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Donner sa juste place à l’expérience spirituelle (Thomas Merton)

Le grand danger auquel doit faire face tout homme qui prend l’expérience spirituelle au sérieux est celui de l’illuminisme, ou (pour reprendre le terme utilisé par Mgr Knox) de l’ « enthousiasme »[1]. Le problème ici consiste à prendre son expérience subjective tellement au sérieux qu’elle devint plus importante que la vérité, plus importante que Dieu. A partir du moment où l’on objective l’expérience spirituelle, elle devient une idole. Elle devient une « chose », une « réalité » que nous servons. Or nous n’avons pas été créés pour le service d’une « chose » quelconque, mais pour le service de Dieu seul, qui n’est pas, ni ne peut être, une « chose ». Servir Celui qui n’est pas un « objet », c’est cela, la liberté. Vivre en vue de l’expérience spirituelle, c’est l’esclavage, et pareil esclavage rend la vie contemplative tout aussi séculière (encore que plus subtilement) que le service de n’importe quelle autre « chose », si vile soit-elle : argent, plaisirs, réussite. De fait, ce qui a perdu bon nombre de contemplatifs en herbe est cette avidité de réussite spirituelle. C’est pourquoi, dès le début de cet essai, j’ai insisté sur le danger qu’il y avait à se proposer le « bonheur » comme but dans la vie de contemplation. Et ce danger est d’autant plus grand qu’est pur et parfait le contentement procuré par les choses spirituelles ; et d’autant plus difficile à soumettre à une critique objective.

D’où le risque d’attacher une importance exclusive à notre expérience personnelle, et de croire que toutes nos intuitions nous viennent de Dieu. Les pires erreurs peuvent passer pour la vérité quand on a oublié d’analyser les mouvements qui naissent dans le cœur paré de la lumière de l’inspiration…

L’expérience spirituelle serait recherchée pour elle-même. Mais ce genre d’attachement est aussi dangereux, sinon plus, que tout autre. Saint jean de la Croix, notamment, a mis en garde contre le fait d’ajouter foi trop rapidement même à des visions et des inspirations que tout paraît indiquer comme venant gratuitement et directement de Dieu :

« Bien que ces jouissances répandues dans les sens corporels puissent venir de Dieu, on ne doit jamais s’y fier ni les admettre : ceci est bien à noter. Tout au contraire, il faut les fuir absolument, sans examiner si elles procèdent du bon ou du mauvais esprit. Plus elles sont extérieures et corporelles, plus il est douteux que Dieu en soit l’auteur… Aussi celui qui donne son estime à ces choses sensibles s’égare notablement et se met en grand danger d’être trompé. A tout le moins, il y rencontre un obstacle absolu à son élévation aux choses spirituelles. »

                                                           La Montée du Carmel, livre 2, chap. 11, 2-3 (Œuvres).

C’est là une observation importante, parce qu’elle montre que ce qui compte réellement dans l’expérience spirituelle n’est pas son intériorité, ou sa pureté naturelle, ou la joie, la lumière, l’exaltation, et l’influence transformatrice qu’elle paraît avoir : ce sont là choses secondaires et accidentelles. Ce qui compte n’est pas ce qu’on ressent, mais ce qui se produit réellement, au-delà du sentir ou de l’expérience. Ce qui a lieu dans la vraie contemplation, c’est un contact entre la réalité intime de la personne créée et la Réalité infinie de Dieu. L’expérience qui accompagne ce contact peut bien être un signe plus ou moins fidèle de ce qui a eu lieu ; mais l’expérience (la vision, l’intuition) n’est qu’un signe et qui plus est, dissociable de n’importe quelle réalité et réductible à une simple forme vide. L’illuministe est celui qui s’attache au signe, à l’expérience, sans égard pour la substance invisible d’un contact qui transcende l’expérience…

Le vrai contemplatif aime la sobriété et l’obscurité. Il préfère tout ce qui est discret, humble, sans prétention. Il n’est pas amateur de grandes exaltations spirituelles. Elles le fatiguent vite. Il incline vers ce qui paraît n’être rien, qui lui dit peu ou pas grand-chose, qui ne lui promet rien ; Il n’y a que celui qui sait rester en paix dans le vide, sans projets ou vaines rêveries[2], sans discours pour justifier son apparente inutilité, qui soit à l’abri de l’attrait fatal[3] exercé par ses sortes d’impulsions spirituelles qui le poussent à s’affirmer et à « être quelque chose » aux yeux des autres. De tous les esprits religieux, le contemplatif est celui qui est le plus susceptible de se rendre compte qu’il n’est pas un saint, et le moins désireux de passer pour tel aux yeux des autres. Il est en effet libéré de la sujétion aux apparences, et n’en a que faire. En même temps, puisqu’il n’a ni l’envie ni le besoin de se poser en rebelle, il n’a pas à afficher son mépris des apparences. Il les ignore, un point c’est tout. Elles ne l’intéressent plus. Il se satisfait parfaitement d’être regardé comme un simple d’esprit si nécessaire, et il a en cela une longue tradition derrière lui. Saint Paul disait il y a longtemps qu’il était heureux d’être regardé comme « fou pour l’amour du Christ ». Et l’Eglise d’Orient a ses fols en Christ, les yurodivi, imités à l’occasion en Occident par des hommes comme saint François d’Assise et beaucoup d’autres. Le contemplatif n’a pas besoin de se vouloir systématique en rien, même en ce qui concerne sa « folie » apparente. Il se contente de la sagesse de Dieu, qui est folie pour les hommes non point parce qu’elle est contraire à la sagesse humaine, mais parce qu’elle lui est totalement transcendante…

 

Thomas Merton (L’expérience intérieure; Editions du Cerf)

[1] Ronald Arthbutnott Knox (1888-1957), anglican converti au catholicisme (1917), et ordonné prêtre en 1919… Parmi ses écrits, figure notamment A Spiritual Aeneid and Enthusiasm, une histoire des mouvements charismatiques et sectaires dans le christianisme.

[2] En anglais : …without projects or vanities…

[3] « Fatal », en anglais, peut signifier aussi bien « mortel » que « fatal » (N. d. T.).