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Frères et sœurs, il vous est sans doute arrivé à l’un ou l’autre moment grave de votre vie, de vous trouver face à un être proche, très intime, un ami, une épouse, un fils, un père, une mère, qui à ce moment-là était accablé d’un immense chagrin ou bien au contraire, débordant d’une joie profonde et pratiquement inexplicable. Et il vous est peut-être arrivé, généralement ces instants-là sont très profondément gravés dans notre mémoire, de tenir cette personne que vous aimiez ainsi, et dont vous compreniez toute la peine et toute la joie, de la tenir dans vos bras parce qu’alors il n’y a plus d’autre geste qui soit à la mesure de l’événement. Vous avez alors senti tout le poids d’un être, d’une existence qui vous est chère, s’abandonner tout d’un coup à vous, s’appesantir sur vous, comme si ce que cette personne portait en elle était trop lourd à porter pour elle seule, comme s’il fallait que d’une manière ou d’une autre, elle partage ce poids de souffrance écrasante ou cette joie débordante, poids qui de toute façon ne pouvait plus rester dans son cœur, ni dans sa chair, il fallait ce geste pour que soit communiquée la lumière d’une ineffable tendresse d’une amitié, d’un amour, et que dans l’impossibilité où nous sommes d’y communier totalement et parfaitement, parce que nous sommes autres que celui qui est en face de nous, nous recevions ce poids, ce fardeau que l’autre nous confie.
Et vous vous souvenez sans doute de ceci : dans un tel moment, on ne sait plus qui soutient l’autre. A la fois on a conscience de porter le poids de la présence, un poids que nous ne sommes pas capables de porter, et nous sommes comme éblouis par le fait que la personne que nous aimons et nous-mêmes, sommes trop petits et comme démunis, nous sentons que normalement nous devrions être écrasés, brûlés, réduits à rien. En fait, nous percevons tout à coup dans un simple acte de communion, dans un geste simple et inexprimable d’amitié, une sorte de ressource inespérée, une foi et une espérance qui nous permettent de tenir debout et de recevoir le fardeau comme si on était porté par lui.
En même temps, nous sentons bien que ce geste ne peut pas être autre chose que ce geste d’amitié échangé l’un vers l’autre : il semble que les mots et les phrases seraient tellement de trop. Il semble qu’alors, seule une lueur imperceptible dans le regard, une certain expression du visage, la manière dont la main se pose amicalement sur vous peuvent dire la vérité de ce qui se passe et que si on ajoutait quoique ce soit, ce serait la réalité même de ce qui est en jeu. Lorsqu’on veut parler de la gloire de Dieu, c’est à ce genre d’expérience qu’il faut se référer. Parfois entraînés dans un certain sens du spectacle ou du visible, nous avons tendance à penser que la gloire est d’abord la lumière, la lumière aveuglante et éblouissante qui vous envahit de l’extérieur pour vous brûler. Mais dans la réalité de l’expérience d’Israël en quête de son Dieu et dans la foi que les disciples ont eue en la révélation du nom de Dieu par le Christ, ce n’est pas d’abord à ce registre de lumière qu’ils faisaient allusion. En effet, « gloire » en hébreu veut dire quelque chose comme poids, pesanteur, une réalité qui vient sur vous et pèse sur vous sans que vous l’ayez demandé, et qui paradoxalement vous fait sentir tout son poids et toute sa force sans vous écraser. Les deux registres d’images ne sont pas contradictoires, ils sont même extraordinairement complémentaires, car quoi de plus illuminant que cette expérience d’une présence de Dieu qui s’abat sur vous et vous terrasse comme saint Paul sur le chemin de Damas, ou comme le Christ au moment de son agonie, qui ne peut plus prier que prostré à terre ? Or, c’est précisément au moment où la personne se sent la plus lourde, la plus accablée dans sa condition de chair, la plus affectée dans son cœur, que la présence et la gloire de Dieu pèsent sur elle de tout leur poids.
