22ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

 

Lecture : Matthieu 16, 21-27

 

« Il se mit à leur montrer qu’il fallait que le Fils de l’Homme monte à Jérusalem pour y souffrir de la part des anciens, pour être tué et pour, le troisième jour, ressusciter. – Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Qui veut sauver sa vie, la perdra, qui accepte de perdre sa vie, la sauvera ! »

Frères et sœurs, cet évangile ne nous fait pas de quartier. On pourra dire au moins que, cette année, la reprise spirituelle est assez énergique et exigeante, car après le moment où l’on a pris le temps de se détendre, de revoir un peu le monde de façon moins triste qu’on en a l’habitude pendant les autres jours de travail, retomber de façon abrupte sur ce genre de texte, c’est tout de même très exigeant. Que le Christ nous parle de sa propre souffrance, nous y sommes peut-être un peu trop habitués et, à cause d’une sorte d’inertie spirituelle de notre cœur, nous en avons pris un peu notre parti : il a fallu cette souffrance pour que nous soyons sauvés. Mais lorsque le Christ, après avoir prophétisé sa passion, sa mort et sa résurrection, explique sans ambages qu’il faut absolument que tout disciple passe exactement par la même épreuve de renoncement radical à soi-même et prenne sa croix, si nous le regardons en face, cela nous fait beaucoup plus peur. C’est pourquoi il vaut mieux ne pas biaiser et regarder vraiment en face ce que cela veut dire, c’est-à-dire regarder non pas de nos propres yeux, mais comme le Christ Lui-même regardait en face le mystère de sa mort et de sa résurrection.

Tout d’abord, le regard du Christ. Lorsque le Christ annonce sa passion et sa résurrection, Il ne joue pas au prophète. Il dit clairement : « Il faut ! » – « Il se mit à montrer à ses disciples qu’il fallait ». Je dirais volontiers que tout est dans ce mot.

La plupart du temps, nous entendons ce mot « il fallait » comme une sorte d’accomplissement d’une sorte de programme géré dans l’ordinateur divin de la providence qui prévoit tout, étape par étape. A ce moment-là, comme une sorte de fatalité écrasante et pesante, le plan devait s’abattre sur le Christ, et Il devait être écrasé, anéanti par cette nécessité qui était inscrite. Il s’agit là d’un contresens. Sans le vouloir, nous considérons le cœur du Père comme une personne tyrannique, qui exerce sa tyrannie de façon presque privilégiée sur son Fils, la tyrannie d’une nécessité. Ou même, pire encore, c’est comme si nous croyions que le cœur du Père était lui-même commandé par une sorte de nécessité, alors que, si nous regardons le cœur de Dieu, nous n’y trouvons que la liberté d’un amour qui veut se donner. Ou bien, nous imaginons que le cœur du Père est tyrannique vis-à-vis de sa création et qu’à partir du moment où Il nous a créés, comme nous sommes un peu fragiles et que le Christ a accepté de se soumettre à cette condition humaine, il faudrait que, comme des marionnettes, nous soyons soumis à des décrets, à des volontés qui doivent, de toute façon, s’exécuter, le Père voyant avec une sorte d’indifférence glacée ce qui va se passer. Et nous sentons bien, au fond de nous-mêmes, que cela ne peut pas correspondre à la vérité du côté même de Dieu et qu’aussi cela ne peut pas correspondre à la vérité de notre propre existence.

Mais alors, que veut dire : « Il fallait ! » Est-ce une nécessité qui s’abat sur nous, sur le Christ ? Est-ce une sorte de contrainte tyrannique, de programmation du dessein de Dieu ? Pas du tout. « Il fallait » ne renvoie pas à un programme préparé à l’avance. « Il fallait » correspond à ce plan profond de Dieu qui n’a rien d’une contrainte et qui consiste en ce qu’Il mène toute chose à son accomplissement. « Il fallait » correspond à un but à atteindre, au plan de Dieu, comme un désir fou du fond de son cœur, désir fou auquel seul peut répondre et correspondre le désir qu’a le Christ, dans sa chair, de sauver tous les hommes.

