1er Dimanche de Carême – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

 

De l’Eden au désert : l’histoire du cœur humain

Frères et sœurs, je voudrais vous raconter l’histoire du cœur de l’homme.

Au commencement, on devrait presque dire ici : « Il était une fois », au commencement, le cœur de l’homme était un jardin. Car, vous l’avez bien compris, ce jardin dont nous parlait tout à l’heure le récit de la Genèse, ce n’est pas un jardin dans lequel l’homme vivait mais c’est le cœur de l’homme qui était le jardin, un jardin plein de vie, un jardin rempli de fruits, un jardin de paix, un jardin dans lequel l’homme vivait dans la présence de son Dieu. Car ce jardin d’Eden c’était le cœur de l’homme que Dieu avait choisi pour venir s’y promener le soir à la brise, pour venir dialoguer avec l’homme. Ce jardin avait l’ombre des feuillages et des arbres, il avait la paix de ces dialogues entre l’homme et Dieu, ce jardin était le face à face de l’homme et de Dieu.

Plus encore, Dieu émerveillé de ce dialogue avec sa créature voulait que l’homme ait un vis-à-vis qui lui soit assorti. Et dans ce jardin d’Adam, dans ce cœur de l’homme, Il avait façonné, avec la propre chair de l’homme, une femme. Si bien que le cœur de l’homme était devenu le jardin de Dieu et de l’amour de son épouse tandis que le cœur de la femme était le jardin de l’homme. Et tous les deux étaient l’un pour l’autre un jardin de joie, de paix, de vie et d’amour partagé.

Au commencement du cœur de l’homme, au commencement de notre vie, il y a tout simplement ce jardin. Et plus tard, beaucoup plus tard, qu’est devenu ce cœur de l’homme ? Beaucoup plus tard, c’est un désert. Car dans ce jardin du paradis, il y avait eu cette présence, cette ombre sournoise du mal qui se faufilait à l’intérieur de la fraîcheur des arbres. Et voici que se manifestait cette fragilité fondamentale du cœur de l’homme et de sa liberté. Le jardin du cœur de l’homme, sa liberté et sa joie d’être avec Dieu, voici que tout cela s’était subitement dégradé et brisé. Et le cœur de l’homme est devenu un désert. C’est la soif et la faim, c’est le soleil qui tape, c’est le sable brûlant et les pierres qui coupent les pas de l’homme qui s’avance. Le désert, c’est ce lieu de silence, ce lieu où les cris ne rencontrent plus qu’un écho vide, car le jardin n’est plus le jardin de personne, mais il est le désert du vide et du silence. Le cœur de l’homme est devenu désert. Il n’y a plus que le ciel implacable et son soleil brûlant, il n’y a plus que l’immensité du vide qui résonne autour de lui, il y a la soif, il y a la faim et cette lumière aveuglante et miroitante qui fait les mirages et qui fait les idoles et qui fait les erreurs et qui fait le mensonge.

Quelle idée Dieu pouvait-Il donc avoir d’envoyer son peuple au cœur de ce désert ? Car Dieu s’était choisi un peuple et pour le mettre à l’épreuve, pour le passer au feu de la tentation, avait choisi de le mener quarante ans dans le désert. Et là le peuple avait connu les multiples tentations de l’existence. Dans ce désert qui est le cœur de l’homme, qui est le cœur même de ce peuple, voici que l’homme était invité à le parcourir en tous sens et à découvrir au fond de chacun de ces recoins de désert, dans ces replis de montagne, de découvrir tout le poids de la souffrance, des désirs et de l’échec humain. Le peuple s’était heurté à sa soif et il avait crié. « Est-ce que Dieu nous a conduits ici dans le désert pour nous faire mourir de soif ? » Alors il avait contesté Dieu aux eaux de Mara et de Mériba dans le désert et ce lieu s’était appelé le lieu même de la tentation. Et Dieu avait répondu : « Il ne faut pas tenter le Seigneur, ton Dieu ». Et le peuple avait connu sa faim, la faim de son désir qui le travaillait et le torturait. Et alors l’homme avait crié dans son désir et dans son cœur et dans le désert de son cœur : « Est-ce que Dieu est capable de nous donner quelque chose à manger ? » Alors Dieu lui avait répondu : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

