes et les conclusions de cette doctrine sociale, de sorte qu’ils deviennent capables de travailler pour leur part à son développement aussi bien que de l’appliquer correctement.”[13] Jean-Paul II fait de la D.S.E. l’instrument privilégié de la nouvelle évangélisation. S’il a écrit autant de documents sur le sujet, il va sans dire qu’il attache une importance sans commune mesure à son étude et à sa mise en pratique.

[1] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.72 : “La doctrine sociale n’a pas été pensée depuis le commencement comme un système organique, mais elle s’est formée au cours du temps, à travers les nombreuses interventions du Magistère sur les thèmes sociaux.”

[2] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.50 : “L’Église se place concrètement au service du Royaume de Dieu avant tout en annonçant et en communiquant l’Évangile du salut et en constituant de nouvelles communautés chrétiennes. … Il en découle, en particulier, que l’Église ne se confond pas avec la communauté politique et n’est lié à aucun système politique.” N.62-63 : “Par son enseignement social, l’Église entend annoncer et actualiser l’Évangile au cœur du réseau complexe des relations sociales. … Avec sa doctrine sociale, l’Église se charge du devoir d’annonce que le Seigneur lui a confié. Elle concrétise dans les événements historiques le message de libération et de rédemption du Christ, l’Évangile du Royaume.”

[3] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.70-71 : “L’Église a le droit d’être pour l’homme maîtresse de vérité de la foi : de la vérité non seulement du dogme, mais aussi de la morale qui découle de la nature humaine et de l’Évangile. … Ce droit est en même temps un devoir, car l’Église ne peut y renoncer sans se démentir elle-même et sans démentir sa fidélité au Christ.”

[4] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.81 : “La doctrine sociale assume une fonction d’annonce et de dénonciation. Avant tout, l’annonce de ce que l’Eglise possède en propre : ‘une vision globale de l’homme et de l’humanité’, à un niveau non seulement théorique mais pratique. La doctrine sociale, en effet, n’offre pas seulement des significations, des valeurs et des critères de jugement, mais aussi des normes et les directives qui en découlent. … La doctrine sociale comporte également un devoir de dénonciation… Cette dénonciation se fait jugement et défense des droits bafoués et violés, en particulier des droits des pauvres, des petits, des faibles.”

[5] Léon XIII, Encyclique Diuturnum illud

[6] Pie XII, Radio Message du 24/12/1942

[7] Cf. Mgr Guerry, La Doctrine Sociale de l’Église, éd. Centu-rion, 1957, page 13 : “La Doctrine Sociale de l’Église est un ensemble de conceptions (fait de vérités, de principes et de valeurs), que le Magistère vivant puise dans la loi naturelle et la révélation, et qu’il adapte et applique aux problèmes sociaux de notre temps afin d’aider, selon la manière propre de l’Église, les peuples et les gouvernants à organiser une société plus humaine, plus conforme au Dessein de Dieu sur le monde.”

[8] Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°41

[9] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.53 et 54 : “La transformation des rapports sociaux répondant aux exigences du Royaume de Dieu n’est pas établie dans ses déterminations concrètes une fois pour toutes. Il s’agit plutôt d’une tâche confiée à la communauté chrétienne, qui doit l’élaborer et la réaliser à travers la réflexion et la pratique inspirées de l’Évangile. … La transformation du monde se présente aussi comme une requête fondamentale de notre temps. La doctrine sociale de l’Église entend offrir à cette exigence les réponses qu’appellent les signes des temps, en indiquant avant tout que l’amour réciproque entre les hommes, sous le regard de Dieu, est l’instrument le plus puissant de changement, au niveau personnel et social.” N. 86 : “La doctrine sociale se présente comme un ‘chantier’ toujours ouvert où la vérité éternelle pénètre et imprègne la nouveauté contingente, en traçant les voies de justice et de paix.”

[10] Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°3

[11] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.74 : “Le fondement essentiel de la doctrine sociale réside dans la Révélation biblique et dans la tradition de l’Eglise. … La foi, qui accueille la parole divine et la met en pratique, agit en une interaction efficace avec la raison.” N.75 : “La foi et la raison constituent les deux voies cognitives de la doctrine sociale puisque celle-ci puise à deux sources : la Révélation et la nature humaine.”

[12] Pie XII, Radio Message, 1/6/1941

[13] Décret Apostolicam actuositatem, n.31

 

Père Marc Antoine FONTELLE