« Il fallait » veut dire : « Il faut absolument que, dans mon amour de Dieu, de Fils éternel, Je vous mène à l’accomplissement de toute chose. Je ne suis pas venu ici pour subir une contrainte, Je suis venu ici pour vous proposer l’accomplissement réel du dessein de mon Père ». Ce n’est pas une nécessité, c’est la plus haute exigence de la liberté. « Il fallait » signifie que si nous voulons un jour parvenir au cœur du Père, il faut que tout soit accompli dans l’ultime don de soi qui va jusqu’à la mort, et d’abord la mort du Christ. C’est pourquoi, loin d’être une fatalité qui s’abat sur le Christ, c’est au contraire le début de la délivrance et de la véritable manifestation de notre liberté et de celle qui est au cœur du Christ.

« A partir de ce jour-là » nous dit saint Matthieu. Effectivement à partir de ce jour-là, le Christ qui vient de fonder l’Église en disant :« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ! », le Christ nous montre comment Il va réaliser concrètement ce peuple de Dieu et le conduire à son aboutissement. Or, comment le fait-Il ? « Il fallait » qu’Il se donne dans la mort pour nous être rendu dans la Résurrection. « Il fallait » et « se donner », c’est la même chose, c’est le même acte, c’est le même point incandescent de la liberté brûlant d’amour pour les hommes dans le cœur du Christ. « Il fallait », c’est le suprême don du Christ à l’humanité qui commence en ce jour-là. « Il fallait », c’est Jésus donnant déjà sa vie pour nous tous. Et le Christ a vu vraiment cela. C’est pour cela qu’à partir de ce jour-là, il ne pouvait pas faire autre chose que de mettre les apôtres devant cette réalité qu’Il vivait si profondément au fond de son cœur. Peut-être qu’auparavant Il avait jugé qu’il n’était pas nécessaire d’en parler, mais à partir de ce jour-là, Il rassemble plus intimement ses disciples autour de Lui et Il va véritablement les conduire au mystère de sa mort et de sa Résurrection.

A la fois c’est : « Je fonderai mon Église » et le Christ qui dit à Pierre : « Retire-toi de Moi, Satan ! «  A la fois c’est la Transfiguration et en même temps ce sont les annonces de la Passion. Mais toujours, le Christ voit le but profond de l’accomplissement du dessein du Père, le don suprême de sa liberté et de sa divinité à son Père, le don suprême de soi et de sa personne à son Père, pour tous les hommes. Et Il ne peut pas faire autre chose que de mettre ses disciples devant cette exigence. C’est pourquoi les disciples s’avancent vers ce lieu de naissance de l’Église qu’est par excellence Jérusalem. C’est là que, du côté ouvert du Christ, doit naître l’Epouse du Christ, l’Église. Et vous comprenez alors la signification du « Il fallait ». Il ne faut pas que nous soyons comme saint Pierre qui dit : « Jamais de la vie ! Cela ne t’arrivera pas ! » sinon nous concevons une sorte d’amitié tout humaine de notre propre désir pour le Christ. Pierre ne veut pas comprendre que le don ultime de soi ne peut passer que par la mort. Pierre ne peut pas comprendre que la manifestation du Messie à Israël soit la manifestation d’un Messie souffrant qui donne sa vie pour le péché du monde. Alors il a envie d’attirer le Christ dans ce chemin sans aspérités, sans rocailles, sans difficultés, en lui disant : « Mais cela ne t’arrivera jamais ! » Si bien que le Christ est obligé de faire face à un combat presque du même ordre que celui qu’Il avait vécu, au début de son ministère, en face de Satan. C’est pourquoi Il dit à Pierre : « Retire-toi Satan ! » Il lui parle exactement comme Il avait parlé à Satan dans le désert. Cela veut dire : « Tu me proposes une voie qui n’est pas la voie de l’accomplissement de toute chose. Si véritablement l’humanité doit parvenir à son but, elle ne peut y parvenir que par ma mort ». Et c’est là que le Christ explique comment nous-mêmes nous devons, à notre tour, entrer dans ce mystère.

Il ne nous fait pas de concession. Dans ce regard que nous devons avoir sur nous-mêmes, c’est le Christ qui regarde notre propre destinée dans notre cœur. Et parce que son regard se pose sur nous, II nous fait voir notre vie et son accomplissement comme Lui-même voit sa vie et son accomplissement : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renonce ou qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ! » Il n’y a pas d’autre accomplissement de nous-mêmes que d’entrer dans la mort avec le Christ. Au moment même où le Christ explique à ses disciples le sens de l’accomplissement de toute chose par sa mort, il leur explique en même temps qu’ils ne pourront pas faire de détour, ni éviter ce chemin-là et que tout chemin réel de rencontre du Royaume de Dieu ne peut passer que par la mort.

