24ième Dimanche du Temps Ordinaire (Mc 8, 27-35)) – Homélie du D. Alexandre ROGALA (MEP)
« « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre, prenant la parole, lui dit : « Tu es le Christ. » Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne » (Mc 8, 29-30)
L’attitude de Notre Seigneur Jésus n’est-elle pas étrange dans le texte d’évangile de ce jour ? Il commence par interroger ses disciples sur son identité, et quand Pierre, le porte-parole des Douze, donne une réponse, Jésus leur ordonne de se taire.
C’est d’autant plus surprenant quand nous remarquons que le verbe employé par l’évangéliste pour exprimer le fait que Jésus défende ses disciples de parler de lui (ἐπιτιμάω) est connoté négativement. La traduction en langue française que nous venons d’entendre (« il leur défendit vivement de parler de lui ») adoucit le sens de ce verbe qui, en réalité, exprime le blâme et la menace. C’est d’ailleurs le même verbe qui est utilisé par l’évangéliste Marc quand il nous raconte que Pierre se mit à faire de vifs reproches à Jésus après la première annonce de la Passion (v. 32).
Comprenons donc qu’après avoir demandé à ses disciples qui il est pour eux et obtenu la réponse de Pierre, Jésus « fait à ses disciples de vifs reproches » et leur interdit de parler de lui.
Pour quelle raison Jésus réagit-il de cette façon à la réponse de Pierre ?
Pierre répond à Jésus au nom de tous les disciples : « tu es le Christ ». Jésus n’est-il pas le Christ ? Qu’est-ce qui dans cette affirmation aurait pu déranger Jésus ? Essayons de comprendre.
Le titre de Christ (ou Messie) est d’abord un titre royal qui fait allusion à la consécration du roi. La mission du roi est d’être le berger de son peuple, et de faire régner le droit et la justice comme l’exprime bien le Psaume 44 (45) par exemple :
« D’heureuses paroles jaillissent de mon cœur quand je dis mes poèmes pour le roi d’une langue aussi vive que la plume du scribe ! Tu es beau comme aucun des enfants de l’homme, la grâce est répandue sur tes lèvres : oui, Dieu te bénit pour toujours. Guerrier valeureux, porte l’épée de noblesse et d’honneur ! Ton honneur, c’est de courir au combat pour la justice, la clémence et la vérité (…) Ton trône est divin, un trône éternel ; ton sceptre royal est sceptre de droiture : tu aimes la justice, tu réprouves le mal » (Ps 44 (45), 1-5 ; 7-8)
Comme nous le savons, dans l’histoire d’Israël, la plupart des rois ont déçu. C’est la raison pour laquelle, le Peuple se mit à rêver de l’ascension au trône d’un roi idéal et que « l’idée messianique » a commencé à se développer. Par l’intermédiaire des prophètes, Dieu va annoncer à son Peuple la venue d’un roi qui ne le décevra pas. Un passage du Livre de Jérémie l’illustre bien. Par la plume de son prophète, Dieu dit au Peuple :
« Voici venir des jours – oracle du Seigneur–, où je susciterai pour David un Germe juste : il régnera en vrai roi, il agira avec intelligence, il exercera dans le pays le droit et la justice. En ces jours-là, Juda sera sauvé, et Israël habitera en sécurité. Voici le nom qu’on lui donnera : « Le-Seigneur-est-notre-justice. » » (Jr 23, 5-6).
Cette espérance messianique royale nous permet de deviner qu’en confessant que « Jésus est le Christ », Pierre voyait Jésus comme un roi qui venait pour délivrer son peuple de l’oppression romaine, et établir un royaume terrestre pour Israël.
En soi, l’affirmation de Pierre, « Tu es le Christ » est correcte. Cependant, la raison pour laquelle Jésus blâme Pierre et les autres disciples, est qu’ils se méprennent sur une chose. Jésus est certes le Christ (ou Messie), mais ce n’est pas d’une oppression humaine qu’il est venu nous délivrer, ni un royaume humain qu’il est venu établir. D’ailleurs, en annonçant sa Passion, Jésus nous indique que sa messianité doit passer par la souffrance et la mort.
