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31ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

La parole de Dieu n’est pas notre propriété

Frères et sœurs,

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, voici une page d’évangile dans laquelle nous nous sentons parfaitement à l’aise et qui nous est fort utile pour nous éloigner de certaines exigences. En effet, nous avons souvent l’habitude de nous réclamer de cette page d’évangile pour critiquer les autres et pour nous justifier nous-mêmes : pour critiquer les autres, parce qu’après tout, il est bien commode de pouvoir dire que les autres attendent de nous ce qu’ils ne font pas eux-mêmes, et pour nous justifier nous-mêmes, dans une sorte de recul, dans lequel on se dirait : « Je fais ce que je peux, je reste tranquille dans mon coin. Peut-être que d’autres ont de grandes théories sur la vie, moi, j’essaie de me débrouiller au fil des événements, et je n’essaie pas d’en rendre compte ni d’exiger des autres quoi que ce soit. » Pour peu que l’on accentue un peu ce genre de démarche, on en vient à penser : « Après tout, à quoi bon être chrétiens ? Dire que nous sommes chrétiens, c’est se rattacher immédiatement, faire référence à un évangile que nous ne sommes pas capables de vivre. Il n’est pas nécessaire d’annoncer la couleur, vivons le plus discrètement possible, une sorte de christianisme couleur muraille, de telle sorte qu’on ne nous remarque plus, chacun essaie de vivre comme il peut, on ne juge plus, on ne sera plus jugé ». On se retire sur un quant-à-soi absolument inatteignable.

Et tout ça, parce que le Seigneur aurait dit une fois : « Méfiez-vous de l’enseignement des pharisiens, car ils disent et ne font pas. » Nous avons nous-mêmes un réflexe tellement pharisien de ne pas vouloir nous faire prendre en défaut que nous préférerions plutôt renoncer à dire ce que nous voulons, ce que nous désirons, ce que nous cherchons du plus profond de notre cœur, que d’être pris en flagrant délit de contradiction avec nous-mêmes. Au point que, dans une certaine compréhension, cette page d’évangile contre le pharisaïsme a servi comme véritable vaccin pour faire de nous des gens qui ne reconnaissent même plus l’exigence d’un Dieu qui nous a livré sa Parole, qui nous a tout donné pour que nous soyons nous-mêmes ses fils.

Car, frères et sœurs je ne crois pas que le Seigneur s’en soit pris dans cette page d’évangile à une sorte de simple distorsion entre nos idées et nos actes, entre la manière dont nous essayons petit à petit d’approfondir le mystère chrétien de notre vie, et la manière dont, très maladroitement, nous essayons de le réaliser. Le Seigneur sait fort bien que nous ne faisons pas ce que nous disons, et cela pour une simple raison, c’est que ce que nous avons à dire n’est pas de nous, cette Parole, selon laquelle nous vivons n’est pas une parole humaine, elle est don de Dieu, Parole de Dieu. C’est exactement ce que le Seigneur reproche aux pharisiens, comme déjà le prophète Malachie l’avait reproché aux prêtres, ses contemporains, et au peuple de Dieu. Quel est le ressort profond de cette critique ? C’est moins une distorsion entre ce que nous disons et ce que nous faisons, qu’une certaine manière de ne pas recevoir vraiment la Parole de Dieu. Le Christ reproche aux pharisiens de parler à la place de Dieu et de faire de cette Parole que Dieu a donnée gratuitement à son peuple leur affaire, leur parole, leur code. C’est pour cela qu’ils se font appeler « Rabbi », « Maître », comme s’ils s’étaient pour ainsi dire approprié cette Parole du Seigneur, comme s’ils en avaient fait leur propre doctrine, leur propre savoir.

