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17ième dimanche du temps ordinaire par P. Claude TASSIN (Spiritain)

  Commentaires des Lectures du dimanche 26 juillet 2015

Les liturgies qui ont bâti le lectionnaire des dimanches et fêtes devaient « caser » l’évangile de Jean qui, dans le cycle triennal, ne dispose pas d’une année particulière. Ainsi, laissant Marc du 17e au 21e dimanche B, ils nous livrent l’épisode de la multiplication des pains selon Jean et le riche discours sur le Pain de Vie qui suit le miracle. Ce faisant, ils nous privent cependant de la belle séquence du deuxième évangile appelée « Section des pains » (Marc 6, 14 – 8, 30).

  

2 Rois 4, 42-44 (« On mangera, et il en restera. ») 

On ignore les circonstances de la multiplication des pains opérée par le prophète Élisée, héritier du prophète Élie (cf. 2 Rois 19, 15-21). En effet, ce miracle est le quatrième d’une série de dix légendes (2 Rois 4, 1 – 8, 15) qui, sans grands liens entre elles, ont pour bénéficiaires tantôt des Israélites, tantôt des étrangers. Elles mettent en valeur le rayonnement de « l’homme de Dieu », une manière de désigner les prophètes dans cette littérature, « le voyant » dans d’autres textes. Peut-être l’épisode des pains suggère-t-il ceci : l’esprit de Moïse, par qui la manne fut obtenue dans le désert (Exode 16), opère toujours chez les prophètes aux temps de famine. C’est bien dans le royaume d’Israël, le royaume de Samarie, qu’est promis qu’à chaque génération, un prophète semblable à Moïse serait offert au peuple (Deutéronome 18, 15.19). C’est bien dans cette perspective mosaïque que s’achèvera le récit de la multiplication des pains selon saint Jean : « C’est vraiment lui le grand Prophète » (Jean 6, 14). À titre anecdotique, sigalons que la localité de Baal-Shalisha est sans doute la résidence d’une confrérie de prophètes et que la tradition juive ultérieure célébrera cette région pour la précocité de ses produits agricoles.

  Le récit a servi de schéma aux quatre évangélistes pour raconter la multiplication des pains accomplie par Jésus : la disproportion (accrue dans les évangiles) entre le nombre des pains et celui des convives (ici vingt pains pour cent personnes), l’ordre de les nourrir, l’objection de l’entourage, et la mention des restes.

  Jean (évangile de ce jour) emprunte au récit deux détails : Il s’agit de pains d’orge de la saison pascale qui sont en possession d’un « jeune garçon », allusion au « jeune garçon », serviteur d’Élisée (2 Rois 4, 38). Le don miraculeux des pains signale Élisée comme un prophète authentique. Mais que doit-on attendre d’un prophète tel que Jésus ? C’est sur cette question que s’achèvera le récit de Jean.

 

 

Éphésiens 4, 1-6 (Un seul Corps, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême. ) 

Par son chant « Un seul Seigneur » (I 46), Lucien Deiss a imprimé dans la mémoire des communautés chrétiennes, en diverses langues, les fortes paroles baptismales de cette lecture d’Éphésiens. Le baptême est l’entrée dans l’unité du Corps du Christ et de l’Esprit, dans l’unité du Père qui transcende tous nos clivages sociaux ou ethniques. En ce sens, Paul aime citer des extraits d’antiques liturgies baptismales : « Nous avons été baptisés dans l’unique Esprit, en un seul Corps. Tous nous avons été désaltérés par l’unique Esprit » (1 Corinthiens 12, 13).

  C’est Paul, en prison et bientôt martyr, qui est censé écrire cette lettre. En vérité, rappelons-le, nous avons affaire avec l’œuvre d’un disciple de l’Apôtre visant à sauver et à actualiser le message de ce dernier, à la fin du 1er siècle.

  L’encouragement, qui ouvre ici la seconde partie de cette « circulaire », reçoit de l’allusion au baptême une tragique insistance. Le passage devient très parlant si l’on se rappelle le but de l’auteur : inviter les Juifs et les païens qui composent l’Église à vivre dans l’harmonie. Par-delà cette situation première, toute communauté chrétienne se voit conviée à surmonter ses clivages.

  C’est la vocation même de l’Église : tous, ensemble, les chrétiens ont pour mission d’accueillir et de supporter l’autre tel qu’il est, en cultivant humilité, douceur et patience. Grâce à la paix, qui est un point de départ, on conservera l’unité qui est un don de l’Esprit. Car tous s’étaient mis en route, appelés « à une seule espérance », celle d’une réconciliation totale dans le Christ (cf. Éphésiens 1, 10).

  La vocation à s’unir au seul Corps du Christ et à l’unique Esprit s’inscrivait dès le baptême, le même pour tous, reçu une seule fois, et dont l’auteur rappelle les formules liturgiques de l’époque. La célébration baptismale culminait dans l’acclamation du Père qui règne « au-dessus de tous », surmontant, surplombant toute division et se communiquant à tous.

