3ième Dimanche de Carême – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

Un Dieu nommé désir

« Et laissant là sa cruche, elle courut à la ville ». Frères et sœurs, le monde que nous voyons se dessiner dans le récit du dialogue entre Jésus et la Samaritaine, c’est un monde qui ressemble étonnamment à notre monde, et d’une orientation fondamentalement mauvaise de son désir. En fait, elle a mal géré toutes les possibilités de vie qui lui étaient données. En fait, elle se pose des tas de questions comme nos contemporains : on dit que c’est ici qu’il faut adorer, on dit que c’est à Jérusalem, mais la religion, on n’y comprend plus rien ! C’est une femme qui est aux prises avec son propre désir et qui a finalement accepté, a rendu les armes. Elle considère qu’après tout, le sens de sa vie c’est de venir tous les jours au puits, pour y chercher un peu d’eau, pour y boire elle-même, faire boire sa famille et la faire survivre de jour en jour. Au fond, cette femme a réduit son désir à une économie de survie. C’est peut-être là que nous est révélé quelque chose de profond du désir humain, c’est peut-être pour cette raison qu’on lit ce texte pendant le carême et pour les catéchumènes.

Qu’est-ce que le désir humain ? C’est le fait que chacun d’entre nous, soit individuellement, soit en groupe, est confronté à ces multiples divisions qui font la diversité et parfois le charme de la vie, mais qui en font souvent la pesanteur et l’échec. Le désir est cette confrontation permanente à toutes les divisions, les ruptures, les cassures, les brisures, les échecs auxquels l’homme est confronté. A ce moment-là, le désir est cette espèce de ressort de l’individu humain qui ne veut pas en rester là. Alors, il se fait des tas de conciliations, de compromis dans l’économie de notre désir, il ne faut pas désirer trop, et c’est bien là le grand message de l’Antiquité, il faut moduler, modérer son désir, le mesurant simplement à ce qui est possible : ne cherche pas plus haut que tu ne peux. C’est un peu la morale de la Samaritaine. Mais en même temps, il faut quand même essayer de maintenir au milieu de cette économie de désagrégation et de survie, un minimum de désir pour subsister et pour tenir.

C’est cela au fond, la Samarie. La Samarie, c’est un peuple qui a pris son parti d’être un peuple séparé, un peuple méprisé, un peuple écrasé, et qui essaie, petit à petit, en chacun de ses sujets, cette pauvre femme en étant le symbole, de continuer à tenir, et à désirer quand même mais sans illusion. C’est pour cela que cette femme est tellement soumise à ces espèces d’a priori, de contraintes du désir, que quand elle voit un homme en plein midi au bord de la margelle du puits qui lui demande à boire, et que sans doute à son accent, elle devine tout de suite qu’il n’est pas du pays (en tout cas, elle ne l’avait jamais vu, ni convoité comme son sixième amant), et elle lui dit : « Tu vas outrepasser les normes classiques du désir, gardons le statu quo, pas de vagues, tu devrais t’occuper de tes affaires et me laisser m’occuper des miennes. Moi je gère mon désir, c’est déjà bien difficile comme cela, ne me fais pas des problèmes supplémentaires, ne me demande pas à boire, débrouille-toi ». La morale de la Samaritaine et de la Samarie c’était : « Chacun se débrouille comme il peut avec son désir ».

C’est là qu’intervient vraiment le sens même de la venue du Christ. Que va faire le Christ ? Il va lui faire une sorte de sondage de son propre désir. Comment va-t-il le faire ? A partir de Lui, Jésus-Christ, le Seigneur, comme on dit au tout début du chapitre, à partir d’un Dieu « nommé désir ». En fait, l’histoire de la Samaritaine, c’est l’histoire d’un Dieu nommé « désir ». Il faut, et c’est tout à fait étonnant, il faut que Dieu se fasse désir, Lui qui entre nous soit dit, n’a besoin de rien, il faut que Dieu se fasse désir pour venir révéler à l’homme son propre désir et en faire une sorte de radiographie pour lui dire : « Là, tu vois, tu t’es sous-estimé ». Mais, Dieu ne vient pas annoncer des désirs extraordinaires. De sa part, le seul désir qu’il a à ce moment-là c’est : « Donne-moi à boire ».

Là, nous touchons le problème fondamental : qu’est-ce que c’est que de croire au Christ ? C’est croire que Dieu a pu entrer dans l’économie du désir humain, dans l’humilité du désir humain. Dieu a pu entrer dans une humanité qui est elle-même sans cesse divisée par son désir. Chaque homme, chacun d’entre nous, à cause de son désir, est sans cesse en mouvement vers autre chose : la survie, être mieux, faire mieux que papa, réussir un boulot intéressant et rémunérateur. Chacun d’entre nous est animé, ranimé sans cesse par cette pulsion du désir, cette mécanique du désir. Et Jésus accepte de prendre ce chemin-là, Il accepte de manifester non pas un désir tout-puissant de Dieu sur le monde, un désir qui anéantirait le monde d’un seul coup, Il pourrait tout réunir dans une parfaite concorde, dans une parfaite unanimité, dans une parfaite union et communion. Eh bien, non ! Dieu accepte de manifester son dessein de salut, ce qu’Il est, à travers le désir humain le plus simple, le plus ordinaire : « J’ai soif ». Ce sera tellement constant, que cette manifestation du désir humain commence à la tentation comme nous le voyions, il y a quinze jours : « Après quarante jours de jeûne, Il eut faim ». Dieu nommé « désir », aujourd’hui, Il a soif, encore Dieu nommé désir, et sur la croix : « J’ai soif ».

