30ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,

de toute ton âme et de tout ton esprit ».

Nous ne sommes ni comme les pharisiens ni comme les sadducéens. Nous n’avons pas envie d’embarrasser Jésus, car en ce qui concerne la Loi et le résumé de la Loi, nous n’avons pas d’hésitation. Nous sommes sûrs que ce commandement que nous venons d’entendre et celui qui lui est semblable « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », sont les deux piliers de la Loi, de notre vie chrétienne : cela nous paraît absolument évident. C’est pourquoi je ne puis pas faire mieux qu’un commentaire littéral, presque grammatical, au moins du premier commandement. De fait, nous croyons si bien connaître ces commandements qu’en réalité nous en perdons toute la saveur, c’est-à-dire toute la sagesse. Veuillez donc me pardonner s’il s’agit d’un commentaire mot à mot.

« Tu aimeras ». Nous pensons toujours : « il faut qu’on aime », mais c’est : « Tu aimeras ». Cette injonction nous est adressée à chacun d’entre nous personnellement. Ce n’est pas une vérité générale de la philanthropie humaine signifiant que « quand tout le monde s’aide, personne ne se tue ». C’est vrai, mais ce n’est pas précisément comme cela que c’est formulé. Ce n’est pas non plus : « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » ! C’est : « Tu aimeras ». Il s’agit du fondement radicalement personnel de notre relation, soit avec Dieu, soit avec les autres. On ne peut pas sortir du fait d’avoir été interpellé chacun personnellement. Mais que signifie le verbe « aimer » au futur ? Nous croyons que cela veut dire simplement : « Il faut aimer », une sorte d’obligation ou de programme de vie. Ce n’est pas exact. Chez nous, le futur, c’est le programme de ce que nous allons faire et, d’une certaine manière, ce serait bien commode si nous comprenions ce commandement comme un futur. Cela voudrait dire : « Nous aimerons plus tard, pour l’instant profitons de la vie et nous verrons plus tard ». Mais précisément l’hébreu a un temps spécial des verbes pour dire autre chose et nous sommes obligés, faute de mieux, de nous rabattre sur le futur. Ce temps : « Tu aimeras », en réalité, veut dire : « Tu aimes en plénitude, de façon accomplie, de façon plénière et totale ». Quelle audace ! C’est tellement audacieux que, nous-mêmes, nous essayons d’instaurer un délai : « Tu aimeras ». Pourtant, par cette Parole, Dieu dit à chacun d’entre nous : « Tu aimes de façon accomplie et définitive, tu aimes totalement ». Or, comment Dieu peut-Il dire une chose pareille ? Ça crève les yeux que ce n’est pas vrai, ça crève les yeux que nous n’aimons pas, et surtout que nous n’aimons pas en plénitude. Alors pourquoi Dieu nous dit-Il cette chose si radicale : « Tu aimes et tu aimes de façon plénière » ? Précisément en hébreu, ce temps est utilisé parfois pour dire que ce qui va se passer n’est pas tout à fait notre œuvre et que ce sera l’œuvre de Dieu. L’expression « Tu aimeras » veut dire : « Dieu va te donner » ou plus exactement : « Dieu te donne d’aimer, Dieu te donne d’être quelqu’un en t’appelant, toi, et en même temps qu’Il t’appelle, toi, et c’est tout un, Il te donne d’aimer ». Autrement dit, si on suit rigoureusement la logique de cette Parole de Dieu, c’est en même temps qu’Il nous donne d’exister et d’aimer parfaitement..

Dès lors, c’est le problème du péché qui est posé, lequel n’est rien d’autre que la pédale de frein qui entrave l’action créatrice de Dieu. Alors que Dieu veut nous donner un dynamisme et un élan, nous sommes là avec notre inertie à freiner des quatre fers pour empêcher que, chez nous, « exister » et « aimer » disent la même chose. Pourtant notre A.D.N. spirituel, c’est que « exister = aimer » ; l’homme, comme toutes les créatures spirituelles, est bâti de telle sorte que le programme génétique profond de l’existence humaine consiste à aimer. Et c’est pour cette raison que ces commandements ne sont pas simplement des ordres ou des lois, ils sont très exactement la traduction à l’état pur de ce qu’est l’homme comme créature de Dieu : exister est l’équivalent d’aimer.

« De tout ton cœur » : l’amour, on n’y peut rien, inclut toujours le cœur c’est-à-dire l’affection, et sur ce point il y aurait déjà bien des choses à dire. « De tout ton cœur », c’est-à-dire :« Si tu veux exister en aimant, il faut qu’il y ait tout ton cœur qui aime ». Vous connaissez l’histoire célèbre de la brave dame qui avait des pauvres et qui leur disait : « Ah ! Mes chers amis, ce n’est pas pour vous que je donne quelque chose, ni pour vous aider, mais c’est pour le Bon Dieu ! » C’est comme si elle avait dit : « Ne croyez surtout pas que je vous aime, en réalité, vous ne m’intéressez pas, mais ce qui m’intéresse c’est moi et ces bonnes œuvres que je crois pouvoir présenter à Dieu ». Hélas ! Ce réflexe, de façon beaucoup plus subtile et camouflée souvent, est très fréquent dans notre vie de chrétiens.

