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5ième Dimanche de Carême par P. Claude Tassin (Dimanche 13 mars 2016)

Isaïe 43, 16-21 (« Voici que je fais une chose nouvelle, je vais désaltérer mon peuple »)

Le 4e dimanche de carême montrait le peuple d’Israël entrant en Terre sainte. Mais notre histoire avec Dieu ne s’arrête pas là. Avec un bond de quelques siècles, le 5e dimanche nous fait entendre un oracle du « Second Isaïe », au temps de l’exil des Israélites à Babylone. Les prophètes s’expriment comme les ambassadeurs des rois : voici d’abord ce qu’on appelle la formule du Messager (« ainsi parle le Seigneur (le Roi)… ») suivie des qualités de l’envoyeur (« lui qui… ») et du message proprement dit (« Ne vous souvenez plus… »).

Du passé vers l’avenir

Selon le message du prophète, Dieu est d’abord celui « qui fit un chemin dans la mer (Rouge) » pour sauver les siens de l’esclavage, qui anéantit l’armée égyptienne comme mèche s’éteignant au contact de l’eau. Mais tout cela relève du *passé. Voici que Dieu fait « une chose nouvelle », traçant une route dans le désert transformé en paradis ruisselant d’eau, pour que le Peuple revienne sur sa Terre, escorté par les fauves pacifiés. Ce Peuple n’est pas un troupeau anonyme, mais « l’élu », le partenaire que Dieu a « façonné », créé, et qui « redira sa louange », comme autrefois sur la rive de la mer Rouge (cf. Exode 15, 1-21).

L’avenir est aventure

« Ne songez plus aux choses d’autrefois », écrit le prophète. Pierre Dac disait (je le cite de mémoire) : L’avenir, c’est ce qu’on a dans le dos, quand on se retourne sur son passé. Cette boutade rejoint une vieille mentalité sémitique : on voit le présent et le passé, mais l’avenir échappe au regard. Pourtant, il y a aussi un *mirage du passé. La foi ne nous tourne pas vers un passé révolu. Dieu reste à jamais créateur : il fait toujours pour nous du neuf, de l’inouï qui « germe déjà, ne le voyez-vous pas ? » La foi tournée vers l’avenir s’appelle le risque de l’espérance.

* Le mirage du passé. « Qu’est-ce que nos ancêtres n’ont pas déjà souffert ? Ou bien, quand nous souffrons tels malheurs, savons-nous s’ils n’ont pas souffert les mêmes ? On rencontre pourtant des gens qui récriminent sur leur époque et pour qui celle de nos parents était le bon temps ! Si l’on pouvait les ramener à l’époque de leurs parents, est-ce qu’ils ne récrimineraient pas aussi ? Le passé, dont tu crois que c’était le bon temps, n’est bon que parce que ce n’est pas le tien » (saint Augustin).

 

Psaume 125 (Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie)

En lien avec la 1ère lecture, ce psaume chante le retour des exilés et, dans un élargissement du sens, il prophétise le rassemblement final du peuple de Dieu, le rassemblement à venir de tous les croyants. Les non-croyants, désignés ici comme « les nations », seront ébahis par ce dénouement triomphant. Les fidèles dispersés avaient semblé trimer dans les larmes quand ils essayaient de semer leurs actes de fidélité au Seigneur ; ils connaîtront, ils l’espèrent, la moisson récompensant leur foi.

  Les psaumes vivent leur vie ! Celui-ci n’échappe pas aux mutations. Certes, en son état actuel, il a le sens que l’on vient de résumer. Mais la subtilité de la langue hébraïque permet de remonter à une préhistoire du poème : Quand le Seigneur ramena les captifs.., peut se comprendre en ces termes : Quand le Seigneur fit produire le produit (de la terre)… De même, Ramène, Seigneur, nos captifs, peut se lire ainsi : Fais produire, Seigneur, notre produit. Bref, étonnante mutation ! En son sens originel, le poème rendait grâce au Seigneur pour des récoltes extraordinaires, qui ont fait l’admiration des peuples voisins, « les nations », et le poète espérait qu’à travers les duretés de la saison des semailles, viendraient encore et toujours de belles moissons.