 

 

Jean 6, 1-15 (« Il distribua les pains aux convives, autant qu’ils en voulaient. « ) 

Pour rédiger l’épisode de la multiplication des pains, Jean dispose d’une tradition aussi ancienne que celle des trois autres évangiles, mais une tradition qui connaît quelques détails plus proches du miracle d’Élisée (1ère lecture). Surtout, l’évangéliste centre son récit sur l’initiative de Jésus et accumule des « clignotants » symboliques. Rien n’indique que la foule avait faim. À la différence des autres évangiles, c’est Jésus qui désire la nourrir. C’est sa mission.

La grande foule et l’ironie de Jésus 

1) Premier « clignotant » : un malentendu ! On suit Jésus parce qu’on l’a vu accomplir les signes, à savoir des guérisons. Mais qu’est-ce qu’un « signe » ? Saint Jean ne parle jamais de « miracles » ; il emploie le mot « signes ».  Si un acte est un signe, c’est que cet acte (signe de quoi ?) renvoie à autre chose que ce qu’il produit. Par ses signes, Jésus déclare son amour pour les humains. Certes, les hommes recherchent ses signes : cet homme nous fait tant de bien ! Mais ils ne comprennent pas le signe. Ils en restent à la satisfaction de leurs besoins. Trop intéressés, nous ne comprenons pas que Jésus veut tisser avec nous une relation vivante, qu’il désire se donner, nous donner sa vie. Il donne le pain. Mais il est lui-même le Pain de vie, comme le soulignera le discours qui suit.

2) Deuxième clignotant : la Pâque juive est proche. À la différence des autres évangiles, la chronologie de Jean évoque plusieurs Pâques dans le ministère de Jésus (Jean 2, 13.23 ; 6, 4 ; 11, 55 ; 13, 1 ; 18, 28.39). Jésus est l’agneau pascal, « l’Agneau de Dieu » (Jean 1, 36), qui va « passer de ce monde au Père » (Jean 13, 1).

  C’est le printemps pascal : il y a de l’herbe, selon le Psaume 22 [23], 2, célébrant le Pasteur d’Israël. On a déjà moissonné l’orge, plus précoce que le blé. La fête rappelle la libération de « la grande foule » d’Israël, sa route au désert, soutenue par l’aliment de la manne. D’ailleurs, gravissant la montagne, Jésus n’est-il pas le nouveau Moïse ?

3) Troisième clignotant : « Lui-même savait bien ce qu’il allait faire », déclare Jean, selon sa thèse de l’omniscience de Jésus (Jean 2, 25 ; 4, 44 ; 13, 11) qui sert ici à mettre ses disciples à l’épreuve. Le dialogue fait ressortir, à travers Philippe et André, notre propre naïveté quand nous nous trouvons devant l’œuvre de Jésus.

Le festin 

Sur l’initiative de Jésus, c’est la fête, l’abondance, avec le poisson apprécié comme gâterie. Selon une légende juive ancienne, les cailles qui nourrirent Israël au désert venaient de la mer (Nombres 11, 31) et étaient donc… des poissons. C’est un festin, de la nourriture « autant qu’ils en voulaient ». Et, après le rassasiement général, il y a, littéralement, le « surplus » (traduction meilleure que « restes »), douze paniers, autant qu’il y a de tribus en Israël. D’ailleurs, le nombre des convives, environ « cinq mille » reflète l’organisation du peuple d’Israël au désert (voir Exode 18, 25 ; comparer Marc 6, 44). Mais de quel festin s’agit-il ? Deux clignotants symboliques s’allument de nouveau.

1) Sauf en prévision du sabbat, la manne du désert se consommait au jour le jour : le surplus pourrissait (Exode 16, 19-20). Telle n’est pas la nourriture surabondante de Jésus. Celui-ci n’est-il pas venu « pour que les hommes aient la vie, pour qu’ils l’aient en abondance » (Jean 10, 10) ?

2) Jésus prend les pains, rend grâce, les distribue. Dans ces expressions, comment les premiers lecteurs chrétiens n’auraient-ils pas perçu une allusion au sacrement de l’eucharistie ? 

Le malentendu 

La foule a compris quelque chose du « signe ». Elle se demande si Jésus n’est pas « le Prophète », c’est-à-dire Moïse, puisqu’il a réédité le miracle de la manne. En effet, la tradition juive attendait le retour de Moïse pour la fin des temps. Il reproduirait les merveilles de l’Exode et libérerait son peuple de l’oppression. À la différence de Marc 6, 43, et comme dans les autres recensions du récit, Jean ne dit rien des restes des poissons, tant il se concentre sur la symbolique du Pain.

  Mais les bénéficiaires du « signe » de la multiplication de pains s’en tiennent à une conséquence économique et politique – que Jésus soit leur roi, une réduction inacceptable pour Jésus qui se retire donc. Il lui faudra un long discours pour expliciter le sens de ce qu’il vient d’accomplir (cf. dimanches suivants). La liturgie de cette année passe par-dessus la marche de Jésus sur les eaux (Jean 6, 16-21), un épisode qui, dans la tradition des quatre évangiles, suit l’épisode de la multiplication des pains, comme le passage de la Mer, dans l’Ancien Testament, était lié au don de la manne au désert.