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2ième Dimanche de Pâques – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

L’Eglise, lieu de naissance de notre foi

« Thomas appelé le Jumeau n’était pas avec les douze ou avec les Onze quand Jésus était venu au soir de sa Résurrection ». Ce petit détail dans le récit peut nous paraître anecdotique ou comme le ressort littéraire qui fait le lien entre la première apparition et la seconde. Cette absence de Thomas nous paraît mentionnée ici naturellement puisqu’il faut bien rendre compte du fait qu’il était incrédule et que lors de la seconde apparition, en voyant Jésus, parce qu’il était à ce moment-là au milieu des douze, il a accueilli la grâce même de la foi au Christ ressuscité. Pourtant ce petit détail en apparence banal me paraît propre à nous faire réfléchir sur la manière dont nous croyons.

Pourquoi Thomas était-il resté incrédule ? C’est tout simplement parce qu’il n’était pas avec les autres disciples, parce qu’on ne peut pas avoir la foi tout seul, et qu’on ne peut pas être croyant en roulant pour son propre compte. Thomas était incrédule parce qu’il n’était pas avec la communauté croyante.

Et, comprenez-moi bien, cela ne signifie pas que quand on est ensemble, « on se chauffe », pour croire plus facilement. Il ne s’agit pas d’un processus de « dynamique de groupe » appliqué à l’Église et à la foi. Il s’agit vraiment de la foi. On ne peut pas être croyant si l’on est en dehors de l’Église. Thomas ne pouvait pas croire au Christ ressuscité, car il n’y a pas d’autre lieu que l’Église où le Christ ressuscité se donne à croire aux hommes.

Thomas n’ayant donc pas été saisi par le Christ au moment même où Il apparaissait pour la première fois à la petite communauté des disciples qu’Il rassemblait dans la puissance de l’Esprit saint en soufflant sur eux, ne faisait pas partie de la communauté croyante que le Christ venait de créer car c’est cela que signifie la parole du Christ : « Recevez l’Esprit Saint », ce qui peut se traduire : « Vous tous qui êtes là au soir de ma Pâque, désespérés, Je vous fais la communauté porteuse de ma présence, je vous crée comme Église ».

Par conséquent Thomas, en dehors de ce petit groupe dont Jésus s’emparait pour en faire la base, le fondement même de l’Église, ne pouvait pas croire. Et c’est la raison pour laquelle il affiche son incrédulité, et non pas parce qu’il a lu Descartes ou les philosophes modernes du soupçon. Il ne doute pas parce qu’il pense qu’une résurrection est impossible. Mais la foi étant le don même de l’Esprit, il ne peut pas croire. Et ce premier aspect de l’histoire de Thomas répond déjà à une de nos questions : pourquoi « les autres » ne croient pas ? Ce n’est pas parce qu’ils sont sceptiques ou blasés, ou parce que les découvertes de la science moderne leur ont appris que la résurrection serait une affaire capable d’intéresser les hommes naïfs ou crédules. Non, les gens ne croient pas parce qu’ils ne sont pas encore le cœur même de l’Église, parce qu’ils ne sont pas encore partie prenante de ce peuple sur lequel le Christ a envoyé son Esprit Saint. L’incrédulité n’est pas d’abord un péché, elle est le fait de ne pas être encore membres du peuple de Dieu. C’est cela la première réalité.

Allons plus loin : Thomas revient dans la semaine, les disciples lui disent : « Nous avons vu le Seigneur », ils ne disent pas : « Nous avons revu Jésus », ils disent : « Nous avons vu le Seigneur ». La communauté porte déjà le vrai témoignage de la foi. Et maintenant, Thomas est au milieu de l’Église, et pourtant il dit : « Je ne peux pas encore y croire ». Et vous voyez qu’ici encore, nous nous retrouvons devant des problèmes tout à fait contemporains. Il y a des gens qui font partie de l’Église, ils ont été baptisés, ils sentent plutôt « de ce côté-là », ils sont « plutôt croyants mais pas pratiquants », comme on dit si bien, mais en fait ils n’ont pas trouvé le vrai lieu de la foi. Car l’Église à elle seule ne suffit pas à susciter la foi, l’Église toute seule, même si elle est parfaitement « huilée », parfaitement « rodée » dans son fonctionnement, et Dieu sait qu’on n’en est pas là si l’on voit toutes les critiques qui lui sont adressées, mais l’Église par elle seule n’est pas suffisamment consistante, elle n’a pas par elle-même la force indispensable, elle ne suffit pas. Et précisément, ici encore, les disciples ont beau dire : « Mais nous, nous avons vu le Seigneur », Thomas ne peut pas croire sur ce seul témoignage.

