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IL NOUS FAUT RESTER AUX PIEDS DE JÉSUS POUR RECEVOIR SON PARDON
« Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette, le premier, une pierre. Eux, entendant cela, s’en allèrent un à un à commencer par les plus vieux ». Il leur avait dit simplement que, s’ils se sentaient la conscience tranquille, ils pourraient lui jeter la première pierre, il ne leur avait pas demandé de s’en aller. Mais c’est bien cela qui est étrange : ils sont partis. Simplement le fait d’entendre cette parole du Seigneur a fait que tous ces hommes, venus pour manifester la force de la Loi qui condamne l’homme à cause de son péché, sitôt que le Christ les remet eux-mêmes devant leur propre péché, sont curieusement pris d’un sentiment d’inutilité comme s’ils n’avaient plus rien à faire à cet endroit. Parce qu’ils n’ont pas trouvé la confirmation qu’ils espéraient pour exécuter la Loi de Moïse et condamner cette femme et porter sur elle le poids et la force de la Loi, ils pensent alors qu’ils n’ont plus qu’à s’en aller.
Nous-mêmes, nous trouvons que ce sont des mœurs bien cruelles que de vouloir lapider une femme pour adultère, et nous pensons qu’aujourd’hui, nous avons beaucoup évolué dans notre considération de la faute et du châtiment. Mais le plus grand péché qui était dans le cœur de ces hommes, n’était pas de vouloir condamner la femme au nom de la Loi, le plus grand péché c’était d’être partis loin d’elle parce qu’ils n’avaient pas pu la condamner. Car ils manifestaient au grand jour leur dureté de cœur. En lisant cet évangile de la femme adultère, il me prend de penser : « Ah ! Si vraiment nous étions de vrais pécheurs ». Comprenez-moi bien, je ne dis pas que nous devrions faire de plus grands péchés, de la surenchère dans le domaine du péché, comme si c’était uniquement par le jeu de cette surenchère que nous pouvions effectivement prendre conscience du pardon de Dieu. Mais en parlant de ‘vrais pécheurs’, je veux dire par là que la plupart du temps nous sommes de ‘faux pécheurs’, c’est-à-dire des gens qui passent leur temps à ne pas reconnaître la vérité de leur péché. Et c’est bien le drame latent dans cette affaire de la femme adultère : ces hommes ont vu le péché de la femme adultère et ils sont prêts à exécuter les sentences de la Loi. Mais quand le Christ les met devant leur propre péché, ils montrent qu’ils sont de ‘mauvais pécheurs’, ils ne supportent pas de voir leur péché mis à nu par le regard du Christ qui leur a lancé ce défi.
Toute la différence entre la femme adultère et les hommes qui l’accusent, n’est pas une affaire de moralité, c’est une différence de vérité : l’une se reconnaît vraiment pécheresse et les autres ne supportent pas de se reconnaître véritablement pécheurs. Et je pense à cette phrase d’un moine du désert qui disait : « Celui qui pleure son péché est plus grand que celui qui ressuscite un mort ». C’est vraiment ‘la vérité du Bon Dieu’. Pleurer son péché c’est le plus grand miracle qui puisse arriver dans notre existence, car à ce moment-là au moins en face de Dieu et sous son regard, nous avons reconnu la vérité de ce que nous sommes, alors que la plupart du temps, nous n’avons pas du tout envie de pleurer ! Simplement dans ce mouvement de dérobade qui a commencé au premier péché d’Adam dans le Paradis et qui n’a cessé de continuer à travers toute l’histoire du peuple élu et qui ne cesse de continuer aujourd’hui encore dans l’histoire de l’Église et notre propre histoire, nous ne supportons plus de voir notre péché en face.
Il y a peut-être pire encore, je me demande si dans le cœur des hommes, le plus grand péché ne serait pas le suivant : s’ils venaient tendre des pièges au Christ, c’est sans doute parce qu’ils avaient bien senti en Lui Quelqu’un qui les dépassait, et s’ils avaient pu condamner cette femme avec l’appui de Jésus, leur acte aurait acquis une légitimité plus grande. Ils auraient pu tuer non seulement au nom de Moïse, mais avec l’appui de ce Rabbi dont ils pressentaient l’extraordinaire autorité. Or lorsqu’ils posent la question pour tendre un piège à Jésus, pressentant que sa réponse pourrait avoir quelque chose de décisif, une peur presque instinctive les pousse à ne pas rester : à cause de leur lâcheté, ils ne parviendraient pas à regarder en face l’acte par lequel Jésus va pardonner cette femme. Le mystère d’iniquité qu’il y a dans le cœur de ces hommes qui s’en vont, est double : d’une part, ils refusent de voir leur propre péché, d’autre part, ils sont incapables de voir cette femme comme une femme radicalement sauvée, totalement et absolument pardonnée. Ils n’ont pas plus le courage de voir leur péché en face qu’ils n’ont le courage de voir le pardon de Dieu en face.
