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4ième Dimanche de l’Avent – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

Lectures : Lc 1, 26-38

 

« L’ange entre chez elle ».

Frères et sœurs, dans la Bible, les anges sont assez mal élevés. Contrairement à ce qu’on pourrait croire ils ne respectent absolument pas les codes de politesse des hommes. Quand ils apparaissent, ils ne prennent aucune précaution, et généralement ceux qui bénéficient de leur apparition prennent peur. La vierge Marie ne fait pas exception. La nuit, ils réveillent les bergers, ce n’est pas très sympathique de réveiller les gens dans leur sommeil, surtout une nuit de Noël, surtout les bergers qui ont beaucoup travaillé la veille. Ici l’ange ne frappe pas à la porte, il transgresse tous les codes, et cette arrivée de l’ange se fait par effraction. Il y a une sorte de violence dans la scène qui est simplement évoquée par le fait que l’ange arrive sans crier gare.

Vous avez remarqué, surtout sur le tableau de Fra Angelico, les peintres en général ont tout fait pour atténuer cette dimension de violence et de force. Ici, par exemple il est clair que la vierge Marie est sous un patio, chez elle, c’est la petite cellule qui est derrière elle dont on voit un petit fenestron qui donne sur le jardin, et l’ange se tient tout de même à une distance respectueuse comme si l’un et l’autre étaient séparés par l’espace des deux arches. Tous les deux ont des poses très calmes, mais derrière cela, il y a quand même l’effraction de l’ange dans la vie privée de Marie. On pourrait trouver que c’est normal pour l’ange, il faut bien qu’il trouve le moyen d’entrer, cela fait partie de la manière de raconter l’événement. Mais habituellement on ne dit pas que les anges entrent, on dit qu’ils apparaissent. Il n’y a pas ce côté un peu de coup de force. D’ailleurs, Gabriel n’est pas un nom comme chérubin, ce n’est pas un nom d’ange un peu douceâtre. Gabriel veut dire littéralement « quelqu’un comme Dieu », c’est le côté fort, puissant, sûr de lui qui entre dans la vie de cette jeune fille d’Israël. L’ange de l’Annonciation est tout sauf un être efféminé, c’est celui qui représente vraiment la force puissante de Dieu, de l’intervention un peu violente de Dieu.

Dans l’Annonciation, même si nous avons fait beaucoup de choses pour atténuer le côté un peu brutal de l’affaire, il y a un petit côté « choc des cultures ». Il s’agit là vraiment, dans cet événement capital et grave, du passage d’un monde à l’autre. On peut donc dire choc des cultures, non pas au sens de ceux cultures humaines qui s’affrontent, mais deux mondes qui s’affrontent. C’est pour cela que c’est un ange, celui qui est du monde céleste, qui vient annoncer ce chamboulement définitif. L’ange vient dire à Marie : tu vas devenir mère d’un fils. Comme nouvelle pour une jeune fille, surtout qui est fiancée, on ne peut pas dire que ce soit un cadeau. Marie dans sa répartie est assez habile, elle dit : comment cela se fera-t-il ? Je ne connais pas d’homme. Joseph est là en promesse, mais rien n’est décidé. Cette réponse peut vouloir dire : pour ce qui concerne l’enfant, il faudrait étudier cela de plus près. Il y a une réticence de la part de Marie, une sorte de peur qui la bouleverse, et ensuite la question. Est-ce que l’ange se rend compte du côté incongru de sa demande?

