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24ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Père Louis DATTIN

Gagner sa vie

Mc 8, 27-35

En cette période de fin d’hiver, alors que nous voyons les platanes de la Plaine-des-Palmistes se couvrir de feuilles et les fruits en train de se former, en ce temps de rentrée où de nombreux visages rayonnent encore du bienfait des vacances, j’aimerais chanter la douceur de vivre et vous offrir, au nom de Dieu, un bouquet de souhaits pour la rentrée. Mais les temps sont durs et l’Evangile d’aujourd’hui est dur : il nous livre une parole austère et je crains d’apparaitre dans cette église comme un trouble-fête à plus d’un : « Celui qui veut sauver sa vie doit la perdre, celui qui la perd pour l’Evangile la sauvera, dit Jésus » Parole qui ne doit trahir ni Dieu ni l’homme, alors qu’en est-il ?

Tout en nous aspire à vivre et nous passons notre temps dans le dérisoire et puis, n’est-il pas légitime de vouloir sauver sa vie de la tristesse, de l’ennui, de la solitude, de la maladie, de la pauvreté… quand ce n’est pas de la misère ?

Qu’est-ce-que veut dire « sauver sa vie », par exemple pour un chômeur, sinon peut-être d’abord trouver un emploi et pour cette femme dont le foyer ne marche pas, garder son mari ?

Et pour tout le monde, qu’est-ce-que « sauver sa vie » sinon la défendre, « sauvegarder » ses intérêts ?

Or, ce matin, ce qu’il faut bien regarder en face, c’est que personne n’est jamais totalement désintéressé et qu’en même temps, nous avons besoin de gratuité. L’intérêt, c’est le ressort de toute activité humaine. Il va dans le sens de notre instinct de conservation et de notre dynamisme : il ne faut pas s’en désoler, c’est normal, mais cela risque aussi de tout empoisonner par le profit.

 Aussi, quand Jésus, aujourd’hui, nous demande de perdre notre vie pour lui, il nous invite à tendre vers le désintéressement qui ne peut venir que de lui, car lui seul est « amour désintéressé », lui seul est pure gratuité. C’est ce que nous appelons « la grâce ».

En face de ce Dieu qui se perd pour nous sauver, qui s’offre, qui aime, qui se donne et cela sans rien exiger en retour, en pure perte et sans même un espoir de retour, chacun de nous doit se poser cette question pratique : « Sur quoi misez-vous votre vie ? Est-ce le confort, l’argent, les biens matériels, la sécurité, le sexe, la réputation, le pouvoir?

Je vous entends répondre : « Oh non, bien sûr ! Ce à quoi nous aspirons, c’est la tendresse, l’amitié, l’amour, la joie, la beauté, la paix sur la terre et la justice ».

Comme vous avez raison ! C’est bien là ce qui donne un sens à la vie ! Mais alors que faites-vous pour atteindre ce but ? Autrement dit, quel est votre « style de vie » ? N’y a-t-il pas dans votre vie de tous les jours une contradiction entre ce que vous désirez devenir et ce que vous faites pratiquement ?

Cet homme, par exemple, bon père de famille, qui s’esquinte à faire des heures supplémentaires pour construire sa maison, par amour pour les siens, or, cet homme, le soir, est tellement épuisé et nerveux qu’il devient « impossible à vivre » pour sa femme et ses enfants. Il n’a plus le temps de vivre ni le temps de la tendresse et finalement il obtient l’inverse de ce qu’il désirait au départ. Ce n’est qu’un exemple, mais chacun pourrait transposer dans son domaine. Nous nous laissons tous engluer dans le matériel avec les meilleures intentions.

« Perdre sa vie pour la gagner », c’est alors que ça veut dire :

 « Es-tu capable de dominer ta vie quotidienne de telle sorte que tu puisses trier entre ce qui est indispensable à ta vie et ce qui est superflu ? »

 Le Seigneur ne veut pas être un rabat joie en nous rappelant cela. Il désire simplement nous libérer de l’inessentiel, de l’accessoire. Il désire nous recentrer. Il veut nous désengluer du matériel inutile dans lequel nous sommes si souvent enlisés ! Certes, la vie aujourd’hui, n’est pas facile. Les conditions de vie, mêmes matérielles, sont dures et on ne peut passer dans la vie, avec seulement une fleur au chapeau et à la bouche une chanson et il faut travailler, il faut se battre.

Mais ne sommes-nous pas comme Marthe dans l’Evangile, à nous agiter, à en rajouter, à nous créer des soucis qui n’en valent pas la peine, à être esclaves de nos désirs ? Ainsi, « perdre sa vie » pour Jésus, cela commence modestement à sauver en nous cette source de liberté qu’est la gratuité qui va de pair avec l’intériorité.

En cette société de consommation, la tentation n’a jamais été aussi vive, ni aussi forte que de vivre à l’extérieur de soi-même, à la surface de soi-même, de modeler son existence sur la mode, la publicité et nous devenons, peu à peu, sans nous en rendre compte, le produit d’un certain « type de société » qui ne cherche que son profit. On n’est plus alors qu’un consommateur et c’est bien là-dessus que l’Evangile d’aujourd’hui nous alerte : on ne sauve pas une vie creuse en compensant son vide intérieur par l’accumulation de choses, d’objets, de gadgets, de vêtements.

Lisez, ceux qui ont le temps, le livre « Les choses » de Georges Perec. Il s’agit d’un couple qui croit pouvoir remplacer la vie, par le cadre de vie. Le cadre est magnifique  mais il n’y a rien dedans : il y manque la gratuité, l’intériorité, la vie elle-même. Notre monde est un peu comme un mauvais film d’Hollywood où tous les décors en carton-pâte sont grandioses.

Les personnages y magnifiquement habillés, mais  incapables d’exprimer les sentiments humains qui font vibrer le cœur humain : gratuité, intériorité de notre vie. Je n’aurais rien dit si tout cela n’était qu’une sagesse humaine à la manière du bouddhisme qui, en fin de compte, nous dit la même chose.

Mais avec l’Evangile, qui n’est pas seulement une sagesse, mais un travail de l’Esprit Saint qui essaie de nous rendre semblables au Christ afin « d’être dans le monde sans être du monde » alors, là, c’est tout un art : l’art de vivre en chrétien.

« Acceptons-nous de perdre pour gagner? » Option radicale qui nous fait poser la question : non plus « sur quoi misez-vous votre vie mais sur qui ? », car seul l’attachement au Christ et au Christ « mort sur la Croix » peut nous donner cette force de préférer la liberté de l’Evangile aux intérêts du monde.

Que Jésus ne soit pas seulement notre « Maître à penser », mais notre « Maitre de vie » pour qu’il nous donne cette force incroyable : la force de l’amour, seule capable de nous faire perdre notre vie pour Jésus, car si la gratuité et l’intériorité s’enracinent dans l’amour de Dieu, nous sommes alors entrainés plus fondamentalement à nous demander :

« Qu’est-ce-que je dis quand je dis « J’aime Dieu », et qu’est-ce-que je fais avec lui ? » AMEN