Comprenez bien ! Ce n’est pas de la mauvaise volonté par rapport à ses compagnons qu’il connaît bien, il sait bien que Jean et Pierre ne vont pas lui conter des histoires ou des sornettes, « Mais, dit-il, si je ne vois pas, je ne croirai pas », comme si le témoignage de l’Église par elle-même, vue uniquement comme la communauté, ne suffisait pas. Et nous abordons ici des problèmes qui touchent à vif notre conscience de chrétiens modernes : combien de fois n’avons-nous pas dans nos milieux ecclésiaux ou ecclésiastiques, si vous voyez la nuance, essayé de cultiver cette mauvaise conscience ? Si souvent nous nous interrogeons : mais pourquoi notre témoignage n’est-il pas plus rayonnant ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à convertir les autres ? A l’intérieur d’une famille : « Pourquoi mon conjoint ne croit-il pas ? » Alors on culpabilise. Pensez à Thomas. C’étaient pourtant les plus grands témoins qui étaient autour de lui c’étaient Pierre, Jacques et Jean. Or quand Thomas n’avait affaire qu’à Pierre, Jacques et Jean, il ne croyait pas. Il posait encore des conditions, il n’arrivait pas à être convaincu. Donc l’Église à elle-même, si on la regarde comme ce peuple qui proclame la venue de Dieu, qui proclame le salut en Jésus-Christ, qui accomplit les sacrements, envisagée purement sur ce plan humain de sa réalité ne suffit pas.

Et c’est alors qu’on arrive au troisième moment de l’évangile. Thomas, au cœur de l’Église, rencontre le Christ ressuscité, ou plus exactement le Christ ressuscité vient, au cœur de l’Église, au-devant de Thomas. Il faut donc trois choses pour qu’il y ait la foi. Il faut qu’il y ait un homme appelé par Dieu, il faut qu’il y ait une communauté qui l’accueille et qui soit là pour proclamer : « Nous avons vu le Seigneur », mais il faut que le Seigneur Lui-même, en personne, vienne et dise : « Thomas, voici mes mains, voici mes pieds ». Comme dit l’admirable formule de saint Augustin : « Je connais tes blessures et j’ai gardé pour toi ma cicatrice ». Il faut qu’il y ait ce mouvement même de Dieu qui vient au-devant de l’homme, dans sa singularité personnelle. Et à ce moment-là, Thomas peut vraiment reprendre à son compte ce mouvement par lequel, au cœur même de l’Église, au cœur même des disciples rassemblés autour de lui, il confesse effectivement : « Mon Seigneur et mon Dieu ». Thomas n’a rien inventé, il redit la même chose que ses frères lui avaient dite, mais maintenant il la dit autrement, il la dit parce qu’il croit, il la dit parce qu’il a été saisi lui-même, comme dit saint Paul. Et c’est effectivement l’ultime et troisième démarche de la foi, ce moment où le Christ dit : « Me voici, J’ai souffert pour toi, Je suis ressuscité pour toi et Je Me manifeste à toi ».

