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2ième Dimanche de l’Avent – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

1er dimanche de carême« L’an quinze du principat de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide, Lysanias tétrarque d’Abilène, sous le pontificat d’Anne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert ».

Frères et sœurs, il est vraiment surprenant que l’évangéliste Luc situe l’irruption du salut de Dieu dans un contexte apparemment aussi banal qu’une chronologie politique de l’époque. Si Luc est un chrétien, nourri de l’Ancien Testament, ayant un sens aigu de ce qu’est l’histoire du salut, histoire sacrée, consignée dans une tradition, portée par un peuple, une histoire qui n’appartient à personne d’autre que les tributaires et les porteurs de cette histoire, si Luc accepte donc de signifier que le moment le plus décisif de cette histoire peut être daté et repéré en rapport et en référence à l’histoire de tout le monde, l’histoire que vous lisez chaque jour dans les journaux, voilà qui constitue une donnée extraordinaire du projet de l’Évangile comme tel.
Entre nous soit dit, j’aimerais que nous, chrétiens, acceptions aujourd’hui le même défi car, ne nous y trompons pas, nous n’avons que trop tendance à considérer que l’histoire sacrée, l’histoire de l’irruption de la Parole de Dieu dans notre propre existence est une histoire, une vie parallèle. Nous concevons notre foi et notre existence chrétienne comme une « vie parallèle ». Il y a ce qui se passe tous les jours et qu’on lit dans le journal, « l’histoire de tout le monde » et puis, parallèlement, il y aurait une sorte de petit jardin intérieur personnel, un endroit secret, réservé et privé dans lequel on mènerait ses affaires personnelles avec Dieu.

miséricorde
C’est tout le contraire ! Précisément quand Luc veut nous expliquer l’irruption du salut – ce qu’il fait comme un spécialiste puisqu’il précise son projet d’historien au début de son Évangile : « J’ai pris soin de me renseigner très exactement », signifiant par là qu’il a voulu prendre toutes les garanties nécessaires pour nous parler de ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth – quand Luc veut donc expliquer le surgissement du salut, il prend les références de l’histoire de tout le monde, César, Hérode, Philippe et autres figures de l’actualité du moment, et c’est par rapport à ces hommes-là, de l’histoire banale et courante, qu’il situe l’intervention de Dieu. Ainsi, dans la manière même dont la Parole de Dieu se donne au monde, car l’Évangile est la manière dont le secret et l’intimité de Dieu se donnent au monde, cette Parole se donne historiquement en référence à l’empereur Tibère et à un roitelet falot, de la famille du grand Hérode etc.
Dieu accepte d’entrer dans l’histoire des hommes, sans établir une espèce de comportement étanche entre ce qu’il va faire et ce que les hommes font. Et si aujourd’hui, nous sommes encore croyants en ce début de vingtième-et-unième siècle, c’est parce que l’Église n’a jamais accepté que s’instaure cette cloison étanche entre elle et le monde. Même si actuellement en ce début de millénaire où trop souvent, nous avons des réflexes de peur, d’angoisse et d’inquiétude, ce qui est d’ailleurs très révélateur de notre manière d’appartenir au monde présent, même si se font jour dans l’Église des tendances qui consistent à prêcher le recul ou le repli stratégique en ghetto par rapport à ce monde, ce type de réflexe n’est ni vrai, ni chrétien. Car s’il est une chose qui constitue la spécificité du christianisme et de notre existence personnelle de croyants, c’est précisément que nous devons accepter de croire. Pourtant, il n’est pas expliqué dans le journal qu’on peut aujourd’hui écrire l’Évangile dans l’histoire du monde contemporain. Aujourd’hui, pas simplement dans les grands événements de la vie ecclésiale, style J.M.J. ou visite pastorale du Pape, qui s’inscrivent presque naturellement dans l’actualité parce qu’ils intéressent les journalistes, mais aujourd’hui, au jour le jour, dans la chair de notre temps individuel et personnel, où s’inscrit la réalité de l’Évangile comme irruption de la Parole de Dieu dans notre temps et dans notre histoire personnelle et collective, intime et ecclésiale, telle qu’il nous est donné de l’accomplir maintenant.

