L’EXISTENCE PASCALE DU CHRETIEN

bapteme enfant« Ignorer-vous que, baptisés dans le Christ, c’est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ?

Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle. Car si c’est un même être avec le Christ que nous sommes devenus par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable ; comprenons-le, notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fût détruit ce corps de péché. Car celui qui est mort est quitte du péché. Mais si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui, sachant que le Christ, une fois ressuscité des morts, ne meurt plus, que la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui. Sa mort est une mort au péché, une fois pour toutes ; mais sa vie est une vie en Dieu. Et vous de même : regardez-vous comme morts au péché et vivants pour Dieu dans le Christ Jésus » (Rm 6, 3-11)

Le baptême nous incorpore au Christ et nous associe à sa Pâque, c’est-à-dire à sa mort et à sa résurrection. Et tout d’abord à sa mort. Que veut dire « être baptisé dans la mort du Seigneur » ?

L’expression est étonnante.

croix_tripleLa mort, celle de Jésus comme la nôtre, est un phénomène physique qui ne dure que l’espace de quelques secondes. Pourtant nous savons que la mort de Jésus sur la croix ne fut que l’achèvement d’une existence déjà marquée de cette mort et à l’avance acceptée comme la suprême expression d’une constante manière de mourir à tout ce qui, dans sa vie, eût contrarié la volonté du Père.

« Ma nourriture, disait-il, est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jn 4, 34) et, à la veille de sa Passion : « Non ce que je veux, mais ce que tu veux, Père » (Mc 14, 36). Il y a donc en lui, comme en chacun de nous, la mort que l’on subit comme le terme de la vie, et la mort que l’on choisit de vivre en pleine existence. Etre incorporé par le baptême à la mort du Christ, c’est donc apprendre à mourir de cette double mort.

LA MORT TOUJOURS PRESENTE

Envisageons d’abord la mort que l’on subit, la nôtre et celle des autres. Ma propre mort, bien avant d’être l’instant du dernier soupir, est une part essentielle et une donnée de mon aventure terrestre. Elle m’est déjà présente par la mort des autres en tant qu’elle me signifie la mienne et m’avertit qu’elle peut me surprendre à tout moment.

personne en méditationMais surtout elle me rejoint par la multitude des ses signes anticipés : la maladie et le vieillissement me préviennent que son œuvre est commencée et que déjà j’en porte les traces. Si je demeurais insensible à ces signes biologiques, d’autres ne manqueraient pas de m’agresser jour après jour, en particulier la contrariété et la contradiction des choses, je dirais même l’absurdité des choses. Il y a, en effet, une constante rupture entre, d’une part, le projet de vie et de plénitude que je porte en moi et, d’autre part, la réalité de ce qui m’arrive : je veux la joie et le bonheur, et je récolte la tristesse et parfois le désespoir ; je mûris et je prépare longuement un projet dans le domaine affectif ou professionnel, et je récolte l’échec. A mesure que je m’efforce de former en moi l’homme libre que je veux être, je me surprends asservi par toutes sortes d’esclavages issus de ma nature comme aussi de mon environnement social. Ici, nous rejoignons le niveau le plus profond : celui de la vie morale ; à cet égard, écoutons encore l’apôtre Paul : « Ce que je veux, je ne le fais pas ; mais ce que je hais, je le fais…  Vouloir le bien est, certes, à ma portée, mais non l’accomplir, car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le commets ». Et l’Apôtre conclut : « Si je fais ce que je ne veux pas, c’est à cause du péché qui habite en moi » (Rm 7, 15-20) et qui est en moi l’expression de la mort.

Or, c’est déjà à cette mort-là que le Christ nous invite à mourir à longueur de vie. Et, par le baptême reçu dans la foi et revécu dans la liberté, il nous communique sa puissance de ressuscité pour mourir de la sorte avec lui : « Ne crains point, car ma puissance se déploie dans la faiblesse », confiait-il à Paul. « Nous le savons, déclare celui-ci : notre vieil homme a été crucifié avec le Christ pour que fût détruit le corps de péché et qu’ainsi nous ne soyons plus esclaves du péché » (Rm 6, 6)homme en prière

Mais si l’on peut, avec la force de la miséricorde et avec la puissance de l’Esprit, mourir au péché, on se demande comment on pourrait échapper au vieillissement, par exemple ; car les avancées biologiques de la mort paraissent irréversibles. Et pourtant, ainsi que nous le dirons plus loin, la jeunesse de l’esprit et du cœur peut opérer une croissance spirituelle capable d’aller à contre-courant de la sclérose des membres et de toutes les « puissances de diminution » : « Même si notre homme extérieur se détruit, écrit encore Paul, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co 4, 16).

