Sommes-nous des aveugles ?
« Sommes-nous des aveugles, nous aussi ? » C’est pour les catéchumènes tout d’abord que cet évangile a été lu, et c’est pour leur dire le chemin qu’ils suivent et le but vers lequel ils s’avancent. C’est pour eux, mais c’est aussi pour nous, car nous n’avons jamais fini de parcourir ce chemin. Et peut-être pourrions-nous penser ou imaginer qu’au fond le baptême va être pour eux une sorte de point d’aboutissement et que jusqu’à maintenant, ils étaient dans les ténèbres, mais que le jour où ils recevront le baptême, ils y verront clairement et totalement. En réalité, ce n’est pas si simple.
Il en est du baptême comme de tous les grands actes de notre vie de chrétiens. Parfois des fiancés s’imaginent que, lorsqu’ils seront mariés à l’église, tout ira bien et il n’y aura plus de doute. Ou encore on imagine facilement que, lorsqu’un religieux a fait profession monastique, normalement tout va parfaitement bien, tout « baigne dans l’huile ». Or, qu’il s’agisse du baptême, du mariage ou de la profession religieuse, ce n’est pas exactement comme cela que se passe l’existence chrétienne. Et précisément, cet évangile-là est peut-être un des meilleurs indices de la manière dont s’accroche en nous, de façon profonde et cachée, une dimension d’aveuglement sur laquelle je voudrais méditer avec vous quelques instants.
« Sommes-nous, nous aussi, des aveugles ? » Pour ma part, je crois que oui. Je crois qu’il faut avoir l’honnêteté et la vérité de répondre que nous sommes toujours, d’une manière ou d’une autre, des aveugles et qu’aussi étrange que paraisse ce que je vais vous dire là, le baptême ne retire pas totalement notre aveuglement. Nous sommes de ce monde, nous vivons dans les ténèbres et, d’une manière ou d’une autre, ces ténèbres arriveront toujours à s’imbriquer, à se glisser précisément aux endroits où la lumière du Christ ne s’est pas encore totalement installée pour prendre possession de nous-mêmes. Ainsi, nous vivrons toujours dans un certain aveuglement. Vous me direz que je ne suis pas très encourageant, et même pessimiste. C’est possible ! Simplement, je crois qu’il y a plusieurs formes d’aveuglement et que les yeux de notre cœur sont aveuglés de diverses manières. Et il suffit de voir l’évolution du récit de la guérison de cet aveugle-né pour comprendre la vérité de ce que je dis là, notre aveuglement passe par plusieurs phases.
Reprenons, si vous le voulez, étape par étape, le récit de la maturation de la foi chez cet aveugle. Tout d’abord il est aveugle de naissance. Il vit dans les ténèbres, et d’une certaine manière il y a toujours en nous quelque chose qui reste « aveugle de naissance », et il nous importe de le savoir : que nous le voulions ou non, il y a toujours de la lourdeur, de l’inertie dont nous faisons l’expérience tous les jours dans notre existence et qui nous empêche d’y voir clair. C’est pour cela que l’apôtre dit aux Ephésiens : « Réveille-toi, ô toi qui dors, pour que le Christ t’illumine ». Notre vie chrétienne est un réveil permanent pour sortir du sommeil et des ténèbres de ce monde. Et au cœur de ce premier aveuglement, il y a un piège dans lequel nous devons prendre bien garde de ne pas tomber. C’est la question piège des apôtres : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Que pensent les apôtres ? Ils croient qu’ils voient, ils n’ont pas compris que, d’une manière ou d’une autre, ils participaient au même aveuglement que cet homme qui est assis à la porte, à mendier. C’est le moment où jamais de le dire : « Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois », mais surtout les borgnes que nous sommes croient toujours avoir deux bons yeux et une vue perçante, alors qu’en réalité, nous sommes dans les ténèbres et ces ténèbres nous collent aux yeux.