  Les psaumes vivent leur vie ! Lecture de l’histoire des exils, lecture de l’expérience agricole… Comment ces deux lectures se conjuguent-elles aujourd’hui entre l’expérience des milieux urbains et celle des milieux ruraux ? Ici s’arrête mon mini-commentaire, avant qu’il ne devienne homélie, un exercice qui n’est pas de mon ressort.

 

Philippiens 3, 8-14 (« À cause du Christ, j’ai tout perdu, en devenant semblable à lui dans sa mort »)

La 1ère lecture nous tournait vers le monde nouveau que Dieu prépare. À son tour, Paul s’adresse à ses amis philippiens que tente un retour en arrière, c’est-à-dire aux pratiques juives. Il donne en exemple sa propre *vocation d’apôtre. « Les valeurs anciennes (…) réévaluées à la lumière du Christ révèlent combien le regard de Paul sur la réalité, son interprétation du monde et de l’histoire sont devenus autres. Plus encore, c’est une nouvelle perception de soi-même, où l’Apôtre reçoit désormais son identité d’un Autre, situé en dehors de lui-même » Yara Matta, À cause du Christ).

Pour gagner…

Les « avantages » dont parle Paul étaient le capital de sa sainteté, de son zèle de pharisien fidèle à la Loi mosaïque. Il pensait que Dieu l’estimait juste en raison de ce capital de mérites. Mais il a découvert en Jésus le Messie et le seigneur de sa vie. Alors, il a rejeté comme sans valeur ses anciennes sécurités. Il n’a rien gagné au change, mais s’est mis en route pour mieux connaître ce Christ qui l’a « saisi » comme on empoigne un témoin dans une course de relais. Mais le Christ court encore devant lui et il lui faut le rattraper, comme le trophée de la compétition.

… ce qui n’est pas encore gagné

Par les épreuves et les succès de sa vie missionnaire, Paul fait l’expérience mêlée des « souffrances de la passion » du Christ et de « la puissance de sa résurrection », dans l’espérance de parvenir, lui aussi, à ressusciter d’entre les morts. C’est cette foi en l’avenir, et non ses mérites, qui le rend juste aux yeux de Dieu, parce que c’est le choix que Dieu attend de nous, le choix de notre route de carême. Car, avec Paul, nous disons, nous aussi : Je ne suis pas encore au bout, au but.

* La vocation de Paul. À la différence de la mise en scène de Luc (cf. Actes 9), Paul n’évoque dans ses épîtres aucun scénario de l’appel du Christ à sa mission d’apôtre, sur la route de Damas. Il n’en livre que le sens. Selon Galates 1, 15-16, sa vocation est une révélation : Dieu lui révèle que Jésus est le Fils ; il lui dévoile qu’il a été choisi dès le sein maternel, tel Jérémie et le Serviteur du Seigneur (voir Jérémie 1, 5 et Isaïe 42, 6 ; 49, 6), pour que l’Évangile atteigne les nations païennes. En Philippiens 3, Paul dit seulement qu’il a reconnu Jésus comme son Seigneur.

 

Jean 8, 1-11 (‘ »Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à jeter une pierre « )

La discipline des Églises des premiers siècles n’avaient pas l’indulgence de Jésus à l’égard des pécheurs publics. Voilà sans doute pourquoi on tint plutôt caché l’épisode de la femme adultère, un « texte voyageur » que les anciens manuscrits copient à différents endroits des évangiles et qu’il faudrait peut-être placer après Luc 21, 38.

