1

4ème Dimanche de l’Avent- Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

Matthieu 1, 18-24

Mes chers amis, aujourd’hui « je vais tout vous dire », tout ce que vous auriez aimé savoir, tout ce que vous vous demandez au sujet la vie intime de Marie et de Joseph et que vous n’avez jamais osé demander. Vous savez en effet les innombrables questions que pose le récit que nous venons d’entendre.
Je n’en prends qu’une au ou deux, au hasard : « Comment Joseph savait-il que son épouse Marie était enceinte du Saint Esprit ? » et encore cette autre beaucoup plus difficile :  » Comment Jésus est-Il le descendant de la lignée davidique puisque Joseph n’y est absolument pour rien ? »
Tout d’abord, il est bon de savoir que saint Matthieu lui-même se posait la question, car si saint Matthieu a écrit ce début d’évangile, c’est en relation étroite (et consciente) avec l’évangile de saint Luc. S’il est une chose qui ne faisait pas de doute pour la première génération chrétienne, c’était la conception virginale de Jésus. Et saint Matthieu la reconnaissait comme une donnée première. Il savait que Jésus était né de Marie, uniquement de Marie, par l’œuvre de l’Esprit en elle. Mais précisément, saint Matthieu, si vous me permettez d’utiliser cette expression, a voulu « se mettre un instant à la place de Joseph » : qu’est-ce que ça lui faisait de savoir que Marie était enceinte du Saint Esprit ? Et plus profondément que le point de vue de Joseph, quel est le point de vue de la tradition juive ? Comment peut-on dire et proclamer Messie, Fils de David, Celui qui précisément n’était pas né de Joseph selon la chair, mais uniquement mais de Marie ?
Ainsi donc, lorsqu’on traduit très littéralement le texte, on comprend pourquoi la généalogie de saint Matthieu a été rédigée de la façon que voici : Abraham engendra Isaac, engendra Jacob, engendra Joseph et ses frères, engendra, etc. mais, à la fin de la liste, quand on parvient au Jacob qui est le père de Joseph et le grand-père de Jésus, enfin, le « faux » grand-père, quand donc on parvient à cet avant-dernier maillon de la chaîne, à ce moment-là, saint Matthieu fait un petit correctif. Il n’écrit pas : Jacob engendra Joseph qui engendra Jésus ! Il prend bien soin d’écrire parce qu’il sait de quoi il parle : Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie de laquelle naquit Jésus. Il y a là comme une déviation dans la droite ligne des générations dans la généalogie.
Donc, saint Matthieu est parfaitement au courant du problème. Et c’est bien ce qui lui fait problème. Autrement dit, saint Matthieu aussi s’est posé la question. Il enchaîne alors immédiatement : « de Jésus comme Messie », c’est parce que Jésus est vraiment le Messie, en tant qu’Il a la qualification de Messie, de descendant de David, et il poursuit : « voici la genèse ». Voici donc l’explication : « Sa Mère, Marie, était fiancée à Joseph. Or avant qu’ils eussent mené vie commune »… Première énigme : nous comprenons spontanément : « fiancée à Joseph » signifie « mener vie commune ». On imagine qu’ils se rencontraient de temps en temps le soir, discrètement, en amoureux, dans le coin des rues de Nazareth. Mais ce n’était pas tout à fait cela la réalité, dans le monde juif de l’époque, à partir du moment où il y avait le contrat juridique du mariage dans lequel une telle était promise à un tel, il y avait un laps de temps entre le moment du contrat et le moment où ils menaient vie commune, c’est-à-dire pratiquement entre la célébration du mariage, la vie conjugale. Fiancée à Joseph signifie donc plus qu’une simple promesse, c’est l’engagement définitif et irréversible, qui dans notre tradition juridique, signifie mariage.
Donc saint Matthieu nous précise bien des choses : tout était décidé de façon irréversible. « Fiancée à Joseph » veut donc dire véritablement que Joseph et Marie s’étaient promis l’un à l’autre avec toute l’intimité de confiance, de don de soi réciproque que cela supposait. Et donc, tout était fait, tout était décidé, il n’y avait pas de point de retour. C’est précisément dans ce moment entre les fiançailles comme déclaration juridique du contrat de mariage et le fait de mener vie commune que se situe le problème.
