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2ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

Celui sur qui tu verras l’Esprit

Il m’avait été dit : »Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre, c’est Lui qui baptisera dans l’Esprit ! » et moi je baptise dans l’eau.

En entrant dans le mystère du baptême du Seigneur, on pourrait se poser la question qui, je crois, n’est pas tout à fait gratuite : pourquoi datons-nous ou fixons-nous le début du ministère public de Jésus au baptême qu’Il a reçu des mains de Jean ? Il y a de fort bonnes raisons théologiques pour cela, c’est généralement celles que l’on développe. Mais aujourd’hui, j’aimerais vous donner une raison « physique », à la charnière entre la géographie sacrée, la cosmologie et ce qu’on appelait les sciences naturelles. Je m’explique.

Dans le monde ancien, on avait une certaine manière de comprendre les choses, de comprendre le monde, comment le monde était organisé. Vous avez remarqué, surtout à travers certains psaumes, que le monde est organisé d’une certaine manière. Les éléments du monde ont entre eux un certain nombre de rapports et notamment il y a toujours une chose qui revient : c’est que l’eau est le domaine du « désorganisé » et de ce qui désorganise. Chez les anciens, l’eau a quelque chose de traumatisant parce qu’on ne peut pas la maîtriser. On ne savait pas encore faire des barrages en béton, on ne savait pas canaliser les fleuves, par conséquent, l’eau avait quelque chose de terrifiant. Et surtout l’eau, c’est quelque chose que vous ne pouvez pas modeler, vous ne pouvez pas la transformer, vous ne pouvez pas la maîtriser.

Le deuxième élément, c’est l’air, tout ce qui a rapport à l’esprit, au souffle. Vous savez comment, à plusieurs reprises dans la Bible, il y a une sorte d’antinomie, une sorte d’opposition entre l’eau et le souffle. Dès le début, les eaux du chaos primordial sont dominées par un souffle, un Esprit, un souffle d’Esprit de Dieu qui tournoie au-dessus d’elles. Au moment où Moïse doit faire franchir la mer Rouge au peuple, c’est un vent violent qui souffle sur la mer et qui l’ouvre devant le peuple.

Et entre les deux, il y a généralement la terre. La terre c’est ce domaine humain de l’organisable. On construit des maisons, on trace des routes, on plante des vignes. Par définition, la terre c’est le monde habitable. Le souffle, on ne peut pas trop vivre en l’air, c’est plutôt dangereux, il y a bien quelques personnes qui s’y essaient. L’eau, vivre comme des poissons ou des crabes, ce n’est pas très profitable. Mais par contre, vivre dans l’espace de la terre habitée ou habitable, c’est fondamental. C’est là que se déroule toute la vie sociale de l’homme.

Or, dit le psaume 28, « la voix du Seigneur sur les eaux ». Comment exprime-t-on la puissance de Dieu ? C’est une voix qui vient sur les eaux et qui les domine. La voix, c’est un élément du souffle, c’est un élément spirituel, à la fois parce qu’il met en jeu l’air qui vibre mais aussi l’esprit qui met en œuvre une pensée qu’elle traduit et exprime. Or, quand la voix vient sur les eaux, c’est le symbole de la maîtrise de ce monde chaotique et inorganisable, précisément par la voix de Dieu. On a déjà la même manière de voir dans les récits de création. Quand Dieu parle, Il parle « sur la masse des eaux » et sa voix sépare les eaux d’avec la terre, pour que les eaux laissent apparaître la terre. Donc, dans l’Antiquité, dans la pensée juive, cette coexistence des eaux, par définition désorganisées, fluentes, non maîtrisables, et de la voix, l’élément spirituel, le souffle, le vent, cette coexistence est le lieu même des interventions divines, la création, l’Exode, le passage du Jourdain. Qu’est-ce qui ouvre les eaux du Jourdain ? C’est la voix de Dieu répercutée à travers l’arche, c’est la Parole de Dieu qui ouvre les eaux du Jourdain. Par conséquent le moment où le peuple franchit le Jourdain pour entrer dans l’existence nouvelle de la terre promise c’est la voix du Seigneur qui est littéralement descendue sur les eaux et qui a eu prise sur les eaux.