Frères et sœurs, la prière que nous venons d’entendre : « Père, glorifie ton Fils pour que ton Fils te glorifie », c’est uniquement cela, ce moment où le Christ s’étant avancé dans la chair, ayant dit à son Père : « Tu n’as voulu ni holocauste ni victime, mais Tu m’as façonné un corps, alors j’ai dit voici, je viens vers Toi et je passe de ce monde à Toi », ce moment où le Christ dans sa chair est comme accablé et comme écrasé par l’amour de son Père, parce qu’Il sait que maintenant cette chair sera meurtrie, déchirée et mise à mort par le poids immense et immonde du péché du monde. Or, cette chair, il n’y a plus qu’une personne à qui Il peut la confier dans ce geste de confiance filiale et absolue : la personne du Père. « Père, il n’y a que Toi qui peux porter le poids du péché qui m’accable actuellement dans la force et le poids de ton amour. Tout le poids de cette inconscience, de cette malveillance du péché, de la récolte du monde, voici qu’il est marqué dans ma chair. C’est pourquoi je te la confie et je te la donne pour que Tu y fasses resplendir le poids même de ton amour ».
Aujourd’hui, une des choses qui nous manque le plus, c’est la gloire de Dieu. C’est vrai que nous l’avons caricaturée dans ce qu’on appelle habituellement le triomphalisme. C’est vrai à certains moments, nous avons voulu traduire d’une manière sans doute maladroite et innocente, mais à la limite un peu fausse, une fausse grandeur de Dieu qui n’a rien à voir avec cette grandeur de Dieu qui n’est pas « distance », mais qui est « présence infinie ». Cependant, ce n’est pas une raison pour ne plus voir les choses en face, car la gloire de Dieu c’est le fait que non seulement Il est quelqu’un, mais que cette existence, cette réalité pèsent de tout leur poids sur l’Église, sur chacun d’entre nous, sur le destin de chaque homme, et que cette gloire de Dieu ne pèse pas comme un fardeau qui écraserait, mais qu’il s’agit au contraire du geste d’un ami qui vient nous accueillir et nous ouvrir les bras parce qu’il voit dans quelle détresse nous sommes plongés, à quelle mort nous sommes voués, à quelle désespérance nous sommes condamnés. La gloire de Dieu, c’est la réalité de Dieu qui rayonne de cette manière infiniment proche jusqu’à peser sur nous comme les mains et les bras d’un ami qui veut nous dire sa confiance au milieu de sa détresse, comme le dit ce verset du psaume 138 : « Tu as posé ta main sur moi ».
Voilà le secret de la gloire de Dieu. Il n’a pas peur de la pauvreté et de la détresse dans laquelle nous sommes. Il n’a pas peur de se salir les mains en posant sa main sur nous, car sa main est à la fois lumière et tendresse qui pardonne. Et la gloire de Dieu, c’est précisément la manière extrêmement confiante et pleine de tendresse avec laquelle Dieu, dans ce geste de son amour paternel et infini pose la main sur chacun d’entre nous. Cela nous l’avons vu dans la mort et dans l’exaltation du Christ. Cette chair crucifiée, lacérée, meurtrie, tournée en dérision, voici que le Père dans son amour, y a fait resplendir sa gloire pour manifester qu’il n’est rien dans ce monde et dans cette création qui, lorsqu’il est touché, atteint dans ce contact étroit et cette pesanteur du réalisme avec lequel Dieu se saisit de nous, il n’est pas d’être qui immédiatement au plus profond de son cœur, et plus tard, lorsque la gloire de Dieu se révèlera en plénitude, ne soit transfiguré radicalement en un corps et une existence de gloire.
Nous n’avons que cela à dire au monde d’aujourd’hui, nous sommes pécheurs comme les autres, nous ne valons pas mieux. Nous ne sommes pas pire non plus, mais il est une chose que nous savons et que le monde ne connaît pas, c’est que Dieu pour nous donner son salut, a posé sa main sur nous, que la gloire, dans ce monde de péché et de détresse, resplendit encore aujourd’hui, et que si elle ne resplendit pas assez, c’est parce que nous n’ouvrons pas suffisamment notre cœur au poids de cet amour qui vient peser sur nous.
Et nous qui nous préparons à l’effusion de l’Esprit nous devons laisser peser sur nous l’amour de Dieu dans toute sa force, Lui qui sait à quel point, et nul ne le sait mieux que Lui, nous pouvons être accablés par la souffrance, l’angoisse et le péché. Même si nous avons du mal à le reconnaître, Lui nous connaît et ne cesse de poser la main de son Esprit pour que nous soyons transfigurés et glorifiés. Il faut donc que nous ayons de plus en plus, à travers toute notre vie, le souci de laisser se manifester ce réalisme de la gloire de Dieu, cette pesanteur de sa présence, cet enracinement de l’amour dans notre chair, dans notre cœur, dans notre vie, puisque c’est à cela que nous sommes destinés. Amen.