7ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

 

La loi du talion, l’amour des ennemis, voilà un passage de l’évangile qui a souvent été interprété de façon catastrophique. La loi du talion d’abord, on a dit tout simplement jusqu’à maintenant que le Dieu de l’Ancien Testament était un Dieu de vengeance, il tenait des comptes, il fallait rendre exactement la monnaie de la pièce à tous ceux qui vous avaient fait du mal, mais nous, les chrétiens, avec le Christ, nous n’avons plus à nous venger, à régler nos comptes, ou à faire qu’on renvoie à chacun la monnaie de sa pièce, ou le chien de sa chienne. Donc, on voit là le progrès manifeste de la religion. L’Ancien Testament, c’est la crainte, la vengeance, le calcul, la méchanceté mesurée, et le Nouveau Testament, c’est la béatitude de l’amour qui va tout seul.

L’amour des ennemis : alors là, les bras vous en tombent parce que le nombre de gens qui ont interprété l’amour des ennemis comme le fait qu’il fallait penser comme ses ennemis et finalement renoncer à toutes ses convictions, s’effacer pour que les ennemis vous piétinent et qu’eux aient leur place parce que vous, de toute façon vous n’êtes rien, c’est à se demander si on avait lu le texte. Le texte dit qu’il faut aimer les ennemis, mais il ne dit pas qu’il ne faut pas avoir d’ennemis. Il y a une nuance assez fondamentale qui parfois est difficile à comprendre mais de fait, nous avons des ennemis. C’est indéniable. Moi, personnellement, je considère les terroristes comme des ennemis. Peut-être que j’ai tort, peut-être que vous me trouvez un chrétien étroit avec des œillères, mais c’est un ennemi, ce sont des hommes qui sont, d’une certaine manière, ennemis de l’humanité. Si nous sommes normalement constitués, cela m’étonnerait qu’à un moment ou l’autre il n’y ait pas eu des difficultés avec du voisinage, même des membres de la famille, de temps en temps, on a des ennemis. Jésus ne dit pas que sous prétexte qu’il faut aimer ses ennemis, il ne faudrait pas en avoir.

Cela étant réglé, le problème de l’interprétation de l’évangile reste entier, parce que dépasser la loi du talion au point de dire à quelqu’un : « Ecoute, tu me gifles sur la joue droite, et moi je t’offre la joue gauche, tu me demandes de faire un mille avec toi j’en ferai deux ». (On peut croire que c’est simplement une petite performance sportive, mais ce n’est pas du tout cela. Faire un mille avec quelqu’un, dans la situation de l’époque, c’était que si un soldat romain trouvait que son barda était trop lourd, il pouvait réquisitionner un passant au nom de la corvée et de la supériorité de l’empire romain sur la population locale, et lui dire de porter son barda pendant un mille). Est-ce que Jésus a prévu qu’on avait la résistance pour faire deux mille ?

Que signifie tout cela? Si l’on interprète cela d’une façon psychologique on se noie dans des considérations impossibles. Si Jésus est venu nous annoncer qu’il faut faire des performances sans cesse améliorées dans notre vie morale et spirituelle, c’est fatiguant parce que cette tension psychologique où il faut toujours faire de notre mieux, ne fonctionne pas. C’est pour cela que les gens disent : « Je vais me confesser, je fais des œuvres pieuses, mais je ne m’améliore jamais ». C’est normal, vous ne vous améliorez pas, et je n’ai pas envie de dire aux gens : vous n’êtes pas améliorables, parce que ce ne serait pas gentil, cependant, je crois qu’il faut tous le penser très fort. Nous ne sommes pas vraiment améliorables, on arrive à quelques petits progrès, il y en a qui sont très fiers d’arrêter de fumer, il faut avouer que par rapport au salut éternel c’est peu de chose.