Il y a aussi la mort des autres, je veux dire leur disparition ou leur déchéance qui, à cause du lien qui nous unit à eux, nous atteint à cette profondeur de nous-mêmes qu’on appelle le « cœur ». S’il y a une façon de souffrir de leur mort, il y a également une manière de mourir, avec le Christ, au désespoir qu’elle engendre. Nous savons ce que peut contenir à la fois d’atrocité crucifiante, mais aussi de sursaut spirituel, la mort d’un enfant.

MOURIR AU VIEL HOMME

Voilà qui nous amène d’emblée à envisager cette autre forme de la mort : celle que nous choisissons librement de vivre, si j’ose dire : mourir avec Jésus Christ à tout ce qui n’est pas de Dieu, à tout ce qui, parce que source de division et de désagrégation ; s’oppose à l’amour qui est en Dieu. C’est cela mourir au vieil homme en vue de revêtir une créature nouvelle qui tend à rejoindre la stature même du Christ.

prendre sa croixEcoutons ce que saint Paul écrivait aux gens de Corinthe : « Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit elle aussi, manifestée dans notre corps. Quoique vivants, en effets, nous sommes continuellement livrés à la mort à cause de Jésus, pour que la vie de Jésus soit elle aussi manifestée dans notre chair mortelle » (2 Co 4, 10-11). Ce que le Christ en Matthieu, dit en termes très simples : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renonce, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24) ou encore : « Qui aura trouvé sa vie la perdra, et qui aura perdu sa vie à cause de moi, la trouvera » (Mt 10, 39). Commentant ce propos, saint Jean de la Croix écrit ceci : « Oh ! Qui pourrait faire comprendre jusqu’à quel degré notre Seigneur veut que ce renoncement parvienne ! Il faut certainement qu’il soit comme une mort, un anéantissement volontaire par rapport à tout ce qui est du temps, de la nature et de l’esprit : et là est la source de tous les biens, comme Notre Seigneur le déclare par ces paroles » (Montée au Carmel, chap 6). En vérité, cela ne revient-il pas d’abord à mourir aux multiples idoles qui encombrent nos vies aux dépens du seul vrai Dieu, je veux dire à toutes ces réalités éphémères et périssables auxquelles nous serions tentés de subordonner nos existences tout entières : l’argent, le pouvoir, l’idéologie politique, les affaires, le métier… Rappelons-nous cette parole tombée naguère du Sinaï : « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ! »

homme en prièreMourir à tout cela n’a, bien sûr, de sens que par rapport à l’unique commandement de l’amour. Et celui-ci est le seul critère de la validité d’une telle mort : l’amour de Dieu pour son peuple, dont le baptême nous fait être les relais. C’est bien cela le sacrifice : « sacrum facere », l’acte par lequel j’élève ma vie à l’ordre du sacré, l’initiative par laquelle je me prive en vue de partager et ainsi me soumettre à Celui qui est « l’Eternel jaillissement hors de Lui-même ». L’Amour qui partage consent à cette manière de mort qui s’appelle « renoncement ».

Si nous avons été baptisés dans la mort du Christ, « c’est afin que, comme le Christ est ressuscité d’entre les morts, nous menions semblablement, nous aussi, une vie nouvelle »… et dès à présent.

PAQUE : L’AVENTURE DE NOTRE VIE

chemin_eclaireVoilà bien le « passage » – ce qui traduit le mot de « Pâque » – : passer d’une vie à l’autre. Sans doute, s’agit-il, au bout du compte, de passer, par mode de mutation radicale, de l’existence larvaire et brumeuse qui est notre condition présente, à la vie pleine et lumineuse du Christ ressuscité dans la gloire du Père, et cela par le franchissement de la mort charnelle. Mais cette vie de plénitude ne peut être que l’épanouissement final d’une existence elle-même déjà pascale. Notre Pâque définitive ne saurait être qu’à la mesure de son anticipation dans la durée terrestre. Pâque est l’aventure de notre vie, comme elle fut l’aventure du peuple hébreu, marchant à coups de sursauts et de renouvellements, depuis les rives de l’esclavage jusqu’aux rivages de la liberté, au travers des eaux de la mer Rouge qui marquèrent le départ et les eaux du Jourdain qui consacrèrent l’arrivée.