la foiJ’ai envie de poser la question, non pas celle que posait Jean le Baptiste, mais celle que posait Marie à l’ange dans le récit de l’Annonciation, au moment où elle reçut elle-même la Parole de Dieu dans sa chair et dans son sein : « Comment cela pourra-t-il se faire ? » C’est la seule question, la plus profonde, que nous ayons à nous poser face au mystère de notre propre existence chrétienne : comment cela pourra-t-il se faire que nous, qui sommes comme les autres, ni plus, ni moins, ni meilleurs, ni pires, nous puissions accueillir dans notre propre existence et dans l’existence du monde tel qu’il va, la réalité authentique de la Parole de Dieu ? La réponse est identique depuis vingt siècles et probablement plus, puisque saint Paul voit l’origine de cette attitude dans la figure d’Abraham, la réponse se dit en un mot : la foi, la foi dans la puissance d’un Dieu capable de venir à nous dans le temps.
Comment le temps nous apparaît-il ? Au risque de retomber dans les poncifs qu’ont pratiqués les littérateurs et les poètes, nous éprouvons essentiellement le temps comme le temps qui passe, c’est le célèbre interlocuteur impitoyable auquel nous disons parfois : « O temps, suspends ton vol ! » Le temps est ce que nous ne maîtrisons pas et à quoi nous sommes livrés, pieds et poings liés, et notre expérience du temps est l’expérience de l’usure, du chagrin, du désespoir, du deuil et finalement de notre propre mort. C’est ainsi qu’adultes, nous vivons le temps. Bienheureux enfants qui vivent le temps avec impatience, qui attendent d’être « grands ». On a parfois envie de leur dire : « Faites bien attention de ne pas grandir trop vite, car vous verrez très vite que ce n’est pas si simple ni si drôle que cela d’avancer dans le temps ! » Mais tout de même, bienheureux enfants qui vivent le temps dans l’impatience et mordent dedans à belles dents ! Bienheureux enfants qui ont envie de voir que le temps s’ouvre à eux, qui ont envie de faire de ce temps quelque chose de beau et de grand. Mais, nous qui précisément sommes devenus des « grands », il ne reste plus qu’à nous rapetisser, à nous ratatiner, à subir l’épreuve de toutes les désillusions par rapport à tous nos désirs de jeunesse et tous les espoirs de nos vingt ans ! Le temps est pour nous ce temps de l’usure, et j’y vois personnellement une touche d’humour de la part de Luc, lorsqu’il se réfère à ces personnages de l’histoire officielle, un peu comme s’il disait en souriant : « Vous voyez bien, tous ces gens dont on parlait il y a cinquante ans, c’étaient Tibère, Hérode et Lysanias, et maintenant, ils mangent les pissenlits par la racine, même si leur corps repose dans des tombeaux de marbre ! » Et pourtant, semble nous dire saint Luc, avec un clin d’œil complice, la Parole de Dieu est entrée dans l’histoire du monde, quand ces hommes-là étaient au pouvoir et depuis, « toute chair est appelée à voir le salut de Dieu ».

Parole de dieu
La Parole de Dieu est entrée dans l’histoire et le temps du monde, et c’est là peut-être que la tentation est la plus grande et la plus dangereuse. En fait, à partir du moment où nous voyons cette Parole de Dieu faire son entrée, on a envie de se dire : « Ça y est ! Nous sommes les gagnants ! Si donc nous « avons » la Parole de Dieu, alors nous allons maîtriser le temps, nous ne mourrons plus, nous aurons en notre pouvoir l’élixir de longue vie, nous serons les meilleurs ! » Apparemment, l’histoire continue comme avant, on n’est pas toujours les meilleurs et il y a des moments où l’on doit reconnaître nos limites et nos péchés dans l’histoire et la vie du monde.
Alors, comment faut-il comprendre l’entrée de la Parole de Dieu dans le temps ? Serait-elle à comprendre comme une méthode de persuasion qui nous exhorterait à la patience et à l’endurance envers et contre tout ? Non, je crois que ce que Luc veut nous dire, est infiniment plus simple et plus profond : si Dieu est Dieu, s’Il nous a créés dans le temps, Il ne vient pas nous sauver pour abolir le temps. C’est pourquoi l’histoire ne s’est pas arrêtée à la venue de Jésus. L’histoire du monde ne s’arrête pas à Noël, ni même à Pâques. En fait, l’histoire change, c’est du moins ce que nous croyons mais elle ne s’arrête pas, le temps change, mais il ne « suspend pas son vol ». L’histoire a des surgissements inattendus, mais elle n’est pas fixée définitivement dans un processus dialectique programmé à l’avance, comme l’ont cru certains philosophes du dix-neuvième siècle. Que se passe-t-il donc ? Dieu entre dans le temps, il met à profit ce qu’il y a de plus faible et de plus mortel en nous, pour le transformer, le vivifier de l’intérieur, pour le transfigurer. L’histoire telle que la vivent et l’éprouvent les chrétiens, c’est une histoire transfigurée, un temps régénéré, une vie ressuscitée, mais une vie humaine. Tel est le mystère : nous croyons que Dieu ne nous demande pas comme croyants d’avoir des extases qui nous feraient échapper aux conditions normales de température et de pression propres à l’existence humaine. Dieu nous demande simplement de vivre humblement dans le temps et selon le temps, et d’accepter qu’Il vienne transfigurer, illuminer et ressusciter ce temps humain.
Comment sera l’éternité ? De cela nous ne savons pratiquement rien. Dieu veut nous faire la surprise, et après tout, c’est mieux ainsi. Mais comment ça se passe maintenant, cela nous le savons, le temps actuel n’est pas supprimé, l’histoire actuelle n’est pas évaporée, elle continue avec ses hauts et ses bas. Mais ce temps et cette histoire sont désormais remplis et chargés de Dieu. Non pas comme avec un lifting, non pas un retour artificiel à l’enfance, et moins encore le mensonge d’un maquillage censé vous rajeunir et vous donner des faux airs de jouvencelles ou de jouvenceaux. Mais tout simplement cette donnée première et spirituelle que le temps et l’histoire sont transfigurés de l’intérieur.