« Marie, avant qu’ils aient mené vie commune, se trouva pourtant un enfant dans son sein ». Alors d’où venait-Il, cet enfant ? Cela, c’est le problème de Joseph. Et, de fait, quand on lit le texte, nous voyons que Joseph devait avoir appris de Marie elle-même ou de sa famille comment elle était enceinte. Et ce qui nous met sur cette piste, c’est un petit verset qui ne parle que de Joseph : « Joseph son époux qui était un homme juste et qui ne voulait pas dévoiler (son mystère), cette énigme, résolut de s’en séparer secrètement ».
Et d’abord un homme juste, qu’est ce que cela veut dire ? Habituellement, on pense à une interprétation édulcorée : c’était « un brave homme », ou bien on pense encore que Joseph était un homme juste, « il vivait selon la Loi », ce qui exigerait d’ailleurs qu’il la dénonce, car selon la Loi, lorsque la femme est adultère et qu’elle a un enfant, il faut que le mari la dénonce pour son adultère. Ainsi donc, Joseph ne serait pas si « juste » que cela, puisqu’il fait tout pour ne pas la dénoncer.

En réalité, l’expression « homme juste » désigne « un homme qui vit pour Dieu ». C’est là le véritable homme juste selon l’Ancien Testament, non pas simplement celui qui respecte toutes les observances de la Loi, mais celui qui voit plus large, qui cherche à comprendre et à répondre au dessein de Dieu. L’homme juste est celui qui vit dans l’amitié et l’intimité divines. Et donc, il ne peut pas dévoiler ce qu’il sait, c’est-à-dire le « mystère » qui a surgi dans l’existence de Marie, le fait qu’elle est enceinte. Donc, si nous regardons le texte à la loupe, nous nous apercevons que Joseph savait. Qui l’avait mis au courant ? Était-ce Marie ? Un membre de la famille de Marie ? Peu importe. Et s’il ne voulait pas dévoiler le mystère, Joseph reconnaissait donc que « cela » venait de Dieu, qu’elle était effectivement enceinte de l’Esprit Saint. Mais comme il était juste et respectait le plan de Dieu, il ne voulait pas contrecarrer ce vouloir divin sur Marie, d’où la décision de s’en séparer secrètement, c’est-à-dire faire que le contrat juridique n’ait pas de suite et qu’il n’y ait pas de vie commune entre eux. C’est tout. Voilà le projet d’avenir de Joseph, cette réaction nous montre que cet homme n’était pas du tout quelqu’un qui n’aimait plus Marie ou qui la soupçonnait de l’avoir trahi. Il savait ce qui était arrivé à Marie. Et en homme juste, respectueux du dessein de Dieu et respectueux de Marie par la même occasion, il conclut simplement : « Si Dieu veut cela de Marie, je me retire, je n’ai plus rien à faire dans cette histoire ». Tel est le véritable problème de la paternité de Joseph. Et d’ailleurs quand on y réfléchit un peu, c’est l’évidence : si véritablement le contrat de mariage juridique avait l’importance que j’ai dite dans la tradition juive, il est peu vraisemblable qu’ils aient vécu complètement étrangers l’un à l’autre. Au contraire il y avait déjà une réelle intimité de cœur, d’affection entre eux. Et cet état de fait venait d’être complètement bouleversé par la conception virginale de Marie.
