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Alphonse RATISBONNE, le converti de la Médaille Miraculeuse (Noéline FOURNIER)

La nouvelle de la conversion de Marie Alphonse RATISBONNE fut donnée à l’archiconfrérie du Saint Cœur de Marie, le dimanche 30 janvier 1842, à l’office du soir, par son frère, l’abbé Théodore RATISBONNE, le sous-directeur.

Théodore Ratisbonne

Et voilà ce qu’il dit :

« Voulant faire partager à tous nos confrères la sainte joie qui remplit nos cœurs, et ne voulant rien présenter que d’exact, nous avons prié M. Marie Alphonse RATISBONNE de nous donner lui-même la relation de sa conversion.

Voici l’extrait d’une lettre qu’il nous a écrite :

Collège de Juilly, 12 avril 1842

Ma première pensée et le premier cri de mon cœur, au moment de ma conversion, fut d’ensevelir ce secret avec mon existence tout entière au fond d’un cloître afin d’échapper au monde, qui ne pouvait plus me comprendre, et de me donner tout à mon Dieu, qui m’avait fait entrevoir et goûter les choses d’un autre monde.

Je ne voulais point parler sans la permission d’un prêtre : on me conduisit vers celui qui représentait Dieu pour moi. Il m’a ordonné de révéler ce qui m’était arrivé : je le fis, autant que cela m’est possible, de vive voix.

Si je devais vous raconter que le fait de ma conversion, un seul mot suffirait :

Le Nom de Marie !

Ma famille est assez connue, car elle est riche et bienfaisante, et à ces titres, elle tient depuis longtemps le premier rang en Alsace. Il y a eu dit-on beaucoup de piété dans mes aïeux : les chrétiens, aussi bien que les juifs ont béni le nom de mon grand-père, le seul juif qui, sous Louis XVI, obtint, non seulement le droit de posséder des propriétés à Strasbourg, mais encore des titres de noblesse. Telle fut ma famille, mais aujourd’hui, les traditions religieuses y sont entièrement effacées.

Et il raconte :

Je commençai mes études sur les bancs du collège royal de Strasbourg, où je fis plus de progrès dans la corruption du cœur que dans l’instruction de l’intelligence.

C’était vers l’années 1825 (je suis né le 1er mai 1814) ; à cette époque, un événement porta un rude coup à ma famille : mon frère Théodore, sur lequel on fondait de grandes espérances, se déclara chrétien ; et, bientôt après, malgré les plus vives sollicitations et la désolation qu’il avait causée, il alla plus loin, se fit prêtre, et exerça son ministère dans la même ville, sous les yeux de mon inconsolable famille.

Tout jeune que j’étais, cette conduite de mon frère me révolta, et je pris en haine son habit et son caractère. (…) Je n’avais éprouvé jusqu’alors ni sympathie ni antipathie pour le christianisme ; mais la conversion de mon frère, que je regardais comme une inexplicable folie, me fit croire au fanatisme des catholiques, et j’en eus horreur.

On me retira du collège pour me mettre dans une institution protestante à Paris dont le magnifique prospectus avait séduit mes parents. Je me présentais néanmoins aux examens en sortant de cette pension et, par un bonheur peu mérité, je fus reçu bachelier des lettres.

J’étais alors maître de mon patrimoine, puisque bien jeune encore je perdis ma mère, et, quelques années après, mon père : mais il me restait un digne oncle, le patriarche de ma famille, un second père, qui n’ayant point d’enfants, avait mis toute son affection dans les enfants de son frère. Il voulut m’attacher à la maison de banque dont il était le chef ; mais je fis d’abord mon droit à Paris, et après avoir reçu le diplôme de licencié et revêtu la robe d’avocat, je fus rappelé à Strasbourg par mon oncle pour me fixer après de lui.

Je ne saurais énumérer ses largesses : chevaux, voitures, voyages, milles générosités prodiguées, et il ne me refusait aucun caprice. Mon oncle ajouta à ces témoignages d’affection une marque plus positive de sa confiance : il me donna la signature de la maison, et me promit, en outre, le titre et les avantages d’associéPromesse qu’il réalisa en effet le 1er janvier de cette année 1842.

Alphonse Ratisbonne

C’est à Rome que j’en reçus la nouvelle.

Mon oncle ne me faisait qu’un seul reproche : mes fréquents voyages à Paris.

Tu aimes trop les Champs-Elysées, me disait-il avec bonté. Il avait raison. Je n’aimais que les plaisirs : les affaires m’impatientaient, l’air des bureaux m’étouffait.

