4ième Dimanche de l’Avent – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)
Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de ton sein est béni. En cette veille de Noël, nous allons méditer quelques instants sur cette proclamation de bénédiction qu’Élisabeth, qui porte en elle un enfant, prononce sur sa jeune cousine qui porte également en elle un Enfant. Attardons-nous sur cette merveilleuse réalité de la maternité humaine que les peintres ont su exprimer avec un rare bonheur, je pense par exemple à un très beau tableau de Ghirlandaio représentant cette scène de la Visitation. Dans cette œuvre, on ne voit que deux manteaux, le manteau d’Elisabeth orange vif comme le feu, comme les couleurs d’automne, comme un moment de l’histoire qui finit, comme quelque chose qui se consume, qui se brûle d’amour, mais pressent qu’il est parvenu à sa limite, et de l’autre, un autre manteau bleu celui-là, large, vaste et jeune comme le ciel : Marie, avec un bleu très fort qui manifeste au milieu de ce monde qui finit, au milieu de l’automne, de l’histoire, une présence qui vient les renouveler. Et l’un et l’autre de ces manteaux, avec tout le génie d’un peintre florentin du Quattrocento, chantent quelque chose de tendre, de charnel, de doux, de maternel, comme si à cette époque que l’on dit souvent être la renaissance d’un certain paganisme, le peintre avait eu l’intuition spirituelle de toute la densité charnelle du mystère de Dieu qui vient chez nous. Tel est précisément le sens de la maternité divine de Marie. Marie est femme, elle est mère, elle est vierge. Lorsque nous disons cela, nous ne faisons pas d’énonciation concernant je ne sais quelle science de gynécologie sacrée. Lorsque nous disons cela, nous proclamons quelque chose d’infiniment plus profond : le mystère même de l’entrée de Dieu parmi les hommes. Dire que Marie dans sa chair est la mère de Dieu, que dans sa virginité elle a conçu un enfant, le Verbe de Dieu, cela signifie le mode même par lequel Dieu est entré dans l’humanité. Voilà le cœur de notre foi, Dieu est entré dans l’humanité. C’est une réalité aussi difficile à dire que la manière dont Il en est sorti. Il n’est pas sorti de sa vie terrestre par la mort, simplement comme tout le monde : Il en est sorti par la mort et par la gloire. Qui dira l’entrée du Verbe de Dieu dans la chair des hommes ? Qui dira la sortie de Jésus de Nazareth hors de la condition terrestre de notre vie humaine ? Le mystère de la conception virginale et de la maternité de Marie est aussi obscur, aussi impénétrable que celui de la Résurrection de Jésus-Christ. Dans un cas comme dans l’autre, à travers des événements réels mais extrêmement difficiles à dire et à saisir, les évangélistes ont su proclamer ce qui est à proprement parler indicible : comment Dieu se fait homme et comment Dieu fait homme glorifie une humanité terrestre en la faisant devenir Dieu. À chaque extrémité de l’Évangile, se situe ce moment du passage, ce moment où tout bascule, où la divinité de Dieu entre dans la chair et où la chair de Jésus-Christ, et par elle notre propre chair, entrent dans la condition glorieuse par la Résurrection.
Pour nous-mêmes déjà, le mystère de notre origine et de notre naissance est insondable. Et ce n’est pas simplement l’observation biologique du développement des cellules ou l’étude du code génétique qui pourront nous dévoiler quoi que ce soit sur le mystère de la source de notre existence. Nous n’atteindrons jamais que le déploiement d’un processus, mais nous n’atteindrons jamais par analyse biologique l’origine de nous-mêmes. Cependant et c’est la grandeur du mystère de Dieu, pour nous dire qui Il était, d’où Il venait et comment Il était entré dans notre monde, Dieu a voulu que la maternité de Marie elle-même soit constituée signe pour nous de ce qui s’est accompli pour nous. Par la maternité divine de Marie, Dieu nous dit déjà qui Il est. Le fait que cette jeune fille d’Israël porte en elle un Enfant qui ne lui a pas été donné par une semence d’homme, mais par la puissance de l’Esprit Saint, cela dit en vérité quelque chose sur l’être de Jésus de Nazareth, le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu, et ce qu’Il a fait pour nous. C’est ainsi qu’il faut lire ce texte : la maternité de Marie elle-même est le signe de la venue de Dieu, de la présence de Dieu, annoncée par les prophètes. Alors nous devons nous demander : qu’est-ce que cela veut dire ? Quand une femme porte en elle un enfant, s’accomplit dans le secret de sa maternité et de sa chair une réalité paradoxale. À la fois cette vie qu’elle sent grandir en elle est totalement tissée de sa chair, totalement réceptrice de sa propre vie et de son propre sang. Cette vie qu’elle porte en elle, c’est totalement elle-même. Elle la sent grandir en totale communion et intimité avec elle-même. Mais en même temps qu’elle sent la vie grandir en elle, elle perçoit tout aussi fortement que cette vie n’est pas la sienne, qu’elle ne lui appartient pas, que cet enfant est plus grand qu’elle, qu’il la grandit. Le mystère même de la maternité, c’est à la fois le fait qu’une chair, une vie, une existence, une personne s’enracine dans une autre, sa mère, mais en même temps que cette personne grandit la mère, la rend plus grande qu’elle-même. Tel est le mystère de la maternité et la raison pour laquelle il s’agit d’un bonheur extraordinaire pour une femme : elle se dépasse elle-même par la vie qu’elle donne, dans le don total qu’elle fait de sa propre vie et de son propre sang. C’est le mystère du temps, le mystère de la vie : c’est à cause de la maternité que la femme connaît le mystère de la vie d’une façon infiniment plus profonde que l’homme. L’homme ne vit le mystère du temps que dans un arrangement des choses par son travail, par sa confrontation avec le monde. Il est producteur, il n’est pas fécond.
Précisément, le mystère de la maternité de Marie est un mystère de fécondité dans lequel, dans la totalité même de son être, s’accomplit quelque chose qui la grandit. Voilà le signe que Dieu a voulu pour nous dire comment Il était venu dans la chair, Il a voulu recevoir totalement et pleinement la vie d’une femme. Ce n’est pas simplement qu’Il a voulu se soumettre à un processus biologique de développement cellulaire, ce qui est tout à fait normal. Mais Il a voulu d’abord recevoir totalement d’une femme la plénitude même de ce qu’est la vie humaine. Et dans le processus de cette maturation de sa vie et de son existence humaine au cœur de sa mère, Il a fait comprendre que Lui, le Fils de Dieu, venait pour apporter au monde ce qui allait le faire grandir de façon définitive et absolue, Lui le Verbe, Il prenait chair pour que nous soit donné par lui quelque chose d’infiniment plus grand que notre propre humanité, pour que soit donnée la vie même de Dieu au monde. Voilà le mystère de l’enfantement du Verbe. La Parole de Dieu, le Verbe éternel de Dieu, la personne éternelle du Fils de Dieu prend chair pour grandir l’humanité symbolisée par Marie. Vous voyez ce mystère de l’agrandissement de l’humanité, du Magnificat de l’humanité : Magnificat veut dire « je fais grandir », ce mystère-là est le secret du Verbe, dès le premier moment où Marie l’a conçu. Elle a vécu ce mystère-là pour nous tous, de telle sorte qu’aujourd’hui nous vivions encore ce mystère d’une maternité qui est la maternité de l’Église. Aujourd’hui le cœur de chacun d’entre nous est comme le sein de Marie. Aujourd’hui le cœur de chaque personne humaine, dans la mesure où elle accueille le Verbe de Dieu devient plus grand qu’elle-même. Aujourd’hui encore le Verbe veut naître en nous et nous magnifier de cette grandeur qui n’a rien de commun avec notre existence humaine et notre désir humain, Il veut nous faire grandir et nous magnifier de la grandeur même de Dieu, Il veut nous faire chanter le Magnificat. Je voudrais en donner une attestation. Où est le signe de la fécondité spirituelle de l’Église aujourd’hui ? Il n’est pas ailleurs que dans la liturgie même de l’Église. Car la liturgie est le lieu du jaillissement de la joie divine qui fait grandir l’homme. Il y a quelque temps, un frère dominicain, le Père Bernard Bro, écrivait : « L’Assemblée liturgique constitue l’espace de cet éclatement de la joie de l’Eglise, il devrait y avoir en tout chrétien », méditez bien, nous en sommes loin, « Il devrait y avoir en tout chrétien, par le seul fait qu’il est chrétien, assez de lyrisme prophétique pour que jaillisse de ses lèvres une hymne à la joie du Christ, un Magnificat. Or cette hymne, la liturgie ne cesse de la lui proposer. Tout chrétien devrait pouvoir faire un jour ou l’autre l’expérience qui consiste, au fur et à mesure qu’il professe les versets des cantiques et des hymnes liturgiques, à découvrir leur création jaillissante, que cette création est en train de recommencer toute neuve et toute frémissante dans le fond le plus personnel de son propre cœur ». La liturgie, ce n’est pas un moment dans la semaine où l’on doit pointer dans un livre de culte pour être assuré qu’on a fait son devoir hebdomadaire de piété : la liturgie c’est ce lieu de la maternité ecclésiale dans lequel nous, l’humanité, l’Épouse appelée à la nuptialité avec Dieu, nous éprouvons déjà quelque chose de cette joie d’être fécondés par la présence du Verbe de Dieu au cœur de notre chair. La liturgie est le signe de la joie de Dieu qui nous fait grandir, comme Marie a grandi le jour où elle a pu chanter son Magnificat, parce qu’elle portait son Enfant dans son sein. La liturgie, c’est le moment où nous nous préparons à la venue de Dieu, jour après jour, même si à certains moments nous vivons dans la peine, dans la tristesse et dans un certain désarroi du cœur ; à chaque moment la liturgie est célébrée pour nous dire que Dieu vient et qu’un jour enfin Dieu nous accueillant pleinement comme son Épouse, tous ensemble dans son Royaume, Il nous donnera de l’enfanter réellement dans le cœur même de la Trinité. Un jour avec Marie, tous ensemble, nous pourrons vraiment dire, de la façon la plus personnelle et la plus intime qui soit le Magnificat. Oui que notre âme exalte le Seigneur, que notre esprit exulte en Dieu, notre Sauveur, car le Seigneur est grand. Il a fait pour nous des merveilles et Il en fera encore davantage ! Amen.