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5ième Dimanche du Temps Ordinaire – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

 Lumière du monde et sel de la terre

« Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde, vous êtes une ville située sur une montagne ».

Le texte de l’évangile de ce dimanche fait partie de ce discours programme du « sermon sur la montagne » dans lequel Jésus, au début de son ministère public, s’adresse aux foules et leur dit ce qu’est exactement l’existence nouvelle de quiconque veut vivre avec Lui, en Lui et par Lui. Ce sont donc les bases et les points de repère fondamentaux de notre existence chrétienne qui nous sont ainsi donnés. Le texte que nous venons d’entendre fait suite immédiatement aux Béatitudes qui nous indiquent le but à atteindre : « Bienheureux », l’homme est fait pour vivre « au bonheur de Dieu ». Mais le fait d’être ainsi orienté, dynamisé par la grâce de Dieu vers le bonheur de Dieu implique un certain mode de vie, une certaine manière d’être disciple du Christ. Et c’est pourquoi les trois paraboles qui s’enchaînent immédiatement : celles sur le sel, la lumière et la ville située sur une montagne, nous donnent les critères de notre existence de chrétiens. Et j’aimerais simplement aujourd’hui, avec vous, réfléchir sur ce qu’elles nous invitent à être. Ce que je vais vous dire n’est pas très original, mais il est bon, à un moment ou l’autre, de faire le point et de nous rappeler comment se traduisent dans notre vie les exigences de Dieu sur nous.

Le premier point de repère nous est fourni par l’image du sel. « Vous êtes le sel de la terre », et je dirai que le sel c’est le problème du paradoxe de l’existence chrétienne. Le sel dans un plat représente une quantité infime, généralement il ne faut pas en mettre trop sous peine de dénaturer la saveur de ce qu’on va manger. Mais il est absolument indispensable en petite quantité. Ainsi, les chrétiens sont-ils le sel de la terre, le sel de l’humanité, car l’existence chrétienne est toujours un paradoxe. Elle est peu de chose au départ. Le Christ vient de dire : « Bienheureux ceux qui pleurent », mais qu’est-ce que ceux qui pleurent dans le monde ? Ils n’ont aucun pouvoir dans le monde ? « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice », mais à quoi sert la faim et la soif de la justice dans le monde ? Est-ce qu’elles ont du poids auprès des puissants de ce monde ? « Bienheureux les pauvres ». Est-ce que la pauvreté comme telle a du poids dans le monde, comparée à notre désir de richesse ? Tout cela apparemment n’est rien, rien de plus que la toute petite pincée de sel jetée dans le plat que l’on veut assaisonner. Pourtant elle est absolument indispensable. L’existence chrétienne, dans sa pauvreté même, dans sa détresse et dans son désarroi, reste cependant le sel de la terre. Et nous sommes, à travers toutes les expériences de souffrance, de mal, de soif et de faim de justice que nous éprouvons à un moment ou l’autre de notre vie, nous sommes vraiment le sel de la terre au sens où si peu que nous soyons, si peu que nous représentions par rapport au désir de soi-même que ce monde peut porter en lui, nous sommes pourtant là et nous existons dans ce monde de façon paradoxale et décisive, non pas par nous-mêmes, mais parce que Dieu nous fait sel de la terre.

Il y a même davantage. Ce sel de la terre peut se dénaturer. Ceci fait allusion au paradoxe de notre liberté. Le Christ seul peut donner à ce monde, par nous, la saveur de Dieu. Mais notre liberté est fragile. Et comme le sel peut perdre sa saveur, ainsi nous-mêmes pouvons faire perdre au monde sa saveur. Nous ne sommes rien, et pourtant s’il n’y a pas de sel dans le plat, la nourriture n’est pas mangeable. Et le paradoxe de l’existence chrétienne, le voici tout en n’étant pratiquement rien humainement, c’est pourtant notre existence et notre liberté chrétiennes qui donnent au monde sa profondeur, sa vérité et son mouvement vers Dieu. Elles sont ce « sel » qui à travers l’exercice de notre liberté pour Dieu constitue le signe du salut.

La deuxième marque de notre existence chrétienne est signifiée par la parabole de la ville placée sur une montagne. La foi chrétienne, la vie chrétienne ont une existence publique. Cela, nous l’oublions peut-être aujourd’hui. Nous n’avons pas à rougir de notre foi, non pas que nous ayons à l’imposer aux autres de force, comme certaines générations de chrétiens ont cru bon de le faire, mais nous n’avons pas à rougir de notre foi. Nous n’existons pas simplement, individuellement, comme chrétiens, ainsi que spontanément nous le pensons aujourd’hui. Nous imaginons que la vie chrétienne est une « affaire de conscience », non : nous existons publiquement. L’Église a une existence publique, elle est un peuple, elle est un peuple de Dieu. Et cela échappe à notre sens chrétien contemporain, nous avons tellement réduit notre appartenance au Christ à une affaire purement individuelle et purement personnelle que nous en avons oublié la vérité et la réalité publiques : l’Église est quelque chose qui existe sur la place publique.