Quel est le visage de Dieu que nous avons à porter au monde ? C’est le visage d’un Dieu qui désire. Et c’est là sans doute que la plupart du temps nous nous trompons. Si nous présentons Dieu comme un désir tout-puissant qui nous bombarde de ses volontés pour nous réduire à son projet, nous nous trompons de Dieu, nous nous trompons du désir de Dieu. Le désir de Dieu est humble. C’est à ce moment-là que se fait la transformation. Parce que le désir de Dieu est humble, parce que c’est de la soif, de la faim, le désir d’aimer les hommes dans la souffrance, cela va nous ressusciter le désir. Que se passe-t-il dans ce dialogue ? La femme qui jusqu’à maintenant avait un tout petit peu focalisé le désir sur la succession des maris, et finalement avait domestiqué son désir dans le fait d’aller jour après jour puiser de l’eau au puits de Jacob, petit à petit, cette femme va voir à la lumière même du désir humble de Jésus, se révéler un désir beaucoup plus grand que celui qu’elle imaginait avoir dans sa vie.

C’est l’humilité du désir de Dieu qui fait grandir notre désir. A un moment donné, la femme dit : « Je sais bien que le Messie doit venir ». C’est-à-dire que l’humilité des demandes et des désirs de Jésus a réveillé dans la femme le désir de Dieu. C’est cela qui est magnifique dans ce texte, c’est de constater que c’est l’humilité même de Dieu qui réveille en nous le désir de voir Dieu, de connaître Dieu, de connaître le Messie.

Alors, se passe cette chose extraordinaire : lorsqu’elle a compris cela, elle laisse auprès du puits l’instrument qui jusque-là, lui paraissait le seul moyen de combler son désir, sa cruche. « Laissant là sa cruche »… Dans l’économie d’un foyer samaritain du premier siècle, ce n’est pas rien une cruche. Donc, abandonner le moyen de combler quotidiennement son désir, ce n’est pas de l’étourderie (j’ai l’impression que ce n’était pas une femme étourdie, elle avait beaucoup de présence d’esprit au contraire, enfin, c’est un des interlocuteurs de Jésus qui tient le mieux le choc à travers tout l’évangile), donc elle laisse sa cruche. Qu’est-ce que cela veut dire ? Tous les moyens que je m’étais fabriqué pour entrer dans une économie de désir, de survie, c’est insuffisant, il y a autre chose.

Je crois que cela peut nous apprendre beaucoup de choses, sur nous-mêmes et sur la compréhension de notre propre désir. Nous avons beaucoup de cruches dans notre cervelle. Nous avons beaucoup de moyens de nous fabriquer des désirs ou de les gérer. Nous avons beaucoup de moyens de satisfaire nos désirs et de faire sans arrêt cette espèce de calcul qui consiste à limiter le désir pour mieux le satisfaire. Il y a des cas où l’on a critiqué la culture de la consommation pour cette raison-là. Le pire dans la consommation, ce n’est pas que les gens aiment consommer, mais c’est qu’on limite leur désir aux objets de consommation prévus. C’est quand même assez astucieux, parce que c’est cela le rêve du système de la consommation, c’est de faire croire aux gens qu’ils désirent la lune, en leur disant simplement : « Si vous allez quinze jours à Tahiti, vous serez beaux, bronzés, et votre désir sera complètement accompli » ? En réalité, ils croient qu’ils réalisent le désir d’infini, et il n’y a rien du tout à la fin.

Tout le problème est là. Aujourd’hui en ce temps de carême, c’est la question de notre désir qui nous est posée. Quand nous voyons au cœur de notre communauté des catéchumènes qui demandent la foi, qui demandent à recevoir la grâce de Dieu, cela doit nous rappeler notre propre baptême. Nous aussi, nous sommes en face de Jésus avec nos cruches au puits de Jacob, et le problème est de savoir qui on va choisir : Jésus et le désir qu’il révèle, ou la cruche et les moyens qui nous sont donnés pour accomplir notre désir ? D’une certaine manière, ce n’est pas l’un ou l’autre, je sais bien. Mais si l’économie des moyens de la cruche empêche de se poser la question du désir que Jésus peut révéler en nous, alors il est certain que nous sommes bien près de quitter Jésus avec tout notre attirail pour ne plus jamais nous poser la question de notre propre désir.

Frères et sœurs, que sur ce chemin de la Pâque, nous essayions de retrouver quelles sont les racines de notre propre désir, de savoir si cette division, cette dispersion et ces échecs que nous reconnaissons tous dans nos vies à des titres divers, sont des moyens de courber l’échine et de capituler, ou si au contraire l’accueil de la Parole de Dieu, de la vie et de la grâce de Dieu, ne nous permettent pas de retrouver plus profondément encore par l’humilité même de Dieu, la grandeur de notre désir d’homme. Amen.

 

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