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Les éléments essentiels de la contemplation spirituelle (Thomas Merton ; 11)

  • Cette mise à l’épreuve de l’individu peut à l’occasion être intensifiée par les conditions institutionnelles. L’angoisse et la peur qui le font renoncer à sa précaire fidélité à des inspirations purement intérieures procèdent d’un conflit intime de valeurs. Être appelé à entrer dans l’obscurité de la contemplation, c’est être appelé à renoncer aux schèmes familiers et conventionnels de pensée et d’action pour juger en fonction d’un critère totalement nouveau et caché : la lumière invisible de l’Esprit Saint. Ce qui évidemment, d’un certain point de vue, est lourd de danger. Comment savoir qu’on est guidé par Dieu et non par le diable ? Comment faire la distinction entre grâce et illusion ?

Ce conflit est particulièrement délicat. Puisque d’un côté il est certain que Dieu guide le contemplatif par des inspirations personnelles (au moins en ce qui concerne la prière intérieure), l’appel à la contemplation ne peut qu’être une invite directe à quitter les voies ordinaires et familières de la vie intérieure pour vivre (ou du moins prier) suivant d’autres règles : non pas celles des livres et manuels de piété, mais les inspirations concrètes de Dieu ici et maintenant. Mais de l’autre côté, on n’est pas toujours sous la conduite directe de Dieu, et en même temps on reste membre d’un groupe social plus ou moins institutionnalisé, avec ses normes objectives de vie auxquelles on est tenu de se conformer.

On peut dire tout de suite que les inspirations de l’Esprit Saint sont rarement en désaccord total avec les normes sainement traditionnelle[1] des sociétés religieuses. Il n’empêche que l’histoire des saints est pleine de cas où ceux qui étaient sous la conduite directe de Dieu furent en butte à la réprobation virulente de saintes gens professionnels. Le procès de Jeanne d’Arc en est la meilleure illustration. La vie du contemplatif a tendance à être marquée par une tension et un conflit permanents entre ce qu’il ressent comme les mouvements intérieurs de la grâce, et les pressions extérieures et objectives exercées sur lui par la société[2] aux lois de laquelle il est soumis. Cette tension est encore aggravée quand on s’avise que les faux mystiques sont toujours prêts à revendiquer une dispense des normes sociales au nom de l’inspiration privée. Et la société[3] elle-même, s’exprimant par la voix de ses membres les plus avertis, ne se fait pas scrupule de rappeler ce fait à l’intéressé.

Même lorsque celui-ci ne se voit pas expressément interdire de suivre ce qu’il croit profondément être l’inspiration divine (et le cas n’est pas si rare que cela), il peut très bien se sentir continuellement et totalement en désaccord avec les idéaux admis par son entourage. Leurs exercices spirituels peuvent lui paraître ennuyeux et n’être qu’une perte de temps ; leurs sermons et leur conversation, le laisser accablé par un sentiment de vanité, comme bombardé de mots vides de sens ; leurs offices solennels, leur enthousiasme par rapport au plain-chant et au cérémonial liturgiques, lui voler le goût délicat d’une manne intérieure qui ne se trouve pas dans les prières toutes préparées et les rites extérieurs. Si seulement il pouvait être seul et au calme, et rester dans le vide, l’obscurité, la vacance d’esprit[4] où Dieu parle, et avec quel effet bouleversant ! Mais non, il se voit imposer des lumières et des bouquets spirituel[5], penser et dire des paroles, chanter des « Alleluias » dont un autre veut lui faire partager l’allégresse. Il lui faut s’évertuer à faire son miel de paroles – à son goût – affreusement vulgaires et écœurantes : non pas à cause de ce qu’elles aspirent à dire, mais simplement parce qu’elles sont de seconde main. On me dit que chez certains peuples du Proche-Orient c’est une marque d’honneur, dans un festin, que l’hôte donne à l’invité un morceau qu’il a lui-même en partie mâché. Pour un contemplatif, la vie dans une communauté consacrée à la prière finit par devenir ce genre de banquet du matin au soir : on est toujours là à essayer d’avaler une friandise que quelqu’un d’autre a mâchée le premier. La réaction naturelle est de la recracher. Mais on n’ose pas, ou alors, on éprouve une culpabilité insupportable.