Et l’homme, au cœur de ce désert, avait été confronté à la tentation de toutes les fausses fictions, de tous les faux objets de son désir qu’il essayait de se créer et de se fabriquer, l’homme dans le désert avait fait l’épreuve de la sécheresse et de la dureté de son cœur qui se fabrique des idoles pour se soutenir dans sa marche et se donner l’illusion qu’il a un avenir, l’homme s’était fabriqué un veau d’or et Dieu lui avait dit, sur les tables de la Loi : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et Lui seul ».

Le cœur de l’homme, de jardin qu’il était, voici qu’il était devenu ce désert dans lequel nous errons pas à pas, sans trouver quoi que ce soit pour étancher notre soif et notre faim, en proie à tous les mirages et à toutes les idoles que nous nous fabriquons. Dans cet immense désarroi, dans cette solitude et cette longue marche, voici que Dieu Lui-même est venu de son pas d’amour et de miséricorde. Il est venu arpenter ce grand espace du désert. Mais qu’est-il donc venu à l’idée de Dieu pour envoyer son Fils dans le désert du cœur de l’homme ? Et c’est le récit de la tentation que nous venons d’entendre. Jésus vient dans le cœur des hommes comme dans un désert, Jésus qui vient découvrir l’homme, le chercher dans le plus grand abandon et la plus grande solitude. Jésus poussé par l’Esprit qui va pour ainsi dire arpenter ce désert de long en large, dans toute sa solitude et dans tout son désarroi. Et qui va-t-Il trouver au fond de ce désert, au fond de ce désert du cœur de l’homme ? Le prince de ces lieux. Vous pensez bien qu’il n’avait aucune envie qu’on occupe son territoire. Le premier qui s’approche de Jésus, c’est donc le tentateur lui-même, le prince de ce monde, et il demande à Jésus ce qu’Il vient faire là. Mais là où l’homme avait échoué, là où l’homme avait succombé, là où il avait crié contre Dieu à cause de sa soif, à cause de sa faim, là où l’homme s’était fabriqué des idoles, voici que Lui, l’homme véritable, Il entre dans ce cœur désertique de l’homme, Il entre dans sa soif et dans sa faim, non plus pour se révolter, mais pour nous ouvrir un chemin de liberté.

« Si Tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent du pain ». Mais le Christ sait bien qu’Il ne peut pas conquérir la liberté de l’homme simplement en le gavant, en étouffant son désir, en brimant sa liberté, en la contentant à bon compte. « Si Tu es le Fils de Dieu, fais un coup d’éclat, jette-Toi du haut du Temple ». Mais Jésus sait bien qu’il ne faut pas tenter le Seigneur son Dieu, et Il sait bien qu’il faut que son pied se heurte à quelques pierres, ces cailloux coupants de nos péchés et de la dureté de nos cœurs sur lesquels encore aujourd’hui sa chair de Fils de l’homme vient se briser à cause de notre dureté de cœur et de notre dureté de vie. « Si Tu veux, prosterne-Toi devant moi et je Te donnerai tous ces royaumes. Accepte que je fournisse aux hommes les quelques idoles et les quelques faux espoirs dont ils ont besoin. Accepte d’étouffer en eux ce désir de liberté pour qu’ils se vautrent dans n’importe quoi, dans la fabrication de leurs désirs ». Mais Jésus ne peut pas dire autre chose que : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu ». Il veut que l’homme soit en face de la réalité de Dieu et non pas toujours en train de s’amuser comme un gamin avec ses idoles et ses faux-semblants illusoires.