Si on voit uniquement la performance subjective, c’est-à-dire le dépassement de soi, je suis désolé, mais l’évangile devient l’antichambre du nietzschéisme. Je me crée des valeurs et j’essaie de dépasser sans arrêt ces valeurs. Quand je me crée des valeurs de l’évangile, ça va bien, mais si je ne me crée pas les valeurs de l’évangile, je ne deviendrai qu’un performant sportif super champion dans tel domaine qui n’est pas nécessairement tout à fait évangélique. C’est pour cela qu’aujourd’hui, il y a tant de malentendus dans la conception de la vie morale. Comme la morale c’est toujours d’essayer de faire mieux, et que personne n’est d’accord sur ce qui est mieux, effectivement, cela fait une société qui va un peu dans tous les sens. Donc à mon avis, c’est une mauvaise entrée que de vouloir uniquement interpréter tout l’ensemble du sermon sur la montagne, parce qu’au fond, tout tourne autour de cela comme une sorte d’encouragement à améliorer les performances. Non, en matière d’éthique, en matière de morale, nous ne faisons pas partie de l’équipe de France de handball. Personne dans cette matière-là n’est vraiment un héros. Même ceux que l’on considère pour telle ou telle raison subjective comme quelqu’un d’extraordinaire qui a fait des performances, mais si on entrait dans le cœur de la vie de cette personne, on s’apercevrait peut-être qu’il y a une sorte de désespoir fondamental, une blessure qu’on n’arrive pas à guérir, une angoisse qu’on a eue quand on était petit sur les genoux de sa maman. Ce n’est pas un message psychologique. Il y a sans doute des rapports entre l’évangile et la psychanalyse, mais je pense qu’il n’y en a pas sur ce point de vue-là. Du point de vue éthique, l’évangile propose une vision des choses mais qui n’est pas simplement celle de « Engagez-vous, réengagez-vous, améliorez-vous, ré-améliorez-vous ! » Ce n’est pas exactement cela.

Mais alors, de quoi s’agit-il ? Je crois que c’est vraiment dans le grand sens du terme une vraie perspective morale. Et quand je parle de perspective morale, j’emploie un vocabulaire que beaucoup de nos contemporains ne comprennent plus : le bien c’est le bien, et le mal, c’est le mal et il n’y a pas de passage de l’un à l’autre. Il n’y a pas d’acte mauvais qui serait justifié par une fin bonne. Quand on fait du mal, c’est du mal. Quand on fait du bien, c’est du bien. Jésus nous rappelle simplement cette réalité d’abord.

Contrairement à ce qu’on pense, Jésus n’a pas fait appel à ce vague sens moral dont le plus grand vulgarisateur moderne serait Jean-Jacques Rousseau, ce qui n’est pas si sûr, et qui consisterait à dire que nous avons un sentiment du bien. Eh bien, non ! Il n’y a pas de sentiment du bien. Il y a la perception de la vérité du bien. Le bien, c’est bien, le mal, c’est mal.

Comment repère-t-on le bien comme bien et le mal comme mal ? Là encore, les critères ne sont pas exactement ceux que l’on pense. Le vrai critère c’est celui-ci : le mal limite et enferme, et le bien ouvre et diffuse. Et ce n’est pas de l’ordre de l’appréciation subjective. Quand je fais le mal, d’une manière ou d’une autre, j’entre toujours dans une spirale qui me prend et qui me fait tomber de plus en plus dans le défaut que j’ai pris. On finit toujours par tomber du côté où l’on penche et c’est le problème du mal. Ce que Jésus veut dire du mal, et ce que l’humanité antique a beaucoup mieux perçu que l’humanité moderne qui là-dessus est loin de s’être débattue dans le problème, ce que l’humanité antique a perçu, c’est que le mal vous lie. Quand vous regardez dans la Bible ou dans les textes anciens, la présentation du mal, la présentation de Satan, du diable, c’est toujours quelqu’un qui vous lie, qui vous ligote, qui vous prive de votre liberté. Quand on rentre dans une économie du mal, au bout du compte, on se trouve complètement victime et pris dans le chemin sur lequel on s’était engagé. Il n’y a pas d’auto-libération possible. Quand vous êtes ficelé depuis le haut du buste jusqu’au bout des pieds, et que les mains sont prises aussi, il n’y a pas de solution.