Cela, loin d’être un sujet de désespoir, est un objet de confirmation de notre propre espérance, car ce que le Christ veut dire c’est que, de toute façon, toute chose créée, toute réalité humaine passe par la mort. Que nous croyions au Christ, que le Christ soit venu ou ne soit pas venu, de toute façon, à partir du péché, toute notre existence est marquée avec l’horizon de la mort. Ce que le Christ veut dire, c’est que malgré cette mort, l’accomplissement qu’Il apporte à toute créature se fera. C’est le sens extrêmement encourageant du « Il fallait ». Ce n’est pas une nécessité qui s’abat sur nous. Mais « il fallait mourir et ressusciter » vient de l’irruption de la vie de Dieu qui fait qu’à ce moment-là, notre propre mort peut éclore dans le mystère de la Résurrection et dans la contemplation du visage du Père.

Nous n’échappons pas à cette loi. Qui que nous soyons, dans tout ce que nous vivons, dans tout ce que nous aimons, nous rencontrons sans cesse cette dimension de mort. Il ne faut pas s’en étonner. Lorsque le Christ a prononcé ces paroles, Il était à la fin de son ministère en Galilée. Apparemment, tout ne s’était pas trop mal passé. Tout s’était déroulé presque comme une partie de campagne. Il prêchait de village en village et les foules le suivaient. Et puis tout à coup, avaient commencé à poindre quelques malentendus. Des gens trop bien intentionnés voulaient le faire roi et Messie d’une façon un peu trop politique, si bien que le Christ a dû rompre avec cet enthousiasme des foules. C’est ce qu’on appelle habituellement, dans le ministère de Jésus, la crise galiléenne : Il se rend compte de ce que son message ne sera pas pleinement perçu dans toute la vérité de ce qu’Il venait faire, que sa mission comme serviteur souffrant ne sera pas reconnue par les foules qui le suivaient jusque-là. Alors, d’une certaine manière, Il est obligé de rompre. Il aurait pu rompre de façon sectaire et simplement réunir autour de Lui quelques disciples en disant : « Maintenant, nous allons nous retirer au désert » comme cela se faisait à cette époque-là. Il y avait des juifs qui, désespérés du messianisme politique, se retiraient dans le désert, sans n’avoir plus aucun contact avec le peuple juif. C’est généralement le mouvement qui se regroupe autour de la secte de Qumran. Après tout, Jésus aurait très bien pu se retirer dans le désert avec quelques privilégiés. Or, ce n’est pas cela qu’Il a voulu, malgré l’incompréhension de la foule : Il a continué d’annoncer son message, Il est allé à Jérusalem, Il a fait face aux autorités de son peuple, à la foule, Il a vécu les Rameaux, Il a prêché au Temple. Il savait où cela devait le mener, mais Il a cru vraiment, Il a voulu rencontrer ce peuple, même à travers sa mort et à travers le don de soi. Ce qui est extraordinaire dans la dernière partie de la vie, du message et de l’apostolat de Jésus sur notre terre, c’est qu’Il ait accepté profondément, par amour de son Père et par amour des hommes, d’aller les rencontrer jusque dans sa propre mort. C’est cela qui fait qu’aujourd’hui, Il nous rencontre encore. Si Jésus n’avait pas accepté de nous rencontrer jusque dans sa mort, abandonné de tous, raillé et moqué sur la croix, on n’en parlerait plus. Le Christ a accepté que sa mort soit le lieu de la rencontre avec chacun d’entre nous.

Et nous aussi, à travers toutes les difficultés, tous les poids de peine, de péché, de misère, d’incompréhension, toutes les croix que nous portons, ce que le Christ nous demande d’abord, c’est cet acte de foi de savoir qu’à travers toutes les souffrances et toutes les morts à nous-mêmes que nous devons vivre, non seulement nous le rencontrerons, mais en Lui, nous rencontrerons et connaîtrons nos frères comme nous aurions désiré les aimer sur la terre. Amen.

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