J’étais juif de nom, voilà tout ; car je ne croyais même pas en Dieu.

Je n’ouvris jamais un livre de religion, et dans la maison de mon oncle, pas plus que chez mes frères et sœurs, on ne pratiquait la moindre prescription du judaïsme.

Un vide existait dans mon cœur, et je n’étais point heureux au milieu de l’abondance de toutes ces choses. Quelque chose me manquait ; mais cet objet me fut donné aussi, du moins je le croyais !

J’avais une nièce, la fille de mon frère aîné, qui m’était destinée depuis que nous étions enfants tous les deux. Elle se développait avec grâce sous mes yeux et, en elle, je voyais tout mon avenir et toute l’espérance du bonheur qui m’était réservé.

Elle était pour moi une création toute particulière, qui semblait faite uniquement pour compléter mon existence : et lorsque les vœux de toute ma famille, d’accord avec nos sympathies mutuelles, fixèrent enfin ce mariage si longtemps désiré, je crus que désormais rien ne manquerait plus à ma félicité. Je voyais toute ma famille au comble de la joie ; mes sœurs étaient heureuses ! Elles ne me faisaient qu’un seul reproche, c’était d’aimer trop ma fiancée, et elles s’avouaient jalouses ; car je dois dire ici qu’il est peu de familles où l’on s’aime plus que dans la mienne.

Il n’y avait qu’un seul membre de ma famille qui m’était odieux ; c’est mon frère Théodore. Et cependant il nous aimait aussi ; mais son habit me repoussait, sa présence m’offusquait, sa parole grave et sérieuse excitait ma colère.

Un an avant mes fiançailles, je ne pus retenir ces ressentiments, et je les lui exprimai dans une heure qui dut rompre à jamais tous rapports entre nous. Il continua ses relations avec le reste de la famille ; quant à moi, je ne voulus plus le voir, je nourrissais une haine amère contre les prêtres, les églises, les couvents, et surtout les Jésuites, dont le nom seul provoquait ma fureur.

Heureusement que mon frère quitta Strasbourg, c’était tout ce que je désirais.

Il fut appelé à Paris, à Notre-Dame-des-Victoires, où il ne cesserait, disait-il, en nous faisant ses adieux, de prier pour la conversion de ses frères et sœurs.

Son départ me soulagea d’un grand poids ; je cédais même aux instances de ma famille à l’occasion de mes fiançailles en lui écrivant quelques mots d’excuses. Il me répondit avec amitié, me recommandant ses pauvres, auxquels je fis en effet parvenir une petite somme.

Après cette espèce de raccommodement, je n’eux plus aucun rapport avec Théodore, et je ne pensais plus à lui, je l’oubliai… tandis que lui, il priait pour moi !

Je l’ai dit, je ne croyais en rien ; mais la vue de ma fiancée éveillait en moi je ne sais quel sentiment de dignité humaine ; je commençais à croire à l’immortalité de l’âme ; bien plus, je me mis instinctivement à prier Dieu ; je le remerciais de mon bonheur, et pourtant je n’étais pas heureux… Je ne pouvais me rendre compte de mes sentiments ; je regardais ma fiancée comme mon bon ange ; je le lui disais souvent, et, en effet, sa pensée élevait mon cœur vers un Dieu que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais invoqué.

On jugea convenable, à cause de l’âge trop tendre de ma fiancée, de retarder le mariage.

Elle avait seize ans. Je dus faire un voyage d’agrément en attendant l’heure de notre union.

Je ne savais de quel côté diriger mes courses : une de mes sœurs établie à Paris, me voulait près d’elle ; un excellent ami m’appelait en Espagne…

Je m’arrêtait enfin à la pensée d’aller droit à Naples, de passer l’hiver à Malte afin d’y fortifier ma santé délicate, et de revenir ensuite par l’Orient ; je pris même des lettres pour Constantinople, et partis vers la fin de novembre 1841.

Je devais être de retour au commencement de l’été suivant. Oh ! Que mon départ fut triste ! Je laissais là une fiancée bien-aimée, un oncle qui ne s’épanouissait qu’avec moi, des sœurs, des frères, des nièces, des amis d’enfance que je ne pouvais quitter sans verser des larmes, car je les aimais et je les aime encore !

