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32ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Père Louis DATTIN

Les 2 veuves

Mc 12, 38-44

 

Aujourd’hui encore, mes frères, le parallélisme est frappant entre les deux lectures de notre liturgie de la Parole : dans les deux cas, il s’agit d’une veuve, pauvre, qui ne se contente pas de faire l’aumône avec un peu de superflu mais qui, toutes deux, donnent de leur nécessaire, de ce qui leur est absolument indispensable pour vivre, et même pour continuer à vivre. Leur don n’est pas le résultat d’un surplus, de quelque chose que l’on a mis de côté pour les autres, mais atteint de plein fouet leur minimum vital et quand je dis « minimum vital », je ne parle pas de ce qui est calculé par notre société de consommation pour vivre décemment, mais de ce minimum requis pour continuer à vivre le lendemain, tout simplement pour survivre.

Si l’on est d’un naturel généreux, il est relativement facile de donner tout ce qui ne nous est pas absolument nécessaire et l’on sait par exemple que les Français ont bon cœur pour envoyer des couvertures à Madagascar, faire vider leurs greniers ou leurs caves par les compagnons d’Emmaüs, dégorger leurs armoires en faisant des cartons de linge ou de vêtements pour le Secours Catholique.

Loin de moi, mes frères, de critiquer ou de soupçonner ce genre de charité sans aller jusqu’à dire qu’il nous rend service, sinon matériellement, du moins pour nous donner bonne conscience.
Avouons, que très souvent, il ne nous a pas trop gêné et ne nous a pas fait trop mal. Nous sommes, hélas, dans un monde où les gens, à quelques centaines de kilomètres les uns des autres, sont, les uns, trop maigres parce qu’ils ne peuvent pas manger, les autres, très maigres parce qu’ils se mettent au régime pour garder la ligne. Les uns voudraient bien un peu plus, les autres se méfient du « beaucoup trop ». Vous me direz que, dans ce cas, le résultat est le même et que tous ont la « ligne », soit par défaut, soit par excès.

Mais, le cœur, là-dedans ? La générosité ? Le souci des autres, y trouvent-ils leur compte ? La veuve de Sarepta va puiser ses dernières gouttes d’eau et d’huile, en pleine période de sécheresse pour Elie, un étranger de passage, un homme qu’elle ne connaît pas. Puis il lui demande du pain, elle n’en a plus, sinon une poignée de farine et un reste d’huile dans un fond de vase « Eh bien soit… tu mangeras et ensuite nous mourrons ».

Quant à la veuve de l’Evangile, Jésus remarque : « Elle a tout donné, tout ce qu’elle a pour vivre ».

Dans les deux cas, il s’agit d’une offrande qui engage la vie de celui qui offre, offrande qui devient sacrifice de soi, risque de son existence même, mise en jeu de tout ce qui nous reste.

« Bienheureux les pauvres », eux seuls savent partager parce que, ce qu’ils donnent, c’est de leur vie même, qu’ils l’ôtent.

L’Evangile nous le rappelle aujourd’hui : en donnant seulement des choses, en le faisant savoir, en faisant « comme on dit » « un geste » sur un coup de cœur ou un coup de mauvaise conscience, nous n’engageons pas notre vie, nous ne nous engageons pas nous-mêmes et même on peut en retirer plus de satisfaction intérieure et d’approbation de soi : c’est encore un don qui est « payant pour nous ». En faisant cela, je peux me rassurer en me disant : « Voilà, tu as été capable de faire cela. Après tout, ce n’est pas si mal ».

« En donnant un peu de mon confort extérieur, je m’assure un peu de mon confort intérieur ». Mes frères… que donnons-nous ? Des choses ? Que faisons-nous ? Des gestes ? Ou bien le « cœur » y est-il engagé ? C’est là le test, la pierre de touche de notre générosité réelle. Suis-je capable de risquer ma vie personnelle ? En donnant : est-ce-que je me donne lorsque je donne aux autres ?