Je ne sais pas si c’est à cause de Freud, mais l’affectivité est une réalité qui généralement fait peur. Or l’affectivité est un des dynamismes fondamentaux de notre existence humaine, c’est la volonté et le désir dont parlaient les théologiens du Moyen Âge. Le désir est ce qui vous rend fondamentalement différents des animaux. Les animaux n’ont pas de désirs, ils ont des besoins. Car quand un animal a tété sa mère, il a satisfait son besoin, il ne demande rien de plus. Quand un enfant a simplement reçu à manger, on a peut-être satisfait son besoin, mais on n’a pas calmé son désir d’enfant qui est d’être aimé et d’avoir une relation affective avec sa mère. Le désir trace en nous une ouverture sur quelque chose d’infini, d’illimité, et quand le Christ dit que notre existence est une existence d’amour de tout notre cœur, Il désigne exactement cette aspiration du désir qui n’est pas simplement d’aimer pour satisfaire des besoins, mais pour laisser s’éveiller en nous un désir, qui est un des premiers pressentiments de notre destination à Dieu. Car notre désir ne serait pas si grand, il ne serait pas infini s’il ne nous portait pas vers Quelqu’un qui est Lui-même infini. La première signature de l’œuvre créatrice de Dieu en nous, hommes existant pour aimer, c’est le désir que nous avons d’aimer. Quand nous lisons cette phrase : « Tu aimeras de tout ton cœur », nous voyons qu’il est impossible et insensé de faire l’impasse du désir dans l’amour. Et c’est une erreur de croire que la seule chose valable du point de vue chrétien, ce soit d’aimer contre ses désirs. Bien entendu, il y a désir et désir et cela ne dispense pas de la lucidité et du discernement. Mais le fait de vouloir dissocier radicalement l’amour de Dieu de cette force fondamentale du désir qui est en nous, c’est sûrement mutiler l’homme et l’empêcher d’accomplir cet appel et cette vocation que Dieu lui adresse.

« Tu aimeras Dieu de toute ton âme ». Ici il faut bien comprendre le mot « âme ». L’âme ne désigne pas cette partie spirituelle par laquelle nous pensons ou nous rêvons. L’âme, c’est la puissance qui nous fait vivre, qui fait que nous sommes des vivants. Là encore à certains moments, que de comportements prétendument chrétiens sont des comportements d’anesthésiés sinon de quasi morts ! Ici il faudrait laisser la parole à Nietzsche pour lui laisser dire ce qu’il avait sur le cœur vis-à-vis d’une certaine morale chrétienne à laquelle il reprochait de passer son temps à tuer systématiquement la vie, à faire que les manifestations les plus élémentaires de la vie, par exemple, la joie d’être ensemble, le bonheur de vivre et d’aimer, toutes ces expressions de l’âme comme puissance vitale de l’homme, étaient mutilées, châtrées par une espèce de code de fausse éducation, de fausse morale qui ne cessent jamais de ressurgir à tout moment. La vie, ce n’est pas de rester « coincé » dans son coin, la vie, c’est de laisser grandir et s’épanouir toutes ses possibilités de rencontre, de communion, de bonheur que l’homme porte en lui. Et si on ne vit pas avec cela, alors nous sommes effectivement déjà morts. Et ce n’est pas la résurrection du Christ qui pourra nous ressusciter dans ce cas-là !

La troisième exigence est formelle aussi : « Tu aimeras de tout ton esprit ». Et sur ce chapitre, combien il y aurait de choses à dire ! Aimer avec son esprit, c’est-à-dire avec son intelligence. Car l’amour exige l’intelligence. Vous savez, il y a souvent une différence radicale entre les intellectuels et les gens intelligents. Les intellectuels peuvent être intelligents, et là c’est un grand bonheur de les fréquenter. Mais quand ils ne le sont pas, leur intelligence ressemble à un moulin à café qui prend le café en gros grains et qui le passe à la moulinette pour le ressortir en grains plus fins. Vous me direz : « Ça sert toujours à faire le café », mais ce n’est pas pour cela que Dieu nous a donné une intelligence. L’intelligence, c’est une capacité de compréhension immédiate de la réalité qui est en face de nous et surtout de cette réalité qui est en face de nous et qui est l’autre, qui est Dieu ou qui est l’homme. Aimer de tout son esprit, c’est découvrir en nous, au plus intime de notre intelligence, que nous sommes ordonnés aux autres, non pas pour en devenir des esclaves, bien que le Christ ait accepté Lui-même de devenir esclave de ses frères, mais d’abord pour développer ce sens profond d’être avec l’autre, à son écoute, à son éveil, à son attente. Cette finesse du cœur qui fait que l’on entend chez l’autre la joie ou le désir d’aimer et d’être aimé, cette finesse de l’intelligence qui fait que l’on est capable de devancer l’autre dans son désir. Dieu ne nous demande-t-Il pas cela ? Lui qui, dans son renoncement, nous a devancés infiniment au-delà de nos désirs.

Voilà donc ce que veut dire : « Tu aimeras de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta vie et de tout ton esprit ». C’est le programme qui est tracé aujourd’hui pour chacun d’entre nous à travers notre existence baptismale. C’est le programme par lequel nous devenons des amis de Dieu, non pas des gens qui suivent scrupuleusement un code par peur de « rater » des examens, mais des gens qui ont reçu au cœur cette force d’aimer dans le désir, cette vitalité de l’âme qui fait vivre et cette intelligence qui nous permet de deviner la profondeur du regard de Dieu et du regard des autres sur nous. Et c’est à travers cet appel à aimer Dieu ainsi que nous pouvons exister aujourd’hui comme chrétiens, comme Église, comme fils de Dieu, comme baptisés. Amen.

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