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29ième dimanche du temps ordinaire par P. Claude TASSIN (Spiritain)

  Commentaires des Lectures du dimanche 18 octobre 2015

Isaïe 53, 10-11 (S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance et il prolongera ses jours.)

Ce passage du livre d’Isaïe conclut le fameux poème du Serviteur souffrant (Isaïe 52, 13 – 53, 12) que nous lisons dans son intégralité le vendredi saint, au début de la célébration. Les deux versets ici retenus par la liturgie veulent établir un parallèle avec la déclaration finale de Jésus dans l’évangile de ce jour : « Le Fils de l’homme » est venu pour « donner sa vie en rançon pour la multitude. » Le rapprochement lexical entre ces deux textes n’est pas évident (voir plutôt Isaïe 43, 3-4). Néanmoins, le rapport entre le « Serviteur » énigmatique du livre d’Isaïe et la mission de Jésus reste pertinent.

  Dans ce poème, le Serviteur représente sans doute les exilés à Babylone. Ils ne sont pas plus pécheurs que ceux qui, restés sur la terre d’Israël, ont échappé à cette épreuve. Au contraire, les déportés ont dans leur exil et aux yeux de Dieu, la valeur d’un *sacrifice de réparation qui pardonne ici les péchés de tout le peuple, « les multitudes », même de ceux qui n’ont pas connu ce malheur. En d’autres termes, le Seigneur ne punira plus son peuple, parce que la fidélité envers lui des exilés est un sacrifice suffisant pour obtenir son pardon et un gage d’avenir, comme s’ils se « chargeaient », sans le savoir peut-être, des péchés de tous.

  Le Serviteur, ainsi compris, est un « juste » et il « justifie » les multitudes. Ce verbe « justifier » se comprend, au sens de la théologie juive : est juste celui que Dieu considère comme juste, en raison de sa conduite. Ainsi, le Serviteur, par sa fidélité et son sacrifice, un sacrifice qu’il ignore lui-même, obtient le fait inouï que le Peuple entier redevient juste aux yeux du Seigneur. C’est ce paysage spirituel qu’il faut avoir en mémoire, lorsque Pierre déclare, dans le Temple et à propos de Jésus : « Vous avez chargé le Saint et le Juste » (Actes 3, 14).

* Le sacrifice de réparation. Voir le rituel de Lévitique 5, 14-26. C’est une compensation personnelle donnée à Dieu, par l’offrande d’un bélier pour les fautes commises par inadvertance contre l’un ou l’autre commandement. Dans le 4e chant, c’est le Serviteur, quel que soit ce personnage, qui joue volontairement ce rôle. D’où cette image : « comme du petit bétail conduit à l’abattoir » (Isaïe 53, 7).

Hébreux 4, 14-16 (« Avançons-nous avec assurance vers le Trône de la gloire. « )

Lorsqu’on présente Jésus comme « Messie », répétons-le, on se rappelle que, dans l’Ancien Testament, le mot messie signifie oint par l’huile et que l’onction peut évoquer trois personnages, trois figures : le roi, le prophète et le grand prêtre. Les évangiles se sont concentrés sur les figures royale et prophétique pour présenter Jésus comme Messie. Apparemment, seule la Lettre aux Hébreux s’est risquée à présenter Jésus comme Messie en tant que grand prêtre, grand prêtre par son entrée dans le sanctuaire du ciel à travers sa Passion et sa Résurrection.

  Dans ces deux versets d’aujourd’hui, on passe, dans la même veine, à un autre registre. Dans nos inquiétudes politiques et économiques, à qui nous fier ? Nous voici convoqués à « tenir ferme dans l’affirmation de notre foi ». La figure du grand prêtre est double. D’une part, selon les légendes juives dont s’inspire notre auteur, le grand prêtre est semblable à un ange qui est accès au ciel et peut même se rendre invisible. D’autre part, selon l’histoire de la Bible et du judaïsme, certains grands prêtres furent assassinés pour avoir défendu la justice au sein de leur peuple. Voir, par exemple, 2 Chroniques 24, 20-22. C’est ce second aspect que retient notre texte. Jésus n’est pas venu pour résoudre nos misères, mais pour partager nos épreuves. Il a endossé les faiblesses de l’humanité, jusqu’à la croix évoquée ici à demi-mot. Il a donc affronté la perspective de la mort, selon la commune destinée humaine et, lui « il n’a pas péché » en se révoltant. Voilà ce qui doit motiver notre confiance envers le « Dieu tout-puissant », si nous comprenons la solidarité du Christ qui, à travers sa mission terrestre, nous accompagne, en *médiateur, vers un Dieu toujours secourable.

* Le Médiateur. « Ô Seigneur médiateur, Dieu plus haut que nous, homme à cause de nous, je reconnais ici ta miséricorde. Car, que toi, qui es si grand, tu sois ainsi troublé par une attention de ton amour, cela console bien des membres de ton corps, qui sont troublés par leur faiblesse, et cela les empêche de désespérer et de périr » (Saint Augustin).