Le Christ a visité le vaste désert du cœur de l’homme. Et là où le Peuple d’Israël avait succombé à toutes les tentations, voici qu’Il en ressort victorieux et vainqueur. Ce combat face-à-face avec la puissance du mal, ce combat aux prises avec le désir de l’homme qui ne cesse de se fabriquer des faux-semblants, voici qu’il continue encore aujourd’hui, voici que le Christ, depuis le désert jusqu’à maintenant, ne cesse d’arpenter le désert du monde, ce Sahel spirituel dans lequel nous nous trouvons. Et le Christ, jour après jour, va à la rencontre de l’homme, Il affronte toutes ses tentations.

Il a même fallu qu’Il transforme radicalement ce désert. Oh ! Apparemment le désert d’aujourd’hui, la sécheresse du cœur et du désir de l’homme d’aujourd’hui, ressemblent étonnement à ceux que Jésus a dû rencontrer sur les chemins d’Israël et dans tous ces regards qu’Il portait sur le cœur de l’homme. Apparemment le cœur de l’homme est toujours aussi désertique et desséché, il n’y a pas de fleuve qui ait coulé pour l’irriguer et y faire surgir la vie au milieu du désert. Pourtant il y a dans ce désert un arbre étrange, quelque chose qu’on ose à peine nommer un arbre car il ressemble curieusement à un poteau télégraphique, un bout de bois dressé au cœur de ce désert du cœur de l’homme, avec une traverse horizontale. Depuis deux mille ans, nous appelons cela la croix de Jésus-Christ. Le désert du cœur de l’homme est toujours aussi sec, toujours aussi assoiffé et desséché, toujours rempli d’idoles et d’illusions, et pourtant mystérieusement au cœur de ce désert commence à pousser cet arbre apparemment si sec, si dur qui se dessine plus durement sur l’horizon que les rochers dans le ciel du désert. Et cet arbre, c’est la seule chose qui nous reste.

Nous qui sommes chrétiens, nous croyons que le désert refleurira, que de la croix l’eau jaillira, que du Seigneur la vie renaîtra, que la croix, cet arbre mort, est en réalité arbre de vie, car Jésus Lui-même a voulu prendre la géométrie de cette croix.

Notre cœur est apparemment toujours aussi sec qu’un désert. Et pourtant parce que l’arbre de la croix y a été planté, parce que la mort du Fils de l’homme y a éclaté comme un cri et comme un éclair, désormais, au milieu de la solitude et du désespoir, voici que la croix est devenue ce lieu où le destin de l’homme et le destin de Dieu sont irrémédiablement noués, Dieu mourant debout, les pieds dans la terre et la tête dans le ciel, et les bras écartés, si grands et si larges qu’Il veut embrasser tous les hommes, embrasser l’immensité de ce cœur désertique, non seulement tout le cœur de l’homme, mais le cœur de tout homme. Jésus qui se fait le point de rencontre de l’homme et de Dieu. Et il faut que nous-mêmes nous refassions le même geste, il faut que nous aussi nous soyons avec Lui, il faut que nous passions par là. Même si nous avons peur et si nous rechignons, c’est par la croix que nous passons nous aussi, les pieds sur terre et la tête dans le cœur même de Dieu et les bras ouverts pour étreindre cet Amour de Dieu trop grand pour nous afin que désormais les deux morceaux de bois de la croix, Dieu et l’homme, soient inséparables.

Alors, au cœur même de ce désert jaillit un signe de vie et d’espérance, celui-là même que Dieu nous a donné en son Fils Jésus Christ. Si nous creusons au plus intime de notre cœur pour y découvrir la source vivante de la grâce de notre baptême, nous ne trouvons rien d’autre, au milieu de notre désert et de notre aridité, que cette croix plantée dont nous avons été marqués aux premiers jours de notre existence chrétienne, au jour de notre baptême. Elle est source de vie dans nos déserts, elle est fleuve d’allégresse et de joie au cœur des épreuves, elle est la résurrection au cœur de notre mort. Amen.

 

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