Elle n’est pas faite pour être cachée, elle est faite pour être là, pour être vue, elle est signe de l’amour de Dieu pour le monde, ce signe ne s’accomplit pas simplement à l’intérieur de nous-mêmes, mais parce que l’homme est un « animal politique », on n’avait pas attendu la révélation chrétienne pour le savoir ! Et quand la révélation vient sauver l’homme tout entier, elle vient aussi faire du chrétien un animal politique, mais d’une autre manière : il s’agit de la politique du Royaume de Dieu. L’Église comme telle n’existe pas en vertu d’un pouvoir temporel, qui, par exemple, ferait pression sur les instances publiques des pouvoirs de ce monde, mais elle existe cependant parce qu’elle est un peuple, une communion et une assemblée.

Le troisième trait est évoqué par la parabole de la lumière. La lumière, elle est ce qui enveloppe et irradie, mais elle est aussi ce qui fait voir. Et que fait-elle voir ? Elle fait voir Dieu. La lumière que nous sommes pour le monde n’est en réalité rien d’autre que la lumière de Dieu donnée par la grâce du baptême qui s’appelle d’ailleurs pour cette raison précisément l’illumination. Nous devons mener une existence de lumière : la lumière n’est pas contemplée pour elle-même, mais elle fait voir. Et c’est la raison pour laquelle le Christ enchaîne aussitôt : « Ainsi les hommes voyant vos bonnes œuvres en rendront grâce à Dieu le Père ». Le chrétien ne se pose pas lui-même comme lumière, il est lumière par grâce, et tous les actes qu’il pose renvoient au-delà de lui-même, ils renvoient à l’amour du Père. Le chrétien est lumière non pas parce qu’il essaie de se saisir lui-même et de se bâtir un statut de perfection, un idéal qu’il voudrait se sculpter pour sa propre satisfaction et dans l’admiration de tous, non, il est lumière au sens où il fait voir autre chose que lui-même, car dans son comportement dans l’amour et dans la charité qu’il peut manifester pour ses frères, il ne renvoie pas à lui-même, à sa vertu ou à des qualités supérieures, il renvoie au Père. Et l’un des aspects de la foi et de l’existence chrétienne que le Christ nous demande de mener est celui de la transparence, au sens où la lumière ne coupe pas le mouvement du regard, mais au contraire le guide, et le porte plus loin que là où, par ses propres forces, il pourrait aller. Nous sommes le support du regard de nos frères pour qu’ils voient Dieu. C’est là ce que Dieu veut nous donner par grâce, c’est là ce que le Christ attend de ses témoins au cœur de ce monde. Rien à voir avec de l’exhibitionnisme, avec le fait de se montrer, mais il faut beaucoup d’humilité et une très grande sagesse pour nous laisser saisir par Dieu afin que nous soyons nous-mêmes le guide du regard de nos frères vers le mystère même de leur existence et de la nôtre vers cette source de lumière qui est Dieu.

Cela implique en dernière instance que cette lumière et ce sel aient une saveur de sagesse. Le sel est ce qui donne du goût, la lumière est ce qui illumine et fait comprendre, permettant à l’intelligence de s’ouvrir à la présence de ce qui est. Vous le savez, dans des pays ensoleillés, la grande différence avec les cultures du nord est très sensible : dans les pays ensoleillés, on aime comprendre dans la lumière alors que dans les cultures nordiques, on croit comprendre quand c’est obscur. Puisque nous sommes d’un pays de soleil, nous devons en profiter pour essayer de comprendre toute la vérité de l’évangile dans sa lumière, ne pas nous noyer dans l’obscurité, qu’il s’agisse des ténèbres de soi-même ou des ténèbres de ce monde, mais au contraire que notre foi rayonne cette simplicité de sagesse et d’intelligence dont le monde a tellement besoin aujourd’hui. Or sans entrer dans les détails, j’ai parfois l’impression qu’aujourd’hui une certaine attitude chrétienne, un peu frileuse et peureuse se retranche derrière des jugements et des positions obscurs, inexplicables et inexpliqués dans lesquels on imagine que moins on comprend, mieux c’est. Il faut le dire cela n’est pas la foi, mais de l’obscurantisme et si certains philosophes, au dix-huitième siècle, se sont déchaînés contre cet obscurantisme, ils n’avaient peut-être pas, dans certains cas, tous les torts. Il faut que notre foi ait quelque chose de lumineux, de simple, je ne dis pas simpliste, ce qui la ferait tomber dans un rationalisme de bas étage, il faut que notre foi ait quelque chose de clair, de limpide, qui parle au cœur, à l’intelligence et au désir de nos frères. Nous en avons le devoir, c’est de cette façon que nous pouvons être les témoins de cette intelligence et de cette sagesse de Dieu.

Qu’en relisant ces paraboles du sel, de la lumière et de la ville située sur la montagne, nous puissions voir renaître en nous ce désir d’être toujours mieux dans notre existence des témoins du Christ afin qu’au milieu de ce monde, nous soyons en vérité les serviteurs, les témoins lumineux, sages et simples de la présence et de l’amour sauveur du Christ pour tous les hommes. Amen.