La manière dont Jésus annonce sa mort fait allusion au « Serviteur du Seigneur » dont parlent quatre poèmes contenus dans le livre du prophète Isaïe (42, 1-9 ; 49, 1-9a ; 50, 4-9a ; 52, 13-53, 12). Ces poèmes nous apprennent que ce « Serviteur du Seigneur » a pour mission de rétablir la justice et le droit, d’instaurer une situation de paix et de rétablir l’ordre et l’harmonie universelle.
En première lecture, nous avons lu le troisième de ces poèmes qui relate la persécution que subit le Serviteur du Seigneur :
« Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats » (Is 50, 5-6).
Jésus enseigne (διδάσκω) à ses disciples qu’à l’instar de ce Serviteur dont parle Isaïe, il faut « que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite » (Mc 8, 31).
Pierre refuse cet « enseignement » du Maître (Mc 8, 31). Il n’accepte pas que la messianité de Jésus ne soit pas celle qu’il imaginait, mais que Jésus soit un Messie souffrant et mourant.
Jésus traite donc Pierre de « Satan », un terme juridique qui désigne « celui qui accuse ». Serait-ce parce que Pierre « condamne » le choix de Dieu de se révéler dans la faiblesse de la Croix ? C’est possible. Quoiqu’il en soit, en annonçant la nécessité de sa Passion, Jésus veut faire comprendre à Pierre et aux autres disciples, que Dieu n’est pas Celui dont la puissance écrase et contraint l’être humain, mais que Dieu est Celui qui choisit librement de se laisser faire, et de s’abandonner à la violence des hommes… pour en montrer la folie.
Ce que nous pouvons retenir de cet enseignement de Notre Maître, c’est que nous ne pouvons pas parler de la messianité et de la seigneurie de Jésus en passant sous silence sa mort sur la Croix. Au contraire, comme Saint Paul :
« Nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes. Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient Juifs ou Grecs, ce Messie, ce Christ, est puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 23-24).
Pour terminer, penchons-nous sur la seconde lecture. Est-il possible de la mettre en lien avec le texte d’évangile de ce dimanche ?
Dans sa lettre, Jacques nous rappelle une vérité fondamentale, à savoir que la foi véritable, la « foi vivante » pourrait-on dire, s’exprime dans nos actes :
« Montre-moi donc ta foi sans les œuvres ; moi, c’est par mes œuvres que je te montrerai la foi » (Jc 2, 18).
Il me semble que ce que Jacques écrit ici, fait d’une certaine manière, écho à la fin du texte d’évangile de ce dimanche. Après que Pierre ait adressé de vifs reproches à Jésus, celui-ci lui dit :
« Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Mc 8, 33)
Jésus ordonne à Pierre de quitter la « place du Satan », c’est-à-dire de quitter la place de celui qui se tient devant Jésus comme un obstacle pour l’empêcher d’aller au bout de sa mission, et l’invite plutôt à « passer derrière lui », c’est-à-dire à reprendre la place du disciple qui marche derrière son maître.
« Passer derrière » Jésus, prendre la place de disciple, suppose la foi. Personne ne marche à la suite de quelqu’un en qui il ne croit pas. Au contraire, nous ne suivons que celui en qui nous avons confiance. Et nous savons que marcher à la suite de Jésus implique la réalisation d’œuvres semblables aux siennes, puisque l’évangéliste Jean nous rapporte que dans son discours d’adieu Jésus a dit à ses disciples :
« Amen, amen, je vous le dis : celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes, parce que je pars vers le Père » (Jn 14, 12).
Il ne peut donc pas y avoir de foi chrétienne sans œuvres. Par conséquent, la manière dont j’agis est toujours un bon indicateur de l’état de ma foi. Dans toutes les situations de la vie, la question que je dois poser est la suivante : « est-ce par Amour (ἀγάπη) que je choisis d’agir ainsi ? ».
Chers frères et sœurs, maintenant que nous saisissons mieux la messianité de celui en qui nous croyons, et qu’il nous a été rappelé que nos actions disent quelque chose de notre foi, soyons vigilants en toute situation. Parlons et agissons de telle manière, que lorsqu’un jour nous serons face à notre Maître et Seigneur Jésus Christ, il ne nous traite pas de « Satan ». Amen.