Solennité de la Nativité du Seigneur- Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

 

Quand Dieu lui-même vient « nous changer la religion ».
« Un enfant nous est né, un Fils nous est donné » et le cours de l’histoire a été changé, et le cours de l’histoire a été brisé.
Frères et sœurs, c’est un paradoxe que nous soyons ici, ce soir, aussi nombreux : cela ne vous frappe pas parce que venir à la messe de minuit fait sûrement partie de nos habitudes. Au fond, si on faisait un sondage comme on en fait si souvent aujourd’hui pour savoir quel est le comportement normal du chrétien normal, on répondrait que le chrétien normal va normalement à la messe de minuit, ça fait partie du décor, des traditions et des habitudes.
C’est bien connu : aller à la messe de minuit, cela vous réchauffe le cœur car on se replonge dans sa propre tradition, quand on était gamin. On s’enracine également dans une tradition très ancienne : celle de notre appartenance à l’Église. C’est quand même un garde-fou, une sécurité, c’est le bon comportement qu’il faut avoir. Donc toujours le recours à la tradition.
Et la nuit de Noël, c’est toujours ce moment où l’on est ressaisi par les valeurs traditionnelles : pas simplement la musique, mais toutes les grandes idées et les idéaux qui nous tiennent à cœur : la paix dans le monde, la paix dans les familles, la paix dans les foyers, l’exaltation de la figure de l’enfant, tout cela aussi fait partie de ces valeurs traditionnelles auxquelles nous tenons. Autrement dit, pour la plupart d’entre nous ici, et ne chipotons pas sur la distinction entre pratiquants, non-pratiquants, elle n’a pas grande importance pour nous en cette nuit de Noël, notre présence à cette messe de minuit signifie notre désir de nous replonger dans un bain de tradition : on prend un bain de jeunesse ou de jouvence dans la tradition chrétienne, dans la tradition de notre religion.


C’est bien cela qui est un paradoxe. Parce que, de fait, aujourd’hui ce que nous fêtons réellement, le mystère de Noël et de l’Incarnation, c’est en fait la cassure de toutes les traditions. Vous ne l’imaginiez peut-être pas, mais c’est la vérité du Bon Dieu, et c’est le cas de le dire : il n’y a rien dans la foi chrétienne de plus anticonformiste, de plus briseur de traditions que le mystère que nous fêtons en cette nuit. Nous fêtons une réelle cassure, une brisure radicale dans l’histoire de l’humanité. Je m’explique : qu’est-ce que c’est que la religion ? La plupart des religions qui existent dans le monde se comprennent et se proposent comme un effort pour penser Dieu, pour approcher Dieu, pour contrôler ou maîtriser la présence de Dieu. La plupart des religions se présentent comme un effort presque désespéré de l’homme pour se représenter qui est Dieu, le divin ou les dieux, peu importe. Et la religion est donc la tentative indéfiniment recommencée de se forger des idées sur Dieu. Et d’ailleurs nous-mêmes, en bons catholiques, nous nous imaginons volontiers que notre religion est un système, et nous pensons que le Credo que nous allons chanter tout à l’heure équivaut à un ensemble de principes auxquels nous nous tenons, et sur lesquels nous fondons notre représentation du divin.
Par exemple, il y des hommes qui pensent que Dieu est tout seul, nous, nous pensons que le Dieu unique est une communion de trois personnes, que le Père a un Fils et que ce Fils est venu dans l’histoire des hommes. Il y a d’autres hommes qui pensent que les esprits divins vivent dans les palmiers ou dans les pommes de terre. Quels que soient les systèmes, nous pensons toujours que la religion est un système, un ensemble de pensées et d’idées. Ce qui explique d’ailleurs que, dans l’histoire religieuse de l’humanité, on assiste à de terribles crises de violence et de haine entre les religions : quand on ne partage pas le même système, on est obligé de montrer à l’autre qu’on a raison contre lui et donc on se donne généralement comme but de détruire son système, et, hélas, on a souvent considéré que le moyen le plus simple de détruire le système, c’était d’en détruire les adeptes.
Aujourd’hui nous sommes devenus un peu plus prudents là-dessus, heureusement, mais notre conception de la religion n’a pas vraiment évolué pour autant. Aujourd’hui encore, la religion c’est d’avoir des pensées pieuses. Quand on est à l’église, on se recueille, on ajuste un comportement bien approprié, on se recueille, on ferme les yeux, on ne pense plus à son voisin, on ne le regarde surtout pas, on ne lui donne pas la main au baiser de paix parce que ça pourrait être choquant. Sans nous en rendre compte, nous assimilons toutes les religions, y compris la nôtre, à l’adoption de comportements, d’habitudes de pensée, de représentations et d’idées religieuses. La religion, c’est trop souvent, hélas, des idées ! Et c’est ce qui la tue d’ailleurs, parce qu’à force d’être réduite à des idées, elle plane si haut qu’on a l’impression qu’on en éprouve le besoin simplement dans les grandes occasions : un tout petit verre, comme un fond de Cognac, la messe de Noël, par exemple, et puis après, on se sent requinqué jusqu’à l’année suivante.