Baptisés pour passer un jour de la mort à la Vie du ressuscité, nous le sommes donc aussi pour passer, dès aujourd’hui et indéfiniment, du vieil homme à l’homme nouveau, de l’esclave du péché à l’homme libéré, j’oserais dire : de l’état de mort à l’état de vie par le moyen de la mort consentie. C’est dire que le baptême nous engage et nous entraîne dans ce mouvement ou ce rythme de dépassement et de renaissance ininterrompue, fait de mort et de vie, et de vie nouvelle surgissant sans cesse de la mort au vieil être, dans le Christ victorieux de toute mort. Il est donc vrai de dire que, si notre vie de baptisé est, ainsi que nous l’avons dit, une manière de mort quotidiennement, elle est aussi déjà une existence de salut, de salut anticipé : elle l’est par la puissance du Christ qui nous habite par l’Esprit et à qui tout est possible, même l’apparemment impossible ; elle l’est par la transformation que cette force opère au cœur de notre liberté : la résurrection de Jésus ne transparaît-elle déjà au travers de cette capacité de jeunesse et de renouvellement dont témoignent la disponibilité, l’accueil, le partage, l’ouverture, l’intelligence des situations ? Une telle jeunesse conquise dépasse la jeunesse de l’âge, pour atteindre son sommet aux approches de la mort, c’est-à-dire au seuil de l’éternelle jeunesse. Mais cette conquête est évidemment au prix d’une mort constante du vieil homme, de cet homme immobile et replié dans le « chacun pour soi », dans le péché. C’est cela : mourir et renaître en Jésus Christ.

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AU SOIR DE LA GRANDE MUTATION

Alors, au soir de la grande mutation, au jour de la mort charnelle, encore présente dans le monde quoique vaincue, « la vie ne sera pas détruite, mais transformée », ainsi que le proclame la préface de la messe des funérailles. Disons que cette vie, vécue selon le rythme pascal ou baptismal de mort et de résurrection, trouvera sa plénitude par mode de transfiguration. Et c’est bien là le sens de cet autre propos de Paul aux Romains : « Nous savons que jusqu’à maintenant la création tout entière gémit dans les douleurs de l’enfantement… Mais elle attend avec impatience la révélation des fils de Dieu… car elle doit être libérée de l’esclavage de la corruption pour connaître la glorieuse liberté des enfants de Dieu… Certes si nous possédons déjà les prémices de l’Esprit, ce n’est encore qu’une espérance que nous sommes sauvés. Et nous attendons avec constance de voir ce que nous espérons » (Rm 8, 18-25). Voir ce que nous espérons ? Paul précise aux Corinthiens : « Nous ne voyons à présent que dans un miroir, en énigme ; mais alors ce sera le face à face. A présent je connais d’une manière partielle : mais alors je connaitrai comme je suis connu » (1 Cor 13, 12). Pourtant, si la foi et l’espérance ne sont que des vertus passagères propres à notre régime actuel et, par conséquent, appelées à disparaître devant la pleine possession de leur objet, la charité, elle, demeure, car « elle ne passera jamais » : l’amour qui jaillit de Dieu, l’amour qui, avec Jésus Christ, s’oublie et se donne, constitue dès à présent en nous cette part éternelle qui déjà nous éternise.

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« Car si nous sommes devenus un même être avec le Christ par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une semblable résurrection ». Tel est donc l’ultime « passage » d’une existence pascale. Et ensuite ? Après, je ne sais plus. Nul ne peut savoir. Il me semble pourtant qu’un signe de cette béatitude nous est parfois accordé, afin de nous en donner le goût et l’impatience. Et ce signe, c’est la Joie !

DES SIGNES AVANT-COUREURS

Qui d’entre nous, sans être un mystique, n’a un jour éprouvé dans son existence une joie immense, une sorte de transport de joie, un instant de bonheur débordant jusqu’à nous faire passagèrement perdre le sentiment de la pesanteur et même le sens de l’espace et du temps ? Ce fut un peu comme une fenêtre ouverte sur l’éternité bienheureuse, mais qui bien vite, hélas ! s’est refermée. L’occasion en fut, peut-être, la naissance d’un amour ou d’un enfant ou d’une vocation, ou simplement la soudaine et lumineuse intuition d’une certaine coïncidence entre le projet de plénitude que nous portons enfoui au fond de nous et son reflet dans la réalité. Cette expérience éblouissante pour signifier et déjà anticiper le destin définitif de l’homme sauvé, les apôtres l’ont un jour éprouvéé au sommet du Thabor en présence de Jésus transfiguré. Cette vision n’aurait-elle pas été pour Pierre, Jacques et Jean le début d’une existence nouvelle toute entière tendue vers la réalisation définitive et globale de ce qu’ils ont entendu, touché, vu, contemplé et surtout vécu du Christ mort et vivant, afin qu’à notre tour nous entrions, à la suite, dans ce dynamisme de la Pâque. C’est à peu près en ces termes que saint Jean, le témoin par excellence, commence sa première épître. Et il en achève l’avant-propos par ces mots : « Ceci, nous vous l’écrivons pour que notre joie et la vôtre soient complètes. »

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Pierre BOCKEL

Archiprêtre de la cathédrale de Strasbourg

 

 

 

 

 

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