Or, c’est précisément parce qu’il a pris cette décision que Joseph a ce songe dans lequel l’ange lui parle de façon extrêmement claire et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas » c’est-à-dire : « Ne recule pas comme tu es en train de le faire devant le mystère qui s’accomplit en Marie ! Ne mets pas à exécution le dessein auquel tu as pensé ! » En réalité l’ange lui dit : « car certainement ». Ici le mot a été souvent très mal traduit, on interprète habituellement que c’est à ce moment-là que Joseph apprend que Marie est enceinte de l’Esprit Saint. Mais l’ange ne fait que confirmer ce que Joseph sait déjà de Marie. « Très certainement, ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ». Autrement dit, Joseph n’a pas appris par l’ange ce qui était arrivé à Marie. L’ange est venu pour confirmer le fait. Mais, l’ange ajoute : « Elle enfantera un Fils et tu lui donneras le nom de Jésus ». C’est la caractéristique essentielle des pères : pour être père, il faut « la petite graine » et donner le nom. Les mères se chargent du reste. Bien sûr, ici il n’est question que du nom. Mais il y a le nom. Autrement dit, l’ange dit à Joseph : « Cet enfant, d’une certaine manière, est bien à toi, Il n’est pas de toi, mais Il est à toi ». Et c’est donc comme si l’ange lui suggérait alors : Joseph, ne romps pas le contrat de mariage car ce qui vient d’arriver entre dans le projet de Dieu. Tu aurais pu croire que toi, tu avais une idée et que Dieu en avait une autre et que Dieu était en train de te retirer celle que tu aimes tant. En réalité, le plan de Dieu se coule dans ce que vous avez décidé ensemble antérieurement. Il n’y a pas d’opposition fondamentale entre ce que vous aviez projeté ensemble (que tu la prennes pour épouse), et d’autre part ce que Dieu a accompli en elle (qu’elle soit enceinte de l’Esprit Saint) ».

Et d’ailleurs l’ange qui connaît bien les Écritures continue en disant : « Tu Lui donneras le nom de Jésus », c’est donc bien le père qui donne le nom, non pas son nom Joseph, mais celui que Dieu par la voix de l’ange lui demande de lui donner : Jésus, c’est-à-dire « Dieu sauve ». Puis, l’évangéliste confirme par là, une citation du prophète Isaïe que nous avons lue en première lecture : « Voici la vierge portera en son sein et enfantera un Fils et ils Lui donneront » (au pluriel). Ici, l’évangéliste cite le pluriel « Ils Lui donneront », pour qu’il soit bien clair que ce n’est pas Marie seule qui serait à même de donner un nom à son enfant. Et à la fin du texte, Matthieu va jusqu’à modifier le pluriel en singulier, attribuant désormais à Joseph seul, le fait de donner le nom à l’enfant : « Il ne la connût pas jusqu’à ce qu’elle lui enfantât un Fils et il Lui donna le nom de Jésus », c’est-à-dire que le père seul donne le nom.
Tel est donc le problème de Joseph : il a prévu quelque chose avec Marie. Dans le temps où ils ne se connaissent pas encore, elle est enceinte. Joseph décide de se retirer. Puisque Dieu a mis la main sur Marie en vue d’un dessein mystérieux que Joseph ne comprend pas, il considère dans une première réaction spontanée et immédiate qu’elle n’est plus à lui. Et cependant, Dieu Lui-même fait savoir à Joseph par son ange : « Ce n’est pas comme ça que tu dois faire. Pour que mon dessein s’accomplisse, il faut vraiment que Marie soit ton épouse. Sinon, l’enfant ne sera pas fils de David. ». Et donc le sens même de cet évangile nous indique clairement pourquoi et comment Jésus est fils de David, il est fils de David parce que Joseph n’a pas renoncé à épouser Marie, à l’introduire dans sa maison : « Ne crains pas de prendre chez toi, dans ta maison ». La maison au sens biblique du terme, ce n’est pas simplement l’habitation et l’atelier de charpentier que Joseph avait à Nazareth, c’est la maison de David, c’est la famille de David : « Ne crains pas de prendre Marie dans ta maison, dans la famille de David, car c’est ainsi que l’Enfant deviendra véritablement fils de David ».