Que conclure de tout ça ? Plusieurs réflexions que je livre à votre jugement et à votre désir de vivre en membres de l’Église. La première, c’est qu’il ne faut jamais désespérer de l’Église, ni la surestimer. Et cela aujourd’hui, est très difficile. Il ne faut pas désespérer de l’Église parce que, comme vous l’avez remarqué, Jésus n’est pas apparu à Thomas tout seul. Et vous savez d’ailleurs que le seul témoin qui ait eu une apparition pour lui seul c’est Marie-Madeleine. La plupart des autres apparitions sont des apparitions collectives, ils sont au moins deux comme les disciples d’Emmaüs, et il y a peut-être une apparition à Pierre seul dont on ne sait rien, parce qu’elle ne nous est pas rapportée par les évangiles, et donc on ne sait pas si elle a été donnée à Pierre seul ou à Pierre en présence des autres disciples. En tout cas pour nous aujourd’hui, c’est la raison pour laquelle nous ne devons jamais désespérer de l’Église, car il n’y a pas d’autre lieu où nous puissions reconnaître le Christ ressuscité. C’est pourquoi l’Église est infiniment précieuse au cœur du monde et qu’on ne peut pas se passer d’elle. L’Église c’est le lieu même de la rencontre, un peu comme une famille est pour un enfant le lieu même normal de la découverte de sa propre identité et de l’identité des autres êtres humains qu’il apprendra à aimer et à connaître comme des humains. L’Église est le milieu naturel de la reconnaissance du Christ ressuscité. Et il faut toujours se méfier de toute forme de discours qui voudrait nous expliquer le Christ ressuscité en dehors de l’Église, soit par des fausses sciences, des fausses connaissances, des gnoses qui foisonnent aujourd’hui. Mais en même temps il ne faut pas la surestimer.

Qu’est-ce que je veux dire par là ? L’Église par elle-même ne peut pas établir, à elle seule, la foi au Christ ressuscité dans le cœur des croyants. Et aujourd’hui, nous devons être particulièrement attentifs à cet aspect des choses. Jamais l’Église dans son histoire, je vous le dis comme je le pense, n’a été aussi « nombriliste » qu’aujourd’hui, jamais l’Église ne s’est autant interrogée sur elle-même, sur ses structures, et là je vous passe les détails, surtout les structures de l’appareil où nous n’avions comme rival que le défunt parti communiste, sur tous les moyens qu’il faut mettre en œuvre pour « conscientiser » les masses et le monde. Jamais l’Église n’a été autant préoccupée et soucieuse d’elle-même. Et tout cela ce n’est pas très juste, ça ce n’est pas très sain. L’Église n’a pas à se soucier d’elle-même. L’Église doit être ce lieu même de la transparence au Christ ressuscité, car elle n’a pas à affirmer un pouvoir, elle n’a pas à affirmer une force, elle a simplement à exister en disant pour la vie de chacun de ses membres : « Nous avons vu le Seigneur », mais il faut en même temps qu’elle laisse le Seigneur travailler dans le cœur des hommes qui cherchent et qu’elle ne vienne pas là, à certains moments, s’interposer comme une sorte d’écran, de filtre ou de « transformateur » de la puissance même du Christ ressuscité.

Par exemple, lorsque nous venons dans notre communauté paroissiale, dans une assemblée, c’est parce qu’effectivement nous savons que, tout seuls, nous ne pouvons pas croire et que nous avons besoin d’être accueillis les uns les autres, pour nous affermir, pour nous dire : « Oui, c’est vrai, le Seigneur est ressuscité », et que, ne sous-estimant ni ne surestimant l’Église, nous sachions qu’en réalité seul est Celui-là même qui nous fait exister pour Lui, qui nous fait être Église. Il faut donc qu’aujourd’hui, nous reprenions pour notre propre compte la parole de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu », que nous en voyions toute la force, la manière même dont cette parole nous enracine et dans l’Église et dans le Christ, et que les deux choses ne sont ni à opposer ni à séparer, mais qu’en entrant dans la communauté chrétienne, nous n’entrons pas dans cette communauté pour elle-même, comme si elle était une fois en soi mais pour le Christ qui en est le Seigneur.

Ce que nous voyons c’est notre assemblée, mais ce que nous voyons ne suffit pas, ce que nous voyons est la porte ouverte à ce que nous croyons, « le Christ vivant, Premier-né d’entre les morts ». Amen.