Vous voyez pourquoi je vous parlais de sciences naturelles. C’est parce que, dans ce monde-là, la conjonction du souffle, de l’Esprit, de la voix et des eaux, c’est un indice certain de révélation divine. Et au moment-même où les deux éléments se mélangent, si la voix est divine, si « elle taille des éclairs de feu » (ce sont les éclairs et le tonnerre, c’est pour cela que le tonnerre c’est la voix de Dieu, c’est parce que c’est un bruit qui maîtrise tout l’univers, qui traverse le ciel), quand la voix est divine, elle maîtrise la puissance des eaux. C’est pour cela que le psaume 73 dit : « Toi qui as réussi à organiser le monde, par quoi as-Tu commencé ? Par fracasser la tête du dragon dans les eaux » c’est-à-dire par détruire dans les eaux le pouvoir de dispersion et de désorganisation qu’elles portent en elles. Et à partir de ce moment-là, tu as pu agencer, rythmer la lumière du soleil, agencer les saisons et faire que tout le monde devienne habitable et vivable.

Si on y réfléchit, le baptême du Christ, c’est exactement cela. Il y a conjonction entre la voix du Père et le fleuve du Jourdain. La « voix du Père retentit sur les eaux » et les eaux du Jourdain, habituellement symbole de la mort, de la désorganisation, de la menace, de l’inorganique, sont subitement maîtrisées. Parce que la voix du Père résonne sur les eaux du Jourdain, la conjonction des deux éléments s’opère. Mais, alors que dans les autres créations, création du monde, création du peuple, la terre était l’élément intermédiaire qui apparaissait entre les deux, ici, entre les deux c’est la chair du Christ qui se présente. Le peuple n’entre plus dans la Terre Promise, mais ce qui est à la jonction de la voix du Père, de l’Esprit qui tombe et de l’eau, c’est la personne, c’est la chair du Christ, c’est le Messie. Autrement dit, le baptême c’est notre création messianique, c’est la re-création messianique de l’univers. Et c’est pour cela que ce baptême est si central. C’est le premier moment où l’univers surgit, par la chair du Christ, à l’existence messianique. On comprend qu’alors la personne même de Jésus devient le centre de convergence d’une part du Jourdain symbolisant l’inorganique avec la tête du dragon qu’Il est en train de piétiner dans les eaux, et d’autre part de la voix du Père qui tombe du ciel, « des cieux qui s’ouvrent » et du souffle de l’Esprit qui s’empare de la chair du Christ pour qu’Il devienne Celui qui va annoncer à tout homme que la création recommence. Maintenant, c’est l’aventure de la nouvelle création. Et au lieu qu’apparaisse simplement une terre sèche, comme au début du monde, au lieu qu’apparaisse simplement une terre pour le passage de l’Exode, au lieu qu’apparaisse simplement une terre qui est promise par le passage du Jourdain, ici, la nouvelle terre, c’est la personne même du Fils de Dieu incarné.

C’est pour cela que Jean-Baptiste peut dire que c’est un baptême d’eau et d’Esprit. C’est à nouveau la conjonction du ciel et de la terre et c’est une nouvelle création qui commence. Et vous comprenez pourquoi, dans la conscience primitive des chrétiens, le moment du baptême du Christ était le moment de la re-création du monde. Mais une création qui, au lieu d’avoir pour principe la pure et simple séparation des éléments, était le rassemblement et la concentration de tous les éléments dans la chair du Christ.

Vous voyez pourquoi « c’est là que tout commence », non pas que les choses d’avant n’aient pas eu de l’importance, non pas que l’Incarnation dans le sein de la vierge Marie n’ait pas eu de l’importance, mais on comprend que, pour les chrétiens primitifs, à cause de toutes les résonances de cosmologie qu’elle pouvait avoir, cette scène du baptême du Christ évoquait vraiment le moment même du commencement de la nouvelle création. Et l’on comprend pourquoi un évangile comme celui de saint Marc a pratiquement gardé comme manière d’annoncer le Christ, le moment où, plongé dans les eaux du Jourdain et baptisé par Jean, c’était le début de la nouvelle création messianique.

Que cette simple méditation sur les rapports de l’eau, de la voix, de l’Esprit, du souffle et surtout de la chair du Christ comme cette terre nouvelle qui surgit des eaux, que cette simple réflexion nous rappelle la puissance de la grâce de notre baptême. Car si on nous a baptisés, car si chacun d’entre nous, dans son corps, dans sa chair, dans son existence est devenu, comme le dit saint Paul, et vous comprenez maintenant toute la force que l’expression peut avoir, « une créature nouvelle » c’est-à-dire la conjonction dans les eaux mêmes du baptême, de notre condition humaine encore soumise au mal et à la tête du dragon et d’autre part de la puissance même de l’Esprit qui nous apporte la vie. Amen.