Or, c’est exactement l’inverse que nous fêtons ce soir et si vous sortiez de l’église tout à l’heure avec cette conviction chevillée au cœur, je crois que j’aurais gagné ma soirée ! Ce que nous fêtons ce soir c’est précisément le moment où la religion a cessé d’être une idée, d’être un système de pensées, pour devenir quoi ? Pour devenir un fait.
Ce soir, c’est comme si Dieu avait dit : « J’en ai assez d’être une idée pour eux, Je viens chez eux moi-même en personne, en chair et en os ». Au lieu de nous laisser deviner qui est Dieu, c’est lui qui vient nous manifester qui il est. Nous fêtons Dieu qui vient au cœur de sa création, comme un fait : Dieu nous met devant le fait accompli: « Je suis là ». Noël, c’est Dieu qui n’est plus une idée mais le fait accompli. C’est tout.
Vous remarquerez d’ailleurs que c’est assez habile de la part de Dieu, parce qu’il est venu comme un enfant. Et l’on a beau attendre pendant neuf mois la naissance d’un enfant et s’y préparer le cœur, au moment où il naît, c’est alors qu’il est là, et bien là, quand il pousse son premier cri. Il paraît que c’est à ce moment-là que les pères se découvrent une vocation de paternité dont ils ne se doutaient pas auparavant, c’est donc bien significatif : la naissance d’un enfant, c’est le fait inexplicable, mystérieux, fascinant de sa présence dans le monde des humains. Il semble que les mères soient davantage prêtes à cet événement que les pères. Mais pour l’un comme pour l’autre, tout à coup le bébé est là, et on se découvre ensemble comme père et mère.
« Un enfant nous est né, un fils nous est donné », dit la prophétie d’Isaïe dans la première lecture. Notre religion, notre foi chrétienne, ce n’est donc pas de penser des choses sur Dieu ce n’est même pas d’adopter des comportements pieux à propos de Dieu. Notre religion, c’est de casser le moule de cette manière de voir et de cette manière de faire et de cette manière de penser pour reconnaître purement et simplement le fait de la présence de Dieu chez les hommes : « Il est là ». Il nous est littéralement tombé sur les bras comme un fait accompli, et croire au Christ, être chrétien, c’est d’abord cela : passer des idées sur Dieu à la réalité d’un Dieu qui s’impose à nous, se donne à nous comme un fait. « Que vous le vouliez ou non, Je suis là ». C’est ce que nous proclamons dans la foi lorsqu’on dit que Dieu s’est incarné. « II a pris chair », ou encore : « Le Verbe, Dieu s’est fait chair », ou encore : « Un Enfant nous est né ». Autant de formules qui veulent dire la même chose : il s’appelle Emmanuel, ce qui veut dire Dieu-avec-nous, c’est le seul vrai nom de Jésus-Christ. Dieu est là, nous sommes mis devant le fait accompli et nous n’y pouvons rien. Et si les faits sont têtus, Dieu est le plus têtu de tous les faits.
Dieu est là depuis 2000 ans, avec cet entêtement, avec cette force du fait qui nous empêche ou devrait nous empêcher de le traiter comme une idée ou pire encore, comme une idéologie. Nous sommes invités à le traiter comme quelqu’un, cela renverse tout, et c’est la seule chose qui nous fait vivre comme chrétiens. La seule nouveauté de la foi chrétienne, que le christianisme nous ait apportée depuis 2000 ans, ce n’est pas une exigence morale supérieure, des exigences de vie sociale plus hautes, tout cela est, pour ainsi dire, compris dans le prix du billet, mais la vraie nouveauté que Dieu a apportée, c’est Lui.
C’est donc exactement le même problème que celui de la naissance d’un enfant. Quand un enfant va naître, on sait que normalement il sera un petit d’homme, un petit rejeton de la race humaine. Mais le jour où il naît, l’événement, c’est lui, il est là, lui personnellement. Et l’Église n’a jamais cessé de dire : « Il est là, Dieu en personne ». C’est pourquoi nous sommes ici ce soir, c’est parce que Dieu est là, Lui, comme un fait, comme une donnée de l’histoire humaine. Chaque fois que l’Église célèbre un sacrement, chaque fois que nous recevons la communion, nous pouvons nous dire la même chose : « Il est là, Lui, en personne ». Dieu n’est plus dans nos têtes, mais tout simplement parmi nous, au milieu de notre monde. Il n’est plus simplement un correspondant lointain avec lequel nous échangerions des messages, il est vraiment là, il a habité parmi nous. C’est tout simple, mais c’est la seule chose que Dieu a inventée pour nous changer la religion. Autrement dit, celui qui nous change la religion, c’est Dieu, et non comme on l’a dit parfois, le concile Vatican II.