Partir seul et pour un long voyage ! Cette pensée me jetait dans une profonde mélancolie. « Mais, me disais-je, Dieu m’enverra peut-être un ami sur ma route ! »

Je voulus, avant de me mettre en voyage, donner ma signature à un grand nombre de quittances concernant la Société d’encouragement au travail… Je les datais d’avance le 15 janvier, et à force d’écrire cette date sur une foule de pièces, je me fatiguais, et je me disais en posant ma plume :

« Dieu sait où je me trouverai le 15 janvier, et si ce jour ne sera pas le jour de ma mort ! »

Ce jour-là je me trouvais à Rome, et ce jour sera pour moi l’aurore d’une nouvelle vie !

Je partis enfin. En sortant de Strasbourg, je pleurais beaucoup, j’étais agité d’une foule de craintes, de mille étranges pressentiments.

Le navire, avant d’arriver à Naples, fit une halte à Civitavecchia (port de Rome).

Au moment d’entrer au port, le canon du fort tonnait avec force. Je m’informai avec une maligne curiosité du motif de ce bruit de guerre sur les terres pacifiques du pape. On me répondit : « C’est la Fête de la Conception de Marie ».

Je haussais les épaules sans vouloir débarquer. Le lendemain, à la lumière d’un soleil magnifique qui étincelait sur la fumée du Vésuve, nous abordâmes à Naples.

Je passais un mois à Naples pour tout voir et tout écrire, j’écrivis surtout contre la religion et ses prêtres qui, dans cet heureux pays, me semblaient tout à fait déplacés.

Oh ! Que de blasphèmes dans mon journal !

Si j’en parle ici, c’est pour faire connaître la noirceur de mon esprit.

J’écrivis à Strasbourg que j’avais bu sur le Vésuve du Lacryma Christi (Larmes du Christ), vin Napolitain autrefois produit par des moines, se trouvant sur les pentes du célèbre Mont Vésuve) à la santé de l’Abbé RATISBONNE (son frère), et que de telles larmes me faisaient du bien à moi-même. Je n’ose transcrire les horribles jeux de mots que je me permis en cette circonstance.

Ma fiancée m’a demandé si j’étais de l’avis de ceux qui disent : « Voir Naples et mourir ». Je lui répondis : « Non ; mais voir Naples et vivre ; vivre pour la voir encore  ».

Telles étaient mes dispositions.

Je n’avais aucune envie d’aller à Rome, bien que deux amis de ma famille, que je voyais souvent, m’y engageassent vivement : c’était Mr COULMANN, protestant, ancien député de Strasbourg, et Mr Le Baron de ROTHSCHILD, dont la famille à Naples me prodiguait toute espèce de prévenances et d’agréments. Je ne pus que céder à leurs conseils.

Ma fiancée désirait que j’allasse droit à Malte, et elle m’envoya un ordre de mon médecin qui me recommandait d’y passer l’hiver en me défendant positivement d’aller à Rome à cause des fièvres malignes qui, disait-il, y régnaient.

Il y avait là plus de motifs qu’il n’en fallait pour me détourner du voyage de Rome, si ce voyage s’était trouvé sur mon itinéraire.

Mr COULMANN m’avait mis en rapport avec un aimable et digne homme qui devait faire comme moi le voyage à Malte ; j’étais heureux de cette rencontre, et je me disait : « Ah ! Voilà l’ami que le ciel m’a envoyé ! »

J’étais seul à Naples (…), je pensais à ma famille ; je versais des larmes, et la gaieté des Napolitains augmentait ma tristesse. Je sortis pour me distraire, en suivant machinalement le flot de la foule.

J’arrivais sur la place du Palais et me trouvais, je ne sais comment, à la porte d’une église. J’y entre. On y disait la messe, je crois. Quoi qu’il en soit, je me tins là, debout, appuyé contre une colonne, et mon cœur semblait s’ouvrir et aspirer une atmosphère inconnue : je priais à ma manière sans m’occuper de ce qui se passait autour de moi ; je priais pour ma fiancée, pour mon oncle, pour mon père défunt. Pour la bonne mère dont j’ai été privé si jeune, pour tous ceux qui me sont chers, et je demandais à Dieu quelques inspirations qui pussent me guider dans mes projets d’améliorer le sort des Juifs, pensée qui me poursuivait sans cesse.

Ma tristesse s’en est allée comme un noir nuage que le vent dissipe et chasse au loin ; et tout mon intérieur, inondé d’un calme inexprimable, ressentait une consolation semblable à celle que j’aurais éprouvée si une voix m’avait dit :

« Ta prière est exaucée ! »

Oh ! Oui, elle était exaucée au centuple et au-delà de toutes prévisions puisque le dernier jour du même mois, je devais recevoir solennellement le baptême dans une église de Rome !