C’est la réalité du mal, c’est ce qui vous limite, c’est ce qui fait que votre liberté a posé un acte dans lequel elle s’est reniée comme liberté. Au fur et à mesure qu’elle se renie, vous perdez votre liberté. Evidemment, quand on est dans ce système-là, la seule réaction possible est d’essayer de faire des calculs : oui, je fais cela mais est-ce que je peux me libérer d’un autre côté ? Si j’arrive à sortir le poignet gauche, peut-être que le droit sortira aussi, et on commence à calculer : tu me dois ceci, et tu me dois cela, et on entre ainsi dans une économie de calculs et de mesures qui enferrent un peu plus, ce qui généralement a pour conséquences d’enferrer aussi les autres.

Ce que Jésus veut nous faire percevoir dans le bien, c’est le côté de la surabondance. Il y a une chose que l’on peut toujours percevoir dans l’acte bon, c’est qu’on a été véritablement plus que soi-même, et tout est dans le « plus ». On n’a pas été simplement quelqu’un comme on dit parfois, qui obéit à sa conscience, même si à certains moments il faut passer par un processus de formation de la conscience pour savoir ce que l’on doit faire et trouver la meilleure solution. C’est très utile, mais il faut quand même le pratiquer, ne serait-ce que pour faire du bien intelligemment ce qui est plus agréable que lorsque ce n’est pas fait intelligemment. Donc, il y a une dose de discernement de conscience, d’éducation, et c’est pour cela qu’il faut éduquer la conscience des enfants et des jeunes à la perception de cela. Mais en même temps, il faut savoir qu’au moment même où je pose un acte de bien, non seulement je ne me laisse pas ficeler comme lorsque le mal diminue et étreint ma liberté, mais au contraire je me laisse grandir et ouvrir, et je me laisse devenir plus grand par la force du bien qui part de moi.

Jésus reprend ici un des aspects les plus fondamentaux qui était déjà dans la Loi mais en lui donnant une analyse, un perception plus vive, plus claire pour nous faire comprendre que lorsqu’on pose un acte bon, on devient plus que soi-même. Et ce plus que soi-même, c’est la grâce. A ce moment-là, vous me direz que je suis trop gentil pour les païens qui font du bien, c’est comme s’ils étaient sous la mouvance de la grâce. Il y a pas mal de théologiens qui ont discuté sur ce sujet, et la question est loin d’être tranchée. Ce que je veux dire, c’est que Jésus fait appel à cette réalité fondamentale qui est de dire que lorsque je pose un acte bon, je deviens plus que moi-même. Et là où le mal agissait dans spirale qui me lie et me ligote et m’emprisonne, ici le bien joue dans le sens de la spirale qui me libère et me fait devenir non seulement plus que moi-même mais qui fait devenir les autres plus qu’eux-mêmes.

Il y a là plus que deux poids et deux mesures, puisque ce n’est pas mesurable. C’est incommensurable le bien et le mal. Le mal c’est le mal et le bien c’est le bien, mais dans le bien, il y a un moment où l’on entre dans une autre économie, dans une autre attitude qui est celle qui nous fait devenir plus que nous-mêmes. Ce que Jésus dit tout au long du sermon sur la montagne, c’est que lorsqu’on est devant cette situation de choix, et là précisément la situation de choix, c’est le fait que les auditeurs sont devant le Christ et que le sermon sur la montagne c’est le moment où le Christ leur dit : « Est-ce que vous me suivez, ou est-ce que vous ne me suivez pas ? » A partir de ce moment-là, quand on est dans la situation du choix, d’une certaine manière, pardonnez-moi l’expression, on n’a plus le choix. Ou bien vous dites « non », il ne reste plus qu’à vous confier à la miséricorde de Dieu et à faire dire des messes après votre enterrement, ou bien vous dites « oui » et vous entrez dans cette spirale de ce que le Christ a apporté et qui s’appelle le bien. Il est venu effectivement apporter le bien sur la terre.

Pour conclure, je crois que Jésus ne pouvait pas dire cela s’il n’avait pas été lui-même la mesure du Bien. C’est dans la mesure où Jésus est celui qui peut nous livrer la réalité même du bien plénier, dans la mesure où il se donne comme le Fils de Dieu, le Messie Sauveur, qu’à ce moment-là il peut nous dire que lorsque nous choisissons à sa suite et pour lui, il est le garant de la liberté, de l’épanouissement et de l’enrichissement de notre être que peut apporter la grâce, puisque cette grâce, c’est lui, c’est sa présence, et qu’elle nous est donnée par le fait de le suivre. Amen.

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