homme en prière1
Il arrive parfois que des hommes puissent dire avec des mots humains ce que je viens d’esquisser maladroitement. Ce ne sont pas nécessairement des théologiens. Pour ma part, je voudrais vous en citer un que j’aime beaucoup. C’est un poète allemand qui s’appelle Rainer-Maria Rilke. Je sais qu’il ne faut pas en faire un Père de l’Église et l’on pourrait repérer dans son œuvre de redoutables ambiguïtés où, à certains moments, on est en droit de se demander s’il n’a pas remplacé la religion par la poésie. Mais enfin, vous savez que le vrai poète est un inspiré et il lui est arrivé d’écrire parfois des choses qui se situaient au-delà de la conscience claire qu’il pouvait avoir de la signification de sa parole de poète, comme si la parole qu’il a proférée venait d’au-delà de lui-même. Après tout, pourquoi pas ? Et nous aurions souvent intérêt, je crois, à nous laisser porter par cette prière secrète des poètes, ignorée d’eux comme prière, mais prière qu’il leur a été donnée de dire sans en saisir toute la profondeur et sans deviner de quels abîmes divins elle pouvait surgir dans leur propre cœur. Simplement parce que les poètes vivent dans cet espace à la frontière entre le temps dans lequel ils sont plongés et l’éternité, puisqu’ils sont à la recherche de Dieu. Je propose à votre méditation deux poèmes de Rilke, tirés d’un recueil intitulé Le Livre d’heures, avec toute l’ambiguïté de l’expression. Il y fait parler un moine qui prie devant Dieu et même si, comme je vous le disais, il n’est pas sûr que la prière de ce personnage fictif soit une prière véritablement chrétienne, je crois qu’elle touche juste sur la question de l’incarnation de Dieu dans notre histoire et dans le temps des hommes. Voici le premier poème : « Et même si chacun aspire à s’échapper de lui comme d’une geôle qui le hait et qui le tient, un grand prodige a lieu de par le monde je le sens bien, toute vie est vécue. Qui donc vit ? Les choses, qui comme une mélodie jamais jouée se dressent dans le soir comme dans une harpe ? Les vents où bruissent les eaux ? Les branches qui se font signe, les fleurs qui tissent des parfums, les longues allées vieillissantes, les chaudes bêtes qui passent, les oiseaux étrangers dans l’envol ? Qui donc la vit ? Est-ce toi qui la vis, Dieu, cette vie ? » C’est écrit sur le mode de questions, c’est une marque d’honnêteté de la part du poète. C’est la question du mystère de la vie au cœur de l’histoire.
Et voici un second poème : « Je crois à tout ce qui jamais encore ne fut dit, je veux affranchir les plus pieux de mes sens. Ce que personne encore n’osa vouloir un jour m’adviendra comme malgré moi. Si c’est là présomption, mon Dieu, pardonne. Mais je ne veux par là que te dire ceci, ma force la plus noble doit être comme un instinct, comme lui, sans courroux ni faiblesse, car c’est ainsi que t’aiment les enfants. Et avec la marée de ces flots qui confluent en larges bras se jetant dans la haute mer, avec la crue sans fin du flux recommencé, je veux te confesser et je veux t’annoncer, comme nul avant moi. Et si c’est là superbe, alors, laisse-la moi pour ma prière, si grave et si solitaire devant ton front de nuages ».
C’est cela Noël, c’est le fait que nous voulons plus que la lune, plus que les astres. Nous voulons Dieu. Et quelque chose de magnifique s’est produit, quand nous proclamons que Dieu s’est fait chair, qu’il est entré dans le temps et dans l’histoire, on dit que Dieu s’est fait la vie de tous les hommes. AMEN.