Mais comment suis-je allé à Rome ?

Je ne puis le dire, je ne puis l’expliquer à moi-même. Je crois que je me suis trompé de chemin ; car au lieu de me rendre au bureau des places de Palerme, vers lequel je me dirigeais, je suis arrivé au bureau des diligences de Rome. J’y suis entré et pris ma place.

Je fis dire à Mr VIGNE, l’ami qui devait m’accompagner à Malte, que je n’avais pu résister à faire une courte excursion à Rome, et que je serais positivement de retour à Naples pour repartir le 20 JANVIER.

J’eus tort de m’engager ; car c’est Dieu qui dispose, et cette date du 20 janvier devait marquer autrement dans ma vie. Je quittais Naples le 5, et j’arrivais à Rome le 6, jour des rois.

Le 8 janvier, au milieu de mes courses, j’entends une voix qui m’appelle dans la rue ; c’était un ami d’enfance, Gustave de BUSSIÈRES. J’étais heureux de cette rencontre, car mon isolement me pesait. Nous allâmes dîner chez le père de mon ami.

Quand j’entrai dans le salon, Mr Théodore de BUSSIÈRES, le fils aîné de cette honorable famille, le quittait. Je ne connaissais point personnellement le baron Théodore, mais je savais qu’il était l’ami de mon frère, son homonyme : je savais qu’il avait abandonné le protestantisme pour se faire catholique ; c’en était assez pour m’inspirer une profonde antipathie. Il me semblait qu’il éprouvait à mon égard le même sentiment.

C’était le 15, et j’allai retenir ma place aux voitures de Naples ; mon départ est arrêté pour le 17 à trois heures du matin. Il me restait deux jours, je les employai à de nouvelles courses. Mais en sortant d’un magasin de librairie où j’avais vu quelques ouvrages sur Constantinople, je rencontre au Corso, un domestique de M De BUSSIÈRES, père ; il me salue et m’aborde. Je lui demande l’adresse de Mr Théodore de BUSSIÉRES : iI me répond avec l’accent alsacien : Piazza Nicosia, n˚ 38.

Il me fallut donc, bon gré, mal gré, faire cette visite ; cependant, je résistai vingt fois encore. Enfin, je décide de donner ma carte.

Mon entrée chez Mr. De BUSSIÉRES me causa de l’humeur ; car le domestique, au lieu de prendre ma carte que je tenais à la main, m’annonça et m’introduisit au salon. Je déguisai ma contrariété, tant bien que mal, sous les formes de sourire, et j’allais m’asseoir auprès de Mme la Baronne de BUSSIÈRES, qui se trouvait entouré de ses deux petites filles, gracieuses et douces, comme les anges de Raphaël.

Mr de BUSSIÈRES me parla des grandeurs du catholicisme ; je répondis par des ironies et des imputations que j’avais lues ou entendues si souvent ; encore imposai-je un frein à ma verve impie, par respect pour Mme de BUSSIÈRES et pour la foi des jeunes enfants qui jouaient à côté de nous.

« Enfin, me dit Mr de BUSSIÈRES, puisque vous détestez la superstition et que vous professez des doctrines si libérales, puisque vous êtes un esprit fort si éclairé, auriez-vous le courage de vous soumettre à une épreuve bien innocente ? –

Quelle épreuve ? –

Ce serait de porter sur vous un objet que je vais vous donner… Voici ! C’est une médaille de la Sainte Vierge.

Cela vous paraît bien ridicule, n’est-ce pas ?

Mais quant à moi, j’attache une grande valeur à cette médaille. »

La proposition, je l’avoue, m’étonna. Je ne m’attendais pas à cette chute. Mon premier mouvement « était de rire en haussant les épaules ; mais la pensée me vint que cette scène fournirait un délicieux chapitre à mes impressions de voyage, et je consentis à prendre la médaille comme une pièce à conviction que j’offrirai à ma fiancée. Aussitôt dit, aussitôt fait. On me passa la médaille au cou, non sans peine, car le nœud était trop court et le cordon ne passait pas. Enfin, à force de tirer, j’avais la médaille sur ma poitrine, et je m’écriais avec un éclat de rire : « Ah ! ah ! me voilà catholique, apostolique et romain ! »

C’était le démon qui prophétisait par ma bouche.

Mr de BUSSIÈRES triomphait naïvement de sa victoire, et voulut remporter tous les avantages.

Maintenant, me dit-il, il faut compléter l’épreuve.

Il s’agit de