4ième Dimanche de Carême – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

Sommes-nous des aveugles ?

« Sommes-nous des aveugles, nous aussi ? » C’est pour les catéchumènes tout d’abord que cet évangile a été lu, et c’est pour leur dire le chemin qu’ils suivent et le but vers lequel ils s’avancent. C’est pour eux, mais c’est aussi pour nous, car nous n’avons jamais fini de parcourir ce chemin. Et peut-être pourrions-nous penser ou imaginer qu’au fond le baptême va être pour eux une sorte de point d’aboutissement et que jusqu’à maintenant, ils étaient dans les ténèbres, mais que le jour où ils recevront le baptême, ils y verront clairement et totalement. En réalité, ce n’est pas si simple.

Il en est du baptême comme de tous les grands actes de notre vie de chrétiens. Parfois des fiancés s’imaginent que, lorsqu’ils seront mariés à l’église, tout ira bien et il n’y aura plus de doute. Ou encore on imagine facilement que, lorsqu’un religieux a fait profession monastique, normalement tout va parfaitement bien, tout « baigne dans l’huile ». Or, qu’il s’agisse du baptême, du mariage ou de la profession religieuse, ce n’est pas exactement comme cela que se passe l’existence chrétienne. Et précisément, cet évangile-là est peut-être un des meilleurs indices de la manière dont s’accroche en nous, de façon profonde et cachée, une dimension d’aveuglement sur laquelle je voudrais méditer avec vous quelques instants.

« Sommes-nous, nous aussi, des aveugles ? » Pour ma part, je crois que oui. Je crois qu’il faut avoir l’honnêteté et la vérité de répondre que nous sommes toujours, d’une manière ou d’une autre, des aveugles et qu’aussi étrange que paraisse ce que je vais vous dire là, le baptême ne retire pas totalement notre aveuglement. Nous sommes de ce monde, nous vivons dans les ténèbres et, d’une manière ou d’une autre, ces ténèbres arriveront toujours à s’imbriquer, à se glisser précisément aux endroits où la lumière du Christ ne s’est pas encore totalement installée pour prendre possession de nous-mêmes. Ainsi, nous vivrons toujours dans un certain aveuglement. Vous me direz que je ne suis pas très encourageant, et même pessimiste. C’est possible ! Simplement, je crois qu’il y a plusieurs formes d’aveuglement et que les yeux de notre cœur sont aveuglés de diverses manières. Et il suffit de voir l’évolution du récit de la guérison de cet aveugle-né pour comprendre la vérité de ce que je dis là, notre aveuglement passe par plusieurs phases.

Reprenons, si vous le voulez, étape par étape, le récit de la maturation de la foi chez cet aveugle. Tout d’abord il est aveugle de naissance. Il vit dans les ténèbres, et d’une certaine manière il y a toujours en nous quelque chose qui reste « aveugle de naissance », et il nous importe de le savoir : que nous le voulions ou non, il y a toujours de la lourdeur, de l’inertie dont nous faisons l’expérience tous les jours dans notre existence et qui nous empêche d’y voir clair. C’est pour cela que l’apôtre dit aux Ephésiens : « Réveille-toi, ô toi qui dors, pour que le Christ t’illumine ». Notre vie chrétienne est un réveil permanent pour sortir du sommeil et des ténèbres de ce monde. Et au cœur de ce premier aveuglement, il y a un piège dans lequel nous devons prendre bien garde de ne pas tomber. C’est la question piège des apôtres : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Que pensent les apôtres ? Ils croient qu’ils voient, ils n’ont pas compris que, d’une manière ou d’une autre, ils participaient au même aveuglement que cet homme qui est assis à la porte, à mendier. C’est le moment où jamais de le dire : « Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois », mais surtout les borgnes que nous sommes croient toujours avoir deux bons yeux et une vue perçante, alors qu’en réalité, nous sommes dans les ténèbres et ces ténèbres nous collent aux yeux.