La situation

En tout cas, la scène appartient à l’étape finale de la vie de Jésus à Jérusalem et ressemble à la controverse sur l’impôt dû à César (cf. Luc 20, 20-26). Ici aussi scribes et pharisiens cherchent à piéger l’enseignement du Maître. Le récit est trop stylisé pour qu’on puisse comprendre exactement le cas mis en scène (voir Lévitique 20, 10 et Deutéronome 22, 22-24) : cette femme a-t-elle été légalement jugée ? Ou s’apprête-t-on plutôt à un simple lynchage ? Où sont le mari et l’amant impliqués dans l’affaire ? Rien de tout cela n’intéresse l’évangéliste, mais seulement deux éléments : 1) Le piège : Jésus ira-t-il contre la loi mosaïque de la lapidation, ou bien y souscrira-t-il, se mettant par là en tort face à l’autorité romaine qui se réserve, au moins en principe, la décision des peines capitales ? 2) l’attitude de Jésus face à l’être humain pécheur.

La mise en scène

Sage interprète de la Loi divine, Jésus se donne le temps du silence  : il «  *il écrivait sur la terre. ». Certains commentateurs songent à Jérémie 17, 13, là où Dieu dit : « Ceux qui s’écartent de moi sont inscrits sur la terre », et Jésus se ferait alors le juge de ceux qui accusent la femme adultère.

  « Celui d’entre vous qui est sans péché… » Le Maître renvoie les dénonciateurs à leur propre conscience et, par là, à une interprétation humaine et simple de la Loi. « Les plus âgés » se retirent d’abord, sans doute plus sages et plus lucides sur l’expérience de ce genre de péché, d’autant plus que l’Antiquité méditerranéenne attribue volontiers aux vieux la tendance à la luxure (voir déjà, comme typique, le récit célèbre de Daniel 13 sur Suzanne).

La solution

Scribes et pharisiens ont entouré cette femme de leur cercle accusateur. Jamais ils ne lui ont adressé la parole. Ils l’ont poussée en avant comme un cas juridique abstrait à examiner, semblable au problème de l’impôt dû à César. Mais voici brisé ce cercle mortel et voici Jésus s’adressant enfin à cette femme dont rien n’est dit au sujet de ses sentiments, sinon qu’elle invoque humblement Jésus comme « Seigneur », s’en remettant à sa décision. Jésus ne l’accuse pas et ne l’excuse pas. Simplement, il la renvoie, libre, à son propre avenir : « Va, et désormais ne pèche plus », comme il a ouvert un avenir aux scribes et aux pharisiens en les renvoyant à leur conscience et à leur conduite.

Carême

Telle est la miséricorde du Seigneur : elle donne le temps de la conversion, comme l’indiquait l’évangile du 3e dimanche C du carême, avec la parabole du figuier. Ajoutons que, sous la plume des prophètes, le Peuple de Dieu se trouve souvent décrit comme une femme adultère envers son Dieu, de par son idolâtrie, son immoralité et son injustice (par exemple Osée 1 – 3). Ainsi sommes-nous, de toute façon, cette femme adultère, à moins que nous soyons du côté des scribes et des pharisiens, prompts à condamner, mais peu enclins à la conversion.

* « Il écrivait sur la terre ». « Mis en demeure de prononcer une condamnation conforme à la Loi, Jésus se tait. Il s’abstrait dans un geste. Les diverses explications de ce geste proposées par les commentateurs négligent la teneur du texte, surprenante. La phrase “il écrivait sur le sol” aurait suffi pour dire l’action si celle-ci se limitait à évoquer le jugement de Dieu sur tout homme pécheur ou à créer un temps de silence. Mais le texte détaille les mouvements : par deux fois il décrit Jésus qui “se courbe” puis “se redresse”. Pourquoi cette insistance dans un récit si bref ? La mention du Mont des Oliviers dans l’exorde a déjà situé l’épisode dans l’imminence de la Passion. Par ces deux verbes contraires, le geste acquiert une signification christologique : il mime l’abaissement et le relèvement par lesquels Jésus va réconcilier avec Dieu l’humanité prisonnière de sa condition pécheresse » (X. Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon Jean).