L’Annonciation serait un peu le prototype de ce qui est la base du salut. Surtout dans le monde moderne, nous imaginons que le salut se passe en douceur. Nous imaginons que la foi est une sorte de simple supplément de qualité esthétique, spirituelle, humaine, par rapport à ce qu’on a vécu. Or, ce n’est pas simplement un plus. Il y a comme une sorte de brisure, de rupture, qui et d’autant plus complexe que Marie a été comme préparée à cela. Lorsque l’ange la salue, il lui dit ce qu’on traduit habituellement par « comblée de grâce », cela veut dire : « toi qui a déjà été radicalement transformée par la grâce ». Le mot grec qui est utilisé là signifie le résultat d’un acte, d’une transformation antérieure. Ce n’est pas « tu as beaucoup de chance, réjouis-toi Marie, tu es privilégiée, tu vas devenir mère du Sauveur ». Non, l’ange lui dit : « tu es déjà préparée à cet événement ». Et malgré tout cela, cette annonce reste un choc, quelque chose de surprenant. Marie est déjà préparée à cela, elle est comblée de grâce, elle a déjà été transformée mystérieusement par la grâce. Elle représente à ce moment-là, elle seule, en sa personne, la fine pointe de l’humanité en tant qu’elle est capable d’accueillir la venue de Dieu. Il y avait un seul individu d’exception, une jeune femme, Marie qui était prête à accueillir le salut et qui avait été préparée pour cela. C’est ce qu’on dira plus tard en proclamant le dogme de l’Immaculée Conception. Ici, c’est très clair que l’ange ne dit pas simplement : tu as de la chance, mais tu as été transformée pour cela, tu es faite pour accueillir le salut la première, tu es la fine pointe du peuple d’Israël, de toute l’humanité, et à travers ce que tu es maintenant, tu as les moyens de dire oui au projet de Dieu. Il faut que ce qui lui a été donné, ce qui la constitue comme pleine de grâce, c’est-à-dire capable d’accueillir le salut, il faut encore que ce soit ratifié par une sorte d’arrachement à elle-même pour qu’elle puisse dire : « oui, j’accueille cet enfant, cette vie qui m’est donnée de Dieu ».

Que s’est-il passé dans le cœur de Marie ? Ce n’est pas la peine d’appliquer des catégories psychologiques, d’essayer de transposer de façon imaginative, et je crois que les peintres ont essayé de dire quelque chose à travers leur peinture, mais ce serait dangereux de vouloir aller plus loin. Ce qui est sûr, c’est qu’au moment même de l’Annonciation, c’est pour cela qu’on insiste toujours sur la foi de Marie, ce qu’elle a accepté à ce moment précis, elle ne pouvait l’accepter qu’en se faisant violence pour dire « oui » à ce projet, et en acceptant que ce projet la dépasse complètement. En même temps qu’elle était préparée pour être celle qui accueille le salut, il fallait que dans un acte de liberté qui dépassait tout son pouvoir, qu’elle accepte fondamentalement de devenir la mère de Dieu. Elle était préparée par la grâce, elle ne pouvait l’accepter que par la grâce qui en elle faisait une sorte d’œuvre de violence pour lui permettre d’être à la hauteur de l’accueil de son Fils.

 

Ce texte n’est pas un texte très calme. On a toujours voulu y voir une sorte d’intimité très douce, feutrée, très féminine. En réalité, c’est le premier moment où l’univers bascule dans une dimension nouvelle. C’est l’Annonciation, ce moment où notre monde, notre vieux monde marqué par le péché, incapable par lui-même de se sauver, est en train par l’acceptation de la vierge Marie, par l’Incarnation du Fils de Dieu, est en train de basculer dans une dimension nouvelle. L’Annonciation c’est le début d’une situation de crise, et nous savons ce que c’est aujourd’hui. Devant une situation de cris, il y a deux attitudes : le repli frileux sur soi, et il y a le fait de faire face à la crise. Aujourd’hui, à travers le mystère de l’Annonciation, à cause du destin spirituel de chacun d’entre nous, nous sommes invités à voir comment nous pouvons entrer dans cette situation de « crise » dans laquelle Dieu nous fait passer du vieux monde dans lequel on est pris, qui est en train de se fissurer et de craqueler, et de nous faire entrer dans un monde nouveau.

Si Marie est la première des croyants, c’est parce qu’elle a vécu cela. Elle a vécu l’enfantement du Fils de Dieu comme un véritable combat par rapport à elle-même, l’acceptation du dessein de Dieu sur elle et le fait d’être conduite au-delà de tout ce qu’elle pouvait imaginer, de tout ce que son désir pouvait attendre, et de tout ce que sa foi pouvait lui représenter. C’est la même chose maintenant pour chacun d’entre nous, et quand on fête Noël, on fête le moment où cette irruption du salut de Dieu nous entraîne dans un mouvement, dans un monde nouveau à travers une sorte de crise intérieure, et c’est normal, mais c’est le prix que doit payer notre liberté pour entrer dans ce monde nouveau. Amen.