Si nous préparons notre cœur durant le Carême, c’est pour entrer dans le grand Pardon, c’est pour regarder en face cette réalité du pardon de Dieu. La Pâque, c’est d’abord la grande fête du pardon, l’univers est réconcilié, l’homme est saisi jusque dans le tréfonds de son cœur par l’infinie miséricorde de Dieu qui vient épouser totalement notre humanité brisée et blessée par le péché. À l’approche du triduum pascal, nous entrons dans ce mystère du pardon de Dieu. Lorsque le Christ brisera le pain et le donnera à ses disciples en disant : « Ceci est mon corps livré », puis passera la coupe en disant : « Ceci est mon sang versé pour vous, pour la rémission des péchés », nous verrons le pardon de Dieu en acte, pour le monde entier. Lorsque le Christ sera cloué sur la croix, nous verrons le moment où Il dit : « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », c’est encore le pardon de Dieu qui sera sous nos yeux. Quand Il sera déposé au tombeau, nous serons appelés à contempler invisiblement le mystère de sa descente aux enfers, nous le verrons traquer la mort et le péché jusque dans leurs derniers retranchements.
Puisque nous sommes pécheurs, restons près du Christ, ayons le courage de la femme adultère, elle est restée auprès du Seul qui pouvait lui jeter la pierre parce que précisément elle a compris qu’Il était miséricorde. Peut-être cela nous permettra-t-il de deviner le sens mystérieux de ce geste par lequel le Christ écrivait sur le sable. Ce geste est tellement obscur et tellement mystérieux qu’on se sent démuni pour l’expliquer. Pourtant il y a peut-être une chose qui pourrait non pas l’expliquer, mais nous permettre d’en pressentir le sens. Que vous voulez-vous que le Christ écrive ? Où voulez-vous que le Christ écrive ? Je crois qu’Il ne peut écrire nulle part ailleurs que dans le livre de la vie. Au fond, ce que Jésus gravait sur le sable, ce jour-là, c’était le nom de ces hommes. Et Il avait envie de les écrire dans le livre de la vie, dans le livre de sa Pâque, dans le livre dont Il allait ouvrir les sceaux lorsqu’Il serait l’Agneau égorgé. Mais eux, à cause de leur refus, ne Lui permettaient pas d’écrire durablement dans le livre et ils ne Lui offraient que le sable de leur cœur fuyant. Et ce n’est donc pas le Christ qui a effacé ces noms qui étaient inscrits sur la terre, mais ces hommes eux-mêmes qui l’ont effacé à cause de leur refus de regarder en face le pardon de Dieu.
En entrant nous-mêmes dans cette Pâque, nous ne recevons pas le pardon de Dieu ‘au compte-goutte’, absolution par absolution, mais en recevant, chacun personnellement, le pardon de Dieu, c’est le pardon accordé à tout l’univers qui est accordé à chacun d’entre nous, c’est le début de cette grande réconciliation, c’est le renouvellement de cette fête de l’Expiation de Yom Kippour, du jour du grand pardon inauguré déjà lorsque Moïse, pour la seconde fois, monta sur la montagne et que Dieu Lui-même, en ce jour-là, prononça son nom : « Seigneur, Seigneur, Dieu de tendresse et de pardon qui fait miséricorde à toutes les générations ». C’est la fête du grand pardon. Et le voile se déchire en deux dans le Temple, car désormais, nous ne sommes plus séparés de l’amour de Dieu par un voile. Mais le Christ, laissant briser le voile de sa chair, fait resplendir sur nous l’abîme de son pardon. Nous sommes des pécheurs, mais soyons de vrais pécheurs comme la femme adultère, non pas des pécheurs qui ne veulent pas se reconnaître pécheurs comme tous ces hommes qui s’en allaient.
Ayons le courage de mettre toute notre liberté et notre volonté dans l’Unique qui peut nous pardonner, et restons comme cette femme aux pieds de Celui qui désormais inscrit nos noms dans le livre de la vie, par la puissance de son pardon. AMEN.