26ième Dimanche du Temps Ordinaire- Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)
Lecture : Luc 16, 19-31
Le repas du riche
Frères et sœurs,
Cette parabole n’a apparemment pas vraiment besoin d’explication. La seule chose qui pourrait peut-être nous choquer, c’est que cette parabole n’est pas une invention de Jésus. En effet, ces histoires de rétribution du comportement ici-bas dans l’au-delà étaient un lieu commun dans la littérature aussi bien de sagesse égyptienne, que dans la littérature de la Palestine. Un certain nombre de récits analogues sont conservés dans le Talmud, et même aussi dans la culture grecque où l’on se plaisait tellement à faire dialoguer les morts de l’autre côté, avec un certain nombre de souvenirs de leur vie passée (voir dans l’Iliade), et c’était devenu un véritable genre littéraire. Cette idée que la rétribution de nos actes, ou de nos omissions ou de nos duretés de cœur, va s’accomplir de l’autre côté, ne représente pas une idée originale dans l’évangile.
On peut se demander alors pourquoi Jésus a tenu à reprendre un vieux thème qui était à l’époque déjà un peu éculé, pour faire passer un message de rétribution. L’évangile est-il un message de rétribution ? Dieu est-il là avec Abraham comme intendant pour régler les comptes avec les hommes et rembourser à chacun d’entre nous la monnaie de notre pièce ? Je crois que non. Si ce petit passage de l’évangile était une reprise aménagée de la rétribution avec un petit clin d’œil à la résurrection des morts à la fin, ce serait un peu banal. Mais alors, que Jésus a-t-il voulu dire en reprenant cette histoire ?
Même dans la pensée la plus commune et la plus païenne, que voulait-on dire ? Une chose qui était spirituellement, religieusement et moralement très élevée, tout à fait respectable : chaque acte dans notre vie a une répercussion dans l’au-delà. Si l’on avait posé un acte de bonté, cela ne pouvait pas disparaître. Même les civilisations les plus étrangères à la tradition biblique ont toujours essayé de le manifester d’une façon ou d’une autre.
Réciproquement, si un acte était mauvais, il avait une répercussion éternelle. Les exigences du récit, l’arrangement de l’histoire exigent de simplifier en disant que la répercussion éternelle c’est précisément la rétribution. Cela mérite encore notre attention aujourd’hui, car nous vivons sur un fond que nous appelons la sécularisation, en croyant que chaque acte vaut pour lui-même et qu’il doit être réalisé pour lui-même.
Ce n’est pas si sûr que cela ! Contrairement à tout ce que les traités de morale et d’éthique disent aujourd’hui : ce n’est pas l’acte qui se justifie en lui-même. L’horizon est un peu limité. Oui, mais nos contemporains ne croient plus à la vie éternelle, il faut donc se trouver des codes éthiques qui essaient de maintenir un minimum de principes et de moralité. D’où la justification de l’acte bon par lui-même.
Dans l’évangile et dans la tradition ancienne, ce qui a fait un immense progrès, était de dire que chaque acte humain avait une sorte de répercussion, d’onde de choc qui débouchait dans l’éternité. Mais ce qui est original dans la parabole que Jésus nous a laissée, c’est autre chose. La plupart du temps, les paraboles de rétribution se contentaient de décrire parallèlement les deux destins : le destin du riche méchant, égoïste, et le destin du pauvre, gentil, aimable, victime, etc., et l’on concluait : chacun a son destin, et dans l’éternité, chacun recevra ce qui lui est dû.
Ce qui est intéressant dans cette parabole, dès le début de l’histoire, c’est que les deux personnages sont en rapport l’un avec l’autre. Le pauvre vit à la porte de la maison du riche, il est dans une situation de souffrance, d’attente, d’espérance, vis-à-vis du riche auprès duquel il essaie de vivre pour faire remarquer sa présence et son besoin. Quant au riche, il vit à côté du pauvre, certes, il l’ignore, mais le pauvre est là. Ils sont en capacité d’entrer en relation l’un avec l’autre, l’un le comprend fort bien et l’autre refuse de le comprendre. Lorsque les deux sont passés par la mort, ils se retrouvent… ce qui n’était pas tellement évident dans les autres récits. Non seulement Jésus a insisté sur la proximité qu’il y avait entre les deux sur la terre, mais il insiste aussi sur la capacité qu’ils ont de se rencontrer dans l’éternité. Et la rencontre a vraiment lieu. Le riche, tout à coup, s’aperçoit que le pauvre a existé ! Ceux qui ont vécu côte à côte et qui avaient toutes les capacités de se rencontrer sur la terre, doivent attendre que la mort les fasse s’apercevoir. Dans les tourments de l’enfer (Jésus reprend là tous les symboles nécessaires pour évoquer l’enfer), malgré cela, le riche arrive enfin à repérer Lazare. C’est à ce moment-là qu’il comprend ce qui s’est passé : il y avait un pauvre à sa porte, et lui le riche, ne l’avait jamais vu. Il a fallu que par les tourments de l’Hadès, il découvre la situation du pauvre en état de manque pour voir maintenant le pauvre qui est de l’autre côté.
Que pouvons-nous en conclure ? Jésus ratifie la sagesse des nations. Il dit que chaque acte a une répercussion dans l’éternité. Mais comment se fait cette répercussion ? Par le lien ou le non-lien que nous aurons établi sur la terre. C’est très fort de dire que nos actes ont une portée éternelle. Et comment cela se fait-il ? Dans la manière dont nous avons accueilli ou non la présence du frère. Ce qui a ouvert le cœur du pauvre à la joie dans le Royaume, c’est le fait qu’étant en attente sur la terre, de l’autre côté il a découvert qu’il était réellement attendu et qu’Abraham a fait pour lui ce que le riche n’avait pas fait, alors que le riche qui avait fermé son cœur et sa porte se retrouve de l’autre côté dans un état de manque qui était pourtant constitutif de sa condition humaine ; et là il retrouve Lazare. La valeur d’éternité de nos actes se découvre, s’accomplit et se réalise par la présence de l’amour que nous portons à nos frères.
C’est une parabole assez terrible, exigeante. Elle nous fait comprendre que notre éternité passe par la manière dont nous aurons agi vis-à-vis de nos frères. C’est la pointe de la parabole. Lorsque le riche dit qu’il faut aller s’occuper de sa famille restée sur terre pour leur ouvrir les yeux, Abraham rétorque : non, ils ont tout ce qu’il faut sur place, ils ont les prophètes, la Loi, Moïse, les pauvres. Si nous intervenons, cela « fausse le jeu ». L’ouverture à l’éternité passe par le cœur de ceux et celles qu’on aime et dont nous sommes aimés.
Frères et sœurs, cette parabole peut nous aider à réfléchir. Aujourd’hui on se demande toujours comment il se fait que nos actes aient une portée si profonde et si grande. Quand on pense que c’est notre frère qui peut ouvrir à nos actes cette dimension d’éternité, cela peut changer pas mal de choses dans notre comportement. Cela ne veut pas dire que la prédication de Jésus se dissout dans une philanthropie généralisée, mais c’est le fait que pour que notre acte puisque prendre sa valeur de plénitude, de charité et de communion, si cela ne commence pas ici-bas, cela ne s’accomplira pas de l’autre côté. Amen.