Pour une fois, l’Evangile réjouit la bonne vieille sagesse ordinaire qui dit : « La manière de donner vaut mieux que ce que l’on donne » et même en allant plus loin, on pourrait dire que « la manière de refuser vaut mieux que si l’on donnait n’importe quoi et n’importe comment », car refuser peut être parfois un signe d’amour plus vrai que de céder à une fausse pitié qui n’est qu’une manière de se débarrasser de quelqu’un qui nous gêne.

Permettez-moi, mes frères, de vous citer ce beau texte d’Isabelle Rivière. Il nous révèle que le don est d’abord une affaire de cœur, une affaire de « don de soi » qui nous engage :

« Toute la misère humaine, dit-elle, est faite d’avarice, la misère du corps ; du refus de donner son bien, la misère des âmes ; du refus de donner son temps et son cœur ».

Toutes les souffrances aiguës ou sourdes, toutes les amertumes, les humiliations, les chagrins, les haines, les désespoirs de ce monde sont une faim inapaisée, faim de pain, faim de secours, faim d’amour :

  – depuis le petit garçon qui pleure à gros sanglots parce que sa mère l’a giflé sans raison, jusqu’au trop vieux grand-père que ses petits- fils oublient toujours d’embrasser ;

  – depuis la jeune fille laide qui reste seule dans son coin jusqu’à l’épouse que son mari ne regarde jamais plus, jusqu’à la femme abandonnée qui se jette à la Seine ;

  – depuis l’amie dont l’ami a manqué exprès le rendez-vous jusqu’au garçon de vingt ans qui meurt seul dans son lit d’hôpital pendant que l’infirmière boit du café à la cuisine ;

  – depuis le petit de l’assistance publique jusqu’à l’homme qu’on va exécuter.

Tous ont souffert d’un manque d’amour, d’une lésinerie d’amour. Chacun avait droit à un morceau de la vie et du cœur d’un Autre, que cet Autre lui a refusé. Chacun avait besoin pour vivre de ce qu’un autre a réservé pour soi, qui lui était inutile et qui s’est gâté, faute d’emploi.

On peut donner certes, mais, jamais donner sans se donner. Souvent, on a plus besoin de celui qui donne que de ce qu’il donne. Est-ce-que je m’engage dans mes dons ? Est-ce-que je me donne, dans ce que je donne ?

 

Dans l’Evangile, lisez-le bien, on ne voit jamais Jésus donner quelque chose : il ne faisait pas la charité, il était charité, il était l’amour. Dieu ne donne pas, il se donne, il est inséparable de ses dons. A chaque fois qu’il donne, c’est lui qui s’offre lui-même que ce soit au Baptême, à la réconciliation, à la Communion, à la Croix.

Jésus est toujours don, mais aussi et toujours « Don de soi ». Jésus n’a rien, mais il donne tout en nous donnant sa vie, son Corps, son Sang, tout.

Rappelez-vous aussi ce boiteux qui se tenait à la porte du Temple de Jérusalem alors que passent Pierre et Jean : il mendie, il espère quelque chose. Pierre lui déclare : « Je n’ai rien, mais ce que j’ai, je te le donne ». « Au nom de Jésus, lève-toi et marche ».

« Je n’ai rien », mot de pauvreté, mais ce que j’ai, je te le donne.

C’est la réponse de la veuve de Sarepta à Elie. Ce sont les deux piécettes de la veuve du Temple. C’est aussi la réponse de Jésus à son Père : « Tu n’as voulu ni cadeaux ni sacrifices, alors j’ai dit « Père, me voici pour faire ta volonté » ».

Un chrétien, qu’il soit riche ou qu’il soit pauvre matériellement, doit avant tout donner en se donnant soi-même pour faire la volonté du Père, là où il est, par amour : c’est plus difficile, c’est aussi plus exigeant qu’une donation romantique.

Faire comme Dieu lui-même, là est la liberté, là est la vie.

Tout le reste est étranger au cœur de Dieu. AMEN