« La morale de l’histoire », la voici : c’est que la plupart du temps, lorsque nous pensons à Joseph et Marie dans ce moment difficile de leurs vies, nous pensons à une sorte d’antinomie radicale entre deux types de projets. Joseph avait fait de beaux projets vis-à-vis de Marie et tout s’écroule quand Dieu choisit Marie pour devenir la mère de Jésus, et alors, au revoir la fiancée, au revoir le bonheur etc. Or, ce n’est pas du tout le sens de cet évangile. C’est plutôt le contraire. Joseph et Marie étaient engagés dans une histoire d’amour et Dieu, de l’intérieur même de cette histoire d’amour, inscrit sa présence dans la chair de Marie, mais sans provoquer de divorce ou de rupture comme Joseph l’avait pensé. Il ne s’agit pas simplement d’assurer une sorte de couverture sociale à Jésus pour qu’il ne soit pas considéré comme un enfant naturel de Marie : parce que ce désir qu’avaient Marie et Joseph de fonder un foyer a été pour ainsi dire modifié par la présence de Jésus, mais il n’a pas été fondamentalement contredit.
C’est pour cela qu’un grand prédicateur du Moyen-Âge, saint Bernard, a pu écrire ce très beau texte qui résume cette interprétation : « Pourquoi Joseph voulait-il quitter Marie ? Écoute ici encore non point mon opinion, mais celle des Pères. La raison pour laquelle Joseph voulut quitter Marie est celle pour laquelle Pierre éloignait de lui le Seigneur en disant : « Retirez-Toi de moi, Seigneur, car je ne suis qu’un homme pécheur ». C’est aussi la raison pour laquelle le centurion écartait Jésus de sa maison quand il disait « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ». Ainsi Joseph se considérant indigne et pécheur se disait qu’une telle et si grande personne dont il admirait la merveilleuse et supérieure dignité (Marie) ne devait pas lui accorder la communauté d’habitation. Il voyait avec un étonnement sacré qu’elle portait la marque certaine de la divine présence, le Fils de Dieu, et ne pouvant comprendre ce mystère, il voulait la quitter. Pierre redoutait la grandeur de la puissance de Jésus. Le centurion a craint la majesté de la présence de Jésus. Joseph aussi, étant homme, a redouté la nouveauté d’une si grande merveille, la profondeur de ce mystère. C’est pourquoi il voulut la quitter en secret. Tu t’étonnes que Joseph se juge indigne de la compagnie de cette vierge enceinte et tu vois sainte Elisabeth qui ne peut soutenir sa présence qu’avec une crainte respectueuse car elle dit : « D’où me vient cette faveur que la Mère de mon Dieu daigne venir à moi ? » Voilà donc pourquoi Joseph voulut la quitter. »
Frères et sœurs, cette interprétation peut avoir des conséquences immédiates pour nous et pour notre vie avec Dieu. Comment concevons-nous la venue de Dieu ? Comment concevons-nous notre existence de croyants ? Allons-nous concevoir les interventions divines dans nos vies comme une espèce de météorite qui surgirait dans notre univers quotidien et qui anéantirait tout l’humain sur son passage ? Ou bien au contraire acceptons-nous comme Joseph de prendre chez nous l’Enfant qui va naître à Noël ? C’est-à-dire non pas considérer que le Christ vient « tout casser », mais au contraire qu’Il vient dans notre vie, dans l’humilité même de ce que nous sommes. Et c’est bien là ce qui est le plus important : à partir du moment où Joseph dans la liberté, car c’était bien un acte de liberté que d’accueillir Marie chez lui, accueille Marie dans sa maison, il donne à Jésus la dignité de fils de David. Et pour nous c’est aussi la même chose : d’une certaine manière, aujourd’hui encore, nous sommes appelés à donner à Jésus son nom, à lui donner ce nom, cette identité qu’Il veut avoir par nous pour nos contemporains qui le cherchent et qui l’attendent. Telle est la grandeur de Joseph, telle est la vocation par laquelle chacun d’entre nous « est » Joseph, nous n’avons pas à éprouver de la peur, nous n’avons pas à craindre d’accueillir chez nous, dans notre maison, dans notre vie, dans ces actes les plus simples qui constituent le tissu quotidien de notre existence, Marie, c’est-à-dire le mystère de l’Église, le mystère de notre vie de baptisés en tant qu’elle est porteuse et féconde de la présence de Dieu au cœur du monde d’aujourd’hui. Amen.