Deutéronome 26, 4-10 (La profession de foi du peuple élu)
Le Deutéro-nome, c’est-à-dire « seconde-Loi », révise les règles de Moïse. Car, autrefois nomade, Israël vit maintenant en Canaan, dans le royaume du Nord qui a Samarie pour capitales dans des villes et des domaines agricoles.
Dieu et la terre
La réforme initiée par le Deutéronome, les auteurs du livre la mettent sur les lèvres de Moïse, puisque Dieu a promis qu’à chaque génération, il susciterait un prophète semblable à Moïse pour redresser les choses (voir Deutéronome 18, 18). La crise est celle-ci : comme autrefois un chrétien rural débarquant en ville pouvait perdre le Dieu de son enfance, de même Israël se demande si le vieux Dieu du désert est encore utile. Mieux vaut peut-être invoquer les Baals de Canaan. Car, dans l’Antiquité, la terre appartient aux dieux du lieu. À qui appartient la terre ? Cette question se pose au croyant de manière profonde en ce temps où l’humanité devient plus sensible à la sauvegarde de la création.
Une célébration
Ici, en conclusion, le Deutéronome ordonne une célébration. On viendra chaque année offrir au Dieu unique, « le Seigneur ton Dieu », et non pas aux dieux de Canaan, les premiers fruits récoltés. Avec cette offrande, on réveillera sa *mémoire, on récitera son credo, son histoire, devant le prêtre : depuis Jacob, « l’Araméen nomade », Dieu n’a eu qu’un but : nous conduire dans ce pays merveilleux qui lui appartient. Dans la deuxième lecture, Paul proposera aussi un credo qui réveille la mémoire du chrétien.
*Mémoire, histoire, amour. Tout amour se fonde sur la mémoire : « Te souviens-tu du jour où nous est arrivée ensemble telle chose…? » En enchaînant les souvenirs les uns aux autres, l’amour construit une histoire, se donne les moyens d’assurer l’avenir. Pendant le Carême, les textes de l’Ancien Testament (1ère lecture) tracent de dimanche en dimanche une histoire d’amour exemplaire dans laquelle les chrétiens aussi reconnaissent leur propre histoire avec Dieu. Car tout credo consiste à se rappeler et à proclamer bien haut ce que « l’autre » a fait pour moi.
Psaume 90 (« Je suis avec lui dans son épreuve »)
La liturgie de ce premier dimanche de Carême propose le Psaume 90 (91) en lien avec l’évangile, l’épisode des tentations du Christ, puisque c’est autour de ce psaume que s’organise en partie le débat entre le diable et Jésus.
Une première lecture
Le texte a une allure curieuse. S’agit-il d’un psaume de confiance, c’est-à-dire une sous-catégorie des psaumes de confiance ? En tout cas, on devine un échange entre trois personnages : le psalmiste qui dis « je », un interlocuteur qui s’adresse à lui en « tu », et la réponse finale du Très-Haut. L’identification de cette triple instance reste floue. On peut imaginer, sans certitude (j’ai passé l’âge des certirudes), que le « je » personnifie des pèlerins arrivant au Temple et que le « tu » représente un prêtre ou un sage ponctuant et approuvant leur démarche.
Le psalmiste, qu’il soit une personne ou un groupe, affirme sa confiance ferme envers le Très-Haut (1ère strophe). Le Puissant est une forteresse dans laquelle on peut passer la nuit en sécurité – tel est, en hébreu, le sens du verbe reposer.
Les strophes 2 et 3 légitiment et confortent la confiance du poète : vraiment, aucun malheur ne peut l’atteindre. Les anges sont ces êtres qui portent devant Dieu la prière des fidèles ; ils sont ceux que Dieu délègue pour assister ses protégés, lui qui portait son peuple comme sur les ailes de l’aigle jusqu’au Sinaï (Exode 19, 4). Ces auxiliaires célestes permettent au protégé non seulement de survoler les épreuves, sur tous ses chemins, en toutes les situations de la vie, mais encore, en de fugitifs atterrissages, d’écraser les forces du mal symbolisées par le lion et le Dragon – le dragon c’est-à-dire, au sens premier, les monstres marins mythiques. S’inspirant des anges de ce psaume dans leur récit des tentations du Christ, Marc (1, 13) a cette phrase : « Les anges le servaient » et ce motif, dans le même épisode, sert de conclusion en Matthieu (4, 11) : « Alors le diable le laisse. Et voici : des anges s’approchèrent, et ils le servaient. »
La dernière strophe, bien mise entre guillemets par le lectionnaire, livre la réponse de Dieu qui répond à la confiance du psalmiste et lui assure sa protection, chaque fois que, dans l’épreuve, il appellera au secours.
Le Psaume 90 : un poème « fétiche » ?
Le découpage liturgique omet une strophe qui éclaire pourtant le rapport entre le psaume et l’épisode des tentations du Christ : Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole au grand jour, ni la peste qui rôde dans le noir, ni le fléau qui frappe à midi (versets 5-6). Dans ce texte, les légendes juives voyaient différentes catégories d’esprits malfaisants : ceux qui sévissent le soir, la nuit, le jour, à midi. Déjà, la Bible grecque avait traduit le fléau qui frappe à midi par « le démon de midi ».
La tradition juive ancienne appelait ce poème psaume des fléaux ou psaume des pestes. On le disait pour éloigner les démons, comme un rabbin célèbre qui, selon le Talmud, le récitait chaque soir avant de s’endormir, pour se protéger des anges du mal. La Bible grecque attribuait ce psaume à David qui, sur la base de 1 Samuel 16, 23, avait la réputation de chasser les esprits mauvais. Dans la bibliothèque de Qoumrân, ce psaume fait partie d’une collection intitulée « psaumes d’exorcisme » par les découvreurs du site. Une autre tradition attribue le texte à Moïse. Celui-ci l’aurait composé au moment où il allait chercher la Loi sur le Sinaï. Car il allait traverser dans sa montée une « zone de turbulences » peuplée d’anges jaloux s’irritant de ce que le Seigneur veuille offrir aux humains sa Loi et son Alliance.
Quand les évangélistes intègrent ce psaume dans l’affrontement entre Jésus et le diable, ils ne songent pas au texte biblique lu à nu, mais à cette galaxie de légendes qui le commentaient. Cette surcharge de sens n’a pas disparu dans le monde chrétien. La liturgie affecte le Psaume 90 aux complies, dernier office avant d’aller dormir. Une des oraisons finales de cet office surenchérit : « … Seigneur, visite cette maison, et repousse loin d’elle toutes les embûches de l’ennemi ; que tes saints anges viennent l’habiter pour nous garder dans la paix… »