Marc 10, 35-45 (Le Fils de l’homme est venu pour donner sa vie en rançon pour la multitude)

Un double épilogue achève, selon le « montage » de Marc, le discours de Jésus sur les relations communautaires chrétiennes. Le premier, aujourd’hui, à travers la requête des fils de Zébédée, manifeste une incompréhension du discours, mais livre en même temps la clé de lecture de tout l’épisode. Le second, dimanche prochain, souligne une vraie réussite, dans l’aveugle Bartimée.

  Le passage se divise en deux parties. C’est d’abord la requête incongrue de Jacques et Jean, puis l’indignation des « dix autres » qui conduit à une déclaration décisive de Jésus.

La requête de Jacques et de Jean

En recopiant Marc, Matthieu se montre plus courtois envers les deux frères. Selon lui, c’est « la mère des fils de Zébédée » (Matthieu 20, 20) qui, en bonne mère juive, intercède pour ses rejetons. La tradition évangélique en général ne ménage pas les deux frères. Leur surnom est « fils du tonnerre » (Marc 3, 17). Ils veulent faire tomber la foudre sur un village samaritain inhospitalier (Luc 9, 54) et Jean veut empêcher un outsider de pratiquer des exorcismes au nom de Jésus (Marc 9, 38).

  La demande des deux frères manifeste une étrange incompréhension du discours qui s’achève. Ils demandent de siéger dans la gloire de Jésus, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Ici se profile de nouveau l’ironie de l’évangéliste. D’abord un sous-entendu : lequel sera à droite et l’autre à gauche ? Voilà une source de jalousie renvoyant à la dispute sur « le plus grand » (Marc 9, 33-37), au début du discours. C’est ensuite l’annonce cruelle de la Passion. Car, en fait d’assistants glorieux, Jésus sera crucifié entre deux bandits, « l’un à sa droite, l’autre à sa gauche » (Marc 15, 27). La réponse de Jésus joue sur deux registres.

  Au premier chef, Jésus annonce sa propre destinée : il va « boire la coupe », une expression juive ancienne désignant le sort mortel de l’humanité (« boire la coupe de la mort »). S’ajoute l’image du baptême, c’est-à-dire l’engloutissement, la noyade : « Pouvez-vous être baptisés du baptême dont je suis baptisé ? » (traduction littérale). À l’évidence, Marc dépend ici, dans ce qu’il fait dire à Jésus, de la théologie baptismale de son maître, saint Paul : « Par le baptême dans sa mort, nous avons été ensevelis avec lui » (Romains 6, 4). On notera que, dans le passage parallèle, Matthieu (20, 22) omet cette mention, en raison de sa théologie différente du baptême qui, pour lui, signifie et signe une appartenance du croyant au Dieu trinitaire (Matthieu 28, 19). Les évangélistes ne sont pas des copistes, mais des théologiens et des pasteurs, responsables de leur transmission des traditions sur Jésus. En second lieu, on notera la réponse brève des deux impétrants : « Nous le pouvons. » Jésus les invite à partager son sort, et ils l’acceptent. L’histoire chrétienne ultérieure montrera que, de fait, tous ces témoins subiront le martyre. Ils se voient ainsi *encouragés dans cette voie, mais sans nul horizon ambitieux.

Le Serviteur

Si « les dix autres » s’indignent de la requête de Jacques et de Jean, c’est qu’eux-mêmes, jaloux, se situent dans la même perspective ambitieuse. La réponse de Jésus résume le contenu de son discours que nous avons suivi depuis plusieurs dimanches : dans la relation entre les enfants et les adultes, entre l’homme et la femme, entre le riche et le pauvre, le tout est d’adopter la position du serviteur. Même si, en manière d’hyperbole, apparaît le mot « esclave », le serviteur selon l’Évangile n’est pas un larbin servile, mais celui qui met son honneur à servir l’autre, à l’épanouir, à l’estimer digne d’être servi.

  Ainsi agit « le Fils de l’homme », c’est-à-dire à la fois, selon le contexte juif de l’expression, l’être céleste qui jugera l’univers et en même temps celui qui partage en tout la condition humaine. En donnant sa vie « pour la multitude », c’est-à-dire pour tous, il accomplit la figure du Serviteur souffrant (cf. Isaïe 53, 11-12). Le mot « rançon » doit être bien compris. La passion du Seigneur n’a rien d’un prix à payer pour apaiser le courroux divin. Le terme évoque la notion hébraïque du gôél, le sauveur chargé de sauver, de racheter les membres de sa famille tombés en esclavage ou retenus prisonniers.

* Encouragés. « Voyez de quelle manière il les exhorte et les entraîne à demander ce qu’il faut. Il ne leur dit pas : “Pouvez-vous affronter la mort violente ? Pouvez-vous verser votre sang ?” Mais : Pouvez-vous boire à la coupe, et il ajoute pour les attirer : celle que je vais boire ? afin qu’ils désirent être en communion avec lui. En outre, il appelle cela un baptême pour montrer que ce sera la grande purification du monde entier » (saint Jean Chrysostome).