Alors je vois tout de suite l’objection que vous avez envie de me faire : « C’est quand même un peu stupéfiant de dire que Dieu est là. Habituellement, quand un enfant est là, on le prend dans ses bras, on lui fait des câlins et des sourires ». Mais là, avec Dieu, faudrait-il faire des choses pareilles ? Précisément, il ne faut pas essayer de « faire semblant ». Il faut respecter cette présence de Dieu comme elle est. Comment ? Par le fait que, si Dieu a dit qu’il était là, il faut savoir qu’il a fait cela pour nous, et surtout à travers nous, et c’est peut-être le plus incroyable. S’il fallait que ce soir je montre le Christ, je vous montrerais vous-mêmes à vous-mêmes : ce soir, la foule de personnes que nous sommes ici, nous sommes le Christ et nous formons le Christ. C’est cela Noël. Et l’Église n’est rien d’autre que la présence du Christ dans l’humanité : « Je serai leur Dieu, Je serai avec eux et eux seront mon Peuple », ce qui, en aucun cas, ne signifierait : mes fans, mes partisans ou mes adhérents avec la carte du parti, mais de façon presque physique, charnelle : « Ils seront miens, totalement miens, si miens qu’ils seront moi-même qui suis leur Dieu ».
Voilà donc ce que nous fêtons ce soir. Le Christ n’est pas né ailleurs, le Christ ne s’est pas contenté de naître une fois pour toutes, il y a 2000 ans. Il veut naître ce soir, ici, maintenant. La seule raison justifiant notre présence ici ce soir, c’est la grâce de nous retrouver pour être ensemble le Christ. Peut-être que nous avions mille autres raisons explicites ou implicites de venir ici ce soir, et c’est pourquoi d’ailleurs je vous disais au début de cette homélie qu’il était un peu paradoxal que nous soyons si nombreux, car j’étais sûr que vous aviez beaucoup de bonnes ou moins bonnes « raisons », mais maintenant, vous le comprenez, la seule bonne raison, la seule vraie raison, c’est que nous voulons, tous ensemble ce soir, être le Christ, être sa chair née de la chair du monde, être son corps en communion avec toutes les autres assemblées chrétiennes qui chantent et célèbrent la naissance de Dieu dans l’humanité : nous voulons naître ce soir comme corps du Christ. C’est le mystère de l’Église, tel que récemment le concile Vatican II, encore si mal compris, a voulu nous le rappeler : « L’Église, c’est le signe par excellence de la présence de Dieu ».
Nous voudrions et c’est là le piège, nous voudrions tellement que Dieu soit dans nos idées et dans nos systèmes de pensée que nous le refoulons le plus loin possible, le plus haut possible, par-delà les nuages, inaccessible, inatteignable, pour nous retrouver tranquilles et hors d’atteinte d’un Dieu dont nous craignons la proximité. En fait, ce n’est pas vrai : Dieu est le plus proche possible. Qu’y a-t-il de plus proche du cœur de son père ou de sa mère qu’un enfant ? « Un enfant nous est né, Il est là ». Le Christ est l’enfant de notre communauté ce soir, il est l’enfant qui naît dans notre communauté ce soir. Et ce n’est pas du romantisme, c’est la réalité. Si le Christ ne naissait pas chez nous, au milieu de nous ce soir, à travers le corps et le sang eucharistiques que nous allons recevoir tout à l’heure, Noël serait la plus vide et la plus creuse des fêtes. C’est là que Dieu se fait le plus proche, le fait accompli eucharistique d’une présence de chair et de sang, d’un amour de chair et de sang.
J’aimerais simplement prolonger cette méditation en vous citant un poème d’un poète italien que nous ne connaissez sans doute pas : rassurez-vous, je ne le connais pas depuis très longtemps non plus, il s’appelle Clemente Rebora. Cet homme qui a vécu à la charnière du dix-neuvième et du vingtième siècle, est un poète qui a mal tourné : il a fini sa vie comme curé ! Dix ans avant sa conversion (qui date de 1929), il était déjà hanté par le mystère de la présence de Dieu. Et il a écrit un petit poème qu’on pourrait dire prémonitoire, un poème de l’attente, un poème sur la présence qu’il avait pris soin d’intituler : Devant l’image ardente. A-t-il reçu l’inspiration un jour dans une église ? S’était-il retrouvé devant un crucifix illuminé par un cierge ? Ou est-ce simplement son imagination de poète qui lui avait fait penser qu’une image, un tableau dans un musée peut-être, pouvait être l’image brûlante d’une présence ? On n’en sait rien. Mais toujours est-il qu’il a écrit ce poème que je vous lègue ce soir, comme un très beau cadeau de Noël. Et neuf ans après avoir écrit ce poème, il se faisait religieux.
Devant l’image ardente : « Devant l’image ardente, je guette l’instant dans l’attente d’une présence imminente. Et je n’attends personne. Dans l’ombre brûlante, j’épie la sonnette qui répand, imperceptible, un pollen de sons. Et je n’attends personne. Entre ces quatre murs plus stupéfaits d’espace qu’un désert, je n’attends personne. Mais Il doit venir, Il viendra, si je réussis à m’ouvrir sans être vu, Il viendra à l’improviste, quand je m’en apercevrai le moins. Il viendra pour pardonner ce qui cause notre mort, Il viendra me faire reconnaître son trésor et le mien, Il viendra comme le soutien de mes peines et des siennes, Il viendra, peut-être son murmure s’entend-il déjà. » Amen.

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