 

Et Jésus répond en quelque sorte : « Ce n’est pas ainsi que le problème se pose. N’essayez pas de savoir dans cette génération qui voit clair et qui n’y voit pas ! Car là n’est pas la question. Vous êtes tous frappés d’aveuglement : et c’est pour vous que Je suis la lumière du monde ». Alors Il renverse complètement la question. Le problème n’est pas de savoir qui est aveugle et qui ne l’est pas, qui a deux dixièmes de vue et qui en a huit. Le problème est tout simple : le Christ a choisi nos ténèbres comme lieu de manifestation de sa gloire. Le Christ dit à ses disciples : « Aujourd’hui, je n’ai pas peur de venir dans les ténèbres de cet homme. C’est pour cela que je suis venu comme la lumière du jour, c’est pour briller en vérité au fond de vos ténèbres ».

Ainsi donc il ne faut pas considérer nos ténèbres d’une manière désespérée, mais il faut leur faire face de la manière même dont le Christ veut y faire face, comme le lieu qu’Il a choisi, Lui, qui est la lumière, pour y faire briller l’amour et le salut du Dieu vivant. Il ne faut pas que nous ayons peur de nos ténèbres, car le Christ, Lui, n’en a pas peur. Il les a vaincues. Et la première chose qui importe vis-à-vis de notre aveuglement, c’est que le Christ nous aide, pas à pas, à vaincre la peur de nos ténèbres. Désormais nous ne serons plus assis à mendier, à chercher n’importe où quelques éclairs de vérité, mais nous porterons dans notre cœur la parole du Seigneur : « Je suis la lumière du monde ». Et même si, à certains moments après le baptême nous éprouvons encore l’impression de vivre dans des ténèbres, souvenons-nous simplement qu’Il a vaincu les ténèbres. Tel est le premier niveau de notre aveuglement.

Il y en a un second, celui-là tout à fait paradoxal : au moment même où le Christ veut guérir, Il bouche complètement les yeux de cet aveugle. Non seulement l’aveugle n’y voit plus, mais il met un véritable écran de boue sur les yeux de l’aveugle. Je ne sais pas si c’est une thérapeutique des bains de boue spirituels, mais c’est une thérapeutique assez extraordinaire. D’abord il signifie que le Christ récréé cet homme à partir de la boue dans laquelle nous avons été façonnés par Dieu, ce limon de la terre dont Dieu nous a pétris aux origines. Plus profondément, elle nous dit que, de toute façon, ces ténèbres nous collent aux yeux de telle sorte que le Christ prend ces ténèbres mêmes, prend la boue de la terre pour nous boucher les yeux, pour nous montrer qu’Il connaît jusqu’aux profondeurs de notre aveuglement et de notre impossibilité de voir. Le Seigneur connaît les abîmes ténébreux de notre mort. Mais Il prend notre mort sur Lui pour y faire jaillir la Vie, c’est de la terre, c’est du symbole même de notre mortalité et de notre retour à la terre qu’Il prend pour nous ouvrir les yeux. Ainsi le Christ ne nous épargnera jamais la difficulté de l’aveuglement. Le Christ ne nous épargnera pas, dans notre vie, une confrontation permanente avec les ténèbres qui sont en nous. Mais Il nous aidera progressivement à comprendre que l’essentiel, c’est Lui qui le fait. Il est capable de nous prendre dans nos ténèbres, dans nos obscurités les plus profondes, et de transfigurer cela même qui est obscur pour y faire resplendir sa lumière. Lui seul en est capable.

Ensuite vient une troisième étape, celle de l’eau : l’eau qui guérit, l’eau qui ouvre les yeux. Curieux de se servir de l’eau pour ouvrir les yeux ! C’est une prophétie de ce qui se passe au baptême. Le baptême, c’est l’eau qui scelle en nous la foi. A ce moment-là, l’homme devient véritablement un voyant, d’aveugle qu’il était : « Je n’ai maintenant qu’une certitude : auparavant j’étais aveugle, et maintenant j’y`vois ». Mais cette certitude n’est pas une certitude simplette, comme si on disait : « Moi, je sais mon catéchisme, non seulement les réponses, mais aussi les questions, tandis que tous les autres ne savent rien ». En réalité, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, car ce pauvre aveugle, à qui l’on pose la question : « Mais où est-Il Celui qui t’a guéri ? », se voit obligé de reconnaître : « Je ne sais pas ».

Le baptême ne nous donne pas de prise sur Dieu, mais il donne au Christ une totale emprise sur nous. Nous devenons totalement propriété du Christ, sa lumière nous transfigure, mais cependant nous ne savons pas très bien où Il est. Et les catéchumènes verront comment, dans leur vie de baptisés, tout ne sera pas clair et limpide comme de l’eau, mais qu’à tout moment, comme c’est le cas pour les frères chrétiens qui vivent aujourd’hui cette foi, cette vie de baptisés impliquent que nous cherchions toujours le Seigneur sans nous lasser. « Je cherche sans cesse ta face ». – « Je cherche ton visage ». – « Je cherche mon Seigneur, je ne sais pas où on l’a mis ».« Je ne sais pas où Il est ». Comme dit le Psaume : « Tous ces hommes se retournent contre moi et ils me disent : où est-Il ton Dieu ? » Et à certains moments, je suis obligé de répondre : « Je ne sais pas ». La foi n’est pas simplement une réponse universelle qui balaierait toutes nos questions, la foi est un combat.

Et c’est le dernier aspect de cet aveuglement que je voudrais méditer ce matin avec vous. En effet quand le Christ envoie l’homme aveugle pour être guéri, Il l’envoie à la piscine de l’Envoyé. L’Envoyé, c’est bien entendu le Christ, qui est l’apôtre de l’amour de Dieu envoyé par le Père pour les hommes et qui est la manifestation plénière de son amour. Mais en même temps, l’envoyé, c’est nous. L’aveugle-né est l’envoyé, l’aveugle-né est celui que le Christ envoie vers les ténèbres, vers les obscurités qui habitent notre monde. Etre baptisé, c’est donc être envoyé pour être confronté à l’aveuglement de ce monde. Et dès lors, cet homme rencontre les pharisiens qui ne veulent pas croire, il fait face à ceux qui lui posent des questions : « Comment a-t-Il pu te guérir un jour de sabbat ? » Cet homme rencontre la lâcheté de ses parents qui disent : « Nous ne voulons plus nous mêler de cette affaire ». Et ce n’est pas tout. Cet homme rencontre, comme chacun d’entre nous, toutes les obscurités et les difficultés de la découverte de l’amour de Dieu et de la foi. Les catéchumènes vont recevoir du Seigneur cette force et cette grâce qui n’a pas comme fonction d’agir comme une baguette magique qui les transformerait et retirerait d’eux toutes les épreuves, toutes les questions et même tous les doutes. Cette foi va les conduire vers quelque chose de plus profond encore que les questions que pose le monde, elle va les conduire vers la question que pose le Christ Lui-même. Et s’il est vrai que les questions les plus profondes sont posées par les choses les plus importantes, il est sûr que les questions que nous pose le Christ sont beaucoup plus importantes que les énigmes que nous pose le monde. Dès lors l’itinéraire de foi ne sera pas simplement d’appliquer des formules simplistes, des réponses toutes faites dans toutes les situations de l’existence. La foi, ce sera de se confronter à cet aveuglement encore bien plus profond et bien plus grand, ce sera d’affronter la lumière aveuglante du Christ qui demande : « Crois-tu au Fils de l’Homme ? » Et à ce moment-là, il n’y aura qu’une réponse : « Se prosternant, il L’adora ! » Amen.

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