Or le Seigneur – les prophètes l’avaient déjà annoncé –, demande d’abord à l’homme, et particulièrement à ce peuple qui avaient reçu le don le plus précieux qui avait été donné par Dieu jusqu’alors, c’est-à-dire sa Loi, le Seigneur demande à l’homme de recevoir vraiment sa Parole comme un don. C’est cela qui est le plus essentiel, et c’est cela que nous caricaturons si facilement : faire de ces paroles ou de ces exigences du Seigneur des sortes de propriétés, sans en reconnaître le caractère de don gratuit, d’une œuvre de Dieu qui opère en nous. Voilà exactement où est notre faiblesse, où est notre péché. Dieu nous a donné sa Parole, et en nous donnant sa Parole, cette Parole n’est pas simplement quelque chose qui sort des lèvres, mais c’est un véritable pouvoir agissant et transformant, que nous ne devrions pas prendre nous-mêmes comme une propriété pour ensuite nous constituer en somme comme un modèle, une règle, une sagesse. Au contraire, cette Parole est d’abord adressée à nous pour qu’elle s’enracine dans notre cœur. Le drame de notre vie est de ne pas recevoir assez cette Parole de Dieu, et de croire qu’il suffit simplement de la savoir, alors qu’il faut lui laisser la pleine possibilité, la pleine liberté de s’enraciner et de se graver dans notre vie, dans notre cœur, dans notre chair.

Frères et sœurs, c’est cela d’abord l’Incarnation : Dieu grave sa Parole éternelle, son Fils, ce qu’Il a à nous dire de toute éternité, cet Amour en plénitude, en totalité, qu’Il grave dans une humanité, dans la chair de Jésus. L’incarnation, le Fils de Dieu parmi nous, ce sont les mots d’amour de Dieu gravés dans la chair d’un homme. Tout ce que Dieu nous a donné, toute sa Parole, tout ce que nous vivons aujourd’hui, c’est exactement la même chose. La Parole de Dieu aujourd’hui, ce que nous avons à entendre et à recevoir, c’est Dieu qui grave par la puissance de son Amour, de sa Parole, quelque chose dans notre cœur qui transforme complètement notre comportement, nos attitudes et nos gestes : c’est cela, la conversion.

Le drame de notre vie est que nous voulons posséder, maîtriser la Parole de Dieu, alors qu’elle veut être le fond de notre être, non pas un refrain, mais notre être même. C’est pour cela que le Seigneur peut nous demander qu’il n’y ait plus rupture entre ce que nous disons et ce que nous faisons. Car si nous traitons la Parole de Dieu comme une possession, il y aura toujours une rupture, une division entre les belles phrases que nous pourrions dire et d’autre part la manière concrète, très humaine, dont nous vivrons. Nous vivrons comme des gens pingres et avares, qui veulent posséder la Parole de Dieu, éventuellement la réduire à la dimension et au désir de notre cœur. Comment alors ne pas sentir cette rupture entre un amour qui se donne et quelqu’un qui veut simplement accaparer cet Amour et le réduire aux dimensions de son propre désir ?

Que de fois, dans notre propre expérience humaine, n’avons-nous pas ressenti cela ? Lors d’un partage, d’une communion, ne pas recevoir vraiment un amour donné comme un amour, mais en faire une sorte de maîtrise ou d’emprise exercée sur le prochain, qui le caricature et le déforme selon nos désirs du moment, tandis qu’au contraire, si nous recueillons vraiment cette Parole de Dieu donnée pour nous transformer, nous façonner, nous transfigurer, alors il se pourra que par cette merveilleuse puissance de l’Amour de Dieu, nous puissions peu à peu voir se réduire dans notre propre vie cette distance entre la Parole qui nous est donnée et la manière dont nous agissons, parce que nous aurons laissé à Dieu le soin d’agir en nous, de travailler dans notre cœur, dans notre expérience humaine.

Oui, frères et sœurs, ces paroles du Seigneur ne sont pas là pour nous enfoncer dans un nouveau pharisaïsme dans lequel nous croirions qu’il faut essayer de conformer nos actes aux exigences de Dieu, mais au contraire pour nous libérer, par un geste d’accueil, de liberté ouverte qui reçoit cette Parole de Dieu comme une puissance donnée pour nous façonner, nous ouvrir, et faire que peu à peu ce qu’il y a de si pauvre et misérable dans notre vie, soit repris par la puissance même de cette Parole d’Amour de Dieu.

Ce que le Christ veut nous dire en ce jour, c’est que sa Parole ne consiste pas en des mots, en un code de morale, en principes : sa Parole, c’est sa présence, c’est Dieu vivant, Dieu parlant dans notre cœur, Dieu agissant, Dieu conformant peu à peu toute notre vie à la merveille à la splendeur de sa Parole. Voilà la gageure de notre existence chrétienne, une gageure et un défi qui n’émanent pas de nous-mêmes mais de la puissance même de Dieu. Amen.