Ce conflit douloureux serait plus aisément évité si les institutions monastiques n’étaient pas devenues tellement rigides et stéréotypées ces derniers siècles, et si elles n’avaient pas très largement perdu contact avec le solide bon sens de la tradition antique. Rien en réalité n’est plus contraire à la vie contemplative qu’un excès de règles. Les règles sont nécessaires, certes, mais la vie sous une règle monastique n’est nullement condamnée à être strictement encadrée, d’autant que toutes les règles saines prévoient des exceptions dans les cas individuels, et laissent le soin au supérieur de décider si et quand – en raison de sa santé, de son emploi, ou même de sa vie intérieure – un moine a besoin de bénéficier d’un régime plus personnel. Il a toujours été entendu dans le monachisme oriental, par exemple, qu’en avançant en âge, le moine pouvait se donner plus complètement à la contemplation et à la solitude. Dans ce cas, il peut vivre seul comme ermite ou comme reclus (comme l’attestent les nombreux ermites des grottes du mont Athos encore aujourd’hui), ou du moins, dans un cenobium, profiter d’heures de prière plus longues. Si l’on prévoit que passée une certaine étape de votre développement spirituel, l’Esprit Saint prendra la relève et dirigera votre vie à son gré, il est compréhensible qu’une certaine latitude d’action lui soit laissée. Il va sans dire bien sûr que l’indiscipline[6] et l’entêtement irréductible[7] sont la marque évidente qu’on n’est pas guidé par l’Esprit Saint.

Malheureusement, la tendance moderne en Occident consiste à assimiler « la volonté de Dieu » et « l’action de l’Esprit Saint » à la norme habituelle et universelle sans laisser place à l’épanouissement de grâces spéciales chez un individu. Chaque fois qu’il y a conflit entre l’intérieur et l’extérieur, c’est toujours l’extérieur qui doit l’emporter. Il faut toujours, et par-dessus tout, se conformer à l’idée collective. Or s’il est vrai que ce peut être un sacrifice très méritoire, il est tout aussi vrai que les esprits bornés ont, par ce moyen, transformé la vie religieuse en un lit de torture où des saints et contemplatifs en puissance ont été tellement écartelés et estropiés qu’ils ont fini leur vie en marginaux et en excentriques. Et c’est pourquoi, dans tellement de monastères contemplatifs, il y a peu, ou point, de vrais contemplatifs. C’est aussi pourquoi, très souvent, des hommes de caractère et d’une grande délicatesse intérieure sont rebutés par l’atmosphère de ces monastères une fois qu’ils y ont passé quelques mois, et partent profondément découragés, en renonçant totalement à la vie intérieure.

Pourtant, si l’on se trouve dans une institution rigide ou fermée, il n’y a lieu de céder à l’angoisse et au désespoir. Ni de gaspiller sont temps en vains actes de rébellion. Faire preuve d’une trop grande assurance est fatal à ses propres aspirations[8] intérieures. S’il est possible de trouver un directeur sage [et de le suivre[9]], on doit prendre en compte les grâces divines autant que possible, et ne pas craindre de les suivre si l’occasion s’en présente, même si cela signifie qu’on va contre les idées communément reçues. Mais en même temps, il faut éviter l’excentricité, l’entêtement, et la vaine ostentation. Si une personne est vraiment guidée par l’Esprit Saint, la grâce elle-même fera le nécessaire, car la simplicité extérieure et l’obscurité sont des signes de grâce ; et de même, la douceur et l’obéissance. Chaque fois qu’il a vraiment conflit avec l’obéissance, celui qui cède et obéit n’est jamais perdant. Il ne continuera pas moins à grandir en grâce, et ne doit pas laisser cours à la frustration concernant son sacrifice. Mais celui qui désobéit par orgueil perdra la grâce divine.

[1] « sainement traditionnelles » : ajout.

[2] « Society » remplace « institution ».

[3] Idem

[4] En anglais : purposelessness.

[5] « spirituels » : ajout.

[6] « contumacy » remplace « disobedience ».

[7] « intractable willfulness » remplace   « self will ».

[8] « aspirations » remplace « attractions ».

[9] « And follow him » : effacé.