5ième Dimanche de Carême – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

« Seigneur, si Tu avais été là,

mon frère ne serait pas mort ».

Je voudrais aujourd’hui vous proposer un commentaire inattendu, ou peut-être attendu, du miracle de la résurrection de Lazare. Je voudrais en faire un commentaire politique. Rassurez-vous, je ne vais pas vous donner des indications de vote, car ce serait vous mépriser que de croire que le clergé peut diriger la conscience politique des fidèles. Mais je voudrais vous parler de la gravité du politique. Car je crois qu’aujourd’hui, c’est une réalité dont il faut que nous mesurions toute l’importance et toute la gravité, quelles que soient par la suite les opinions ou la manière dont nous concevons les options pratiques en ce domaine. Et d’ailleurs nous sommes en démocratie : chacun peut penser ce qu’il veut.

Qu’est-ce que la politique dans la cité antique? Rassurez-vous, je ne perds pas de vue que je dois vous parler de Lazare. La cité antique, dans sa vie politique, n’avait qu’un but : durer. Pourquoi avait-on formé des cités ? C’était évidemment pour subvenir aux besoins de tous les membres qui la composaient. Donc l’idéal était de durer. Mais il y avait plus : durer de telle sorte que les institutions politiques perpétuent la mémoire de ceux qui avaient vécu et fait de grandes œuvres ou des actions d’éclat. Les Grecs ont donc inventé une forme de vie politique non seulement pour vivre ensemble, pour faire face au jour le jour, mais aussi pour que les grands exploits, les grandes batailles, Marathon, Salamine etc., ne périssent pas dans l’oubli du temps. Et la politique était d’une certaine manière l’art de créer une cité, une vie commune pour qu’y vive la mémoire des grands hommes : c’est très précisément ce que l’on appelle la gloire dans le monde antique. La cité antique avec son système politique était une machine à conserver la gloire. C’est un peu resté dans notre tradition, mais très affaibli.

La conséquence de cette vision du monde, c’est qu’on ne gardait en mémoire que ce qui en valait la peine. Il s’opérait donc « politiquement » un tri impitoyable et la cité, la politique, constituaient la réglementation de cet art de survivre à la mort et au temps en sachant que, de toute façon, il y aurait probablement plus de pertes que de profits. C’est pourquoi dans l’Antiquité, la politique ne se souciait pas du destin individuel de tel ou tel dans sa singularité. Il fallait que le groupe survive et se remémore la gloire de ceux qui étaient les meilleurs. Et le reste passait par profits et pertes. Une autre conséquence en découlait, c’est qu’en réalité l’objet de la politique dans la cité était de survivre ici-bas : on ne vivait pas dans la cité grecque pour pouvoir, un jour, s’immortaliser dans un au-delà paradisiaque. L’Hadès des Grecs n’avait rien d’agréable, c’était une sorte de congélateur de la vie après la mort et la seule immortalité envisageable, très peu satisfaisante et peu excitante, il faut bien en convenir, était celle de rester dans la mémoire de ses concitoyens.

Or cet évangile de Lazare, apparemment si anecdotique et provincial par rapport à l’histoire gréco-romaine, bouleverse totalement le schéma que je viens de décrire. « Seigneur, si Tu avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Mais qui était Lazare comme citoyen ? Qui était Lazare dans la vie et l’histoire de la Judée ? Un brave homme, un « bonhomme » parmi d’autres, qui avait des relations d’amitié avec un certain Rabbi de Nazareth. C’est tout. Or Jésus vient le ressusciter. Il vient rendre la vie à cet homme-là, à cet homme de la « rue » dépourvu de tout profil politique. Il vient le retirer du tombeau, Il lui donne de vivre à nouveau de cette vie d’ici-bas. Qu’est-ce que ça veut dire ? A la différence de la cité grecque, pour Jésus, la vie d’un individu a un prix infini, la vie comme vie, ici-bas sur la terre. Or cela constitue une révolution dans l’histoire de l’Occident et plus tard du monde entier, parce qu’on n’avait jamais osé penser une chose pareille. Jusque-là chacun avait sa petite part de vie, il la défendait « du bec et des ongles », puis il mourait, c’était fini. Et là, Jésus vient casser cette espèce de fatalisme de la cité et de la politique antique, Il pose publiquement un geste qui signifie : « Non, cet homme-là, je vais le faire vivre, le faire revivre, je vais lui rendre la vie et une vie d’ici-bas, maintenant ». Pourquoi un geste aussi provocant ?

Un philosophe contemporain, théoricien de l’histoire philosophique des idées politiques qui s’appelle Hannah Harendt, a écrit sur cette question, non pas sur l’épisode de Lazare précisément, mais sur le sens et le bouleversement produit par l’irruption de la foi chrétienne dans l’Antiquité. Je voudrais vous en lire une brève citation et la livrer à votre réflexion, car elle me semble constituer un commentaire éclairant de cet évangile de Lazare. Quand Jésus rend la vie à Lazare, c’est en réalité, vous le savez bien, parce que la vie d’ici-bas est le lieu dans lequel commence notre vie éternelle. Voilà ce qui change et qui modifie complètement les données politiques de la cité antique :

« Cette immortalité chrétienne, le fait que nous soyons promus, et en même temps promis à l’immortalité, cette immortalité chrétienne conférée à une personne qui en son unicité, commence sa vie en naissant sur la terre, n’a pas eu seulement pour résultat l’intensification très évidente de la préoccupation de l’autre monde, elle a aussi énormément accru l’importance de la vie sur terre. C’est que le christianisme … a toujours affirmé que la vie, bien que n’ayant plus de terme final, a un commencement bien défini. La vie sur terre n’est sans doute que la première étape … de la vie éternelle, mais c’est une vie, et sans cette vie qui s’achèvera dans la mort, il ne peut pas y avoir de vie éternelle… C’est seulement lorsque l’immortalité de la vie individuelle devint le dogme central de l’Occident, c’est-à-dire à l’avènement du christianisme, que la vie sur terre devint aussi le souverain bien de l’homme » (La condition de l’homme moderne).

C’est une des réflexions les plus stimulantes que je connaisse sur le sens philosophique de l’action politique. Voilà quelque chose, quand on y réfléchit, qui est tellement étonnant pour nous aujourd’hui : c’est évident que notre vie soit notre souverain bien, ça nous saute aux yeux ! Dans le monde ancien, ce n’était pas le cas. Dans le monde ancien, il y en avait qui vivaient longtemps, pas longtemps, tant pis pour eux, ça ne faisait rien, on s’en moquait. En réalité ce n’était pas la vie qui comptait, c’était de se donner une sorte de gloire qui allait rester dans la postérité. Ici, le Christ en ressuscitant Lazare fait que la vie, cette vie concrète que nous avons maintenant, devient pour ainsi dire le lieu d’enracinement, le lieu de surgissement, le lieu de commencement de la vie éternelle. C’est pour cela qu’aujourd’hui les catéchumènes sont parmi nous.

Ils sont là parmi nous parce que nous les baptisons dans leur vie maintenant pour qu’elle devienne le lieu de surgissement de la vie éternelle. Vous voyez l’immense conséquence que cela a eu au niveau politique. Et je crois que si la démocratie a changé de sens dans notre tradition occidentale, c’est à cause du christianisme.

Auparavant la démocratie était une sorte de système formel d’égalité devant la loi, maintenant la démocratie moderne a le but de faire que tout le monde vive, ce qui est autre chose. Et je crois que là, le message chrétien est passé. C’est la raison pour laquelle la vie politique de nos jours est plus difficile et plus compliquée que chez les Grecs. C’est une chose extrêmement difficile que de vouloir qu’une cité vive en prenant soin de la vie de chacun de ses individus, car maintenant c’est devenu le devoir de l’Etat, ce qui n’était pas du tout le cas dans l’Antiquité. Par conséquent, c’est ici à la lumière de la résurrection de Lazare, à la lumière de la tradition chrétienne, que la vie politique a changé de sens. Elle est devenue le lieu où toute vie a son importance. Bien entendu, pour les chrétiens, elle a son importance parce qu’elle est le lieu d’ouverture, le lieu de surgissement et de jaillissement de la vie éternelle, mais maintenant c’est la vie qui a son importance pour elle-même. Et voilà pourquoi la vie politique, de nos jours, est une chose si grave et si importante. Elle est d’autant plus grave que si nous avons enregistré le message, nous n’en avons enregistré que la moitié.

Nous avons enregistré le message au sens où nous savons que désormais toute vie, comme celle de Lazare qui ressuscite ce jour-là, toute vie humaine a un prix infini. Désormais c’est acquis, c’est central. Et un Etat qui méprise la vie humaine n’est pas un Etat digne d’être respecté. Mais nous savons aussi qu’aujourd’hui ce qui est difficile, c’est que nous ne pouvons plus croire tous ensemble que la vie humaine d’aujourd’hui est le lieu de surgissement de l’éternité. C’est ça le problème : avant, au Moyen Âge par exemple, c’était plus simple. On savait que la vie de tous les jours était gérée pour aller un jour au Royaume des Cieux. On se consolait comme on pouvait. Mais aujourd’hui ce n’est plus partagé par tout le monde, on sait que la vie peut être le lieu de surgissement de la vie éternelle, mais ce n’est pas partagé. Et c’est là que nous mesurons, nous chrétiens, notre responsabilité dans la vie politique. Et c’est pour cela que nous ne devons pas être dupes de ce jeu qui consisterait à dire : « Moi, je ne m’occupe que d’une chose, de la vie éternelle, et le reste je m’en fiche, cela n’a pas d’importance ». Ce n’est pas une attitude chrétienne vis-à-vis du politique, et je crains qu’à certain moments, cette tentation ait été très grave pour l’Église et pour certains chrétiens. Or c’est faux.

Ce que nous devons dire, ce que nous devons manifester par notre comportement et par notre être, c’est que la vie humaine de chacun d’entre nous qui vivons aujourd’hui est le lieu de surgissement de la grâce, ou peut l’être. Et par conséquent notre souci de la vie politique, c’est un souci du respect de chacun d’entre nous, comme si dans la vie la plus courante et la plus quotidienne, c’était là que Dieu avait choisi de venir surgir, planter sa tente, planter sa demeure parmi nous et commencer à poser les bases de son Royaume. Vous voyez pourquoi je vous parlais de la gravité du politique. Ce n’est pas une petite chose à côté, c’est une grande chose puisque Dieu Lui-même a choisi le vouloir vivre ensemble et le respect du vivre ensemble des uns et des autres comme le lieu même où peut surgir son Royaume. C’est cela, si je puis dire, la doctrine politique de l’Église, c’est de faire que la cité ne soit pas méprisée parce qu’elle serait de cette terre et que de toute façon elle est promue à la ruine et qu’il n’y a plus rien à en attendre. Au contraire, l’Église croit que chaque cité, chaque Etat, chaque organisation de vie sociale ou politique est infiniment respectable, infiniment grave à cause de la gravité du politique comme ce lieu même où peut surgir la vie éternelle de Dieu, le Royaume de Dieu.

Frères et sœurs, il faut qu’aujourd’hui nous méditions cette phrase en nous l’appliquant à nous-mêmes : « Si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort ». C’est-à-dire nous, chrétiens, aujourd’hui vis-à-vis de la vie politique, nous avons à témoigner de cette phrase, que la cité ne doit pas mourir. Nous avons à témoigner que toute cité peut être le lieu du surgissement de la vie éternelle et que nous devons la traiter avec un infini respect, dans toute la gravité et dans toute la beauté qui est le projet même de Dieu d’avoir voulu que nous vivions ensemble pour que dans cette vie, les uns les autres et de tout ce que nous faisons, nous puissions en réalité découvrir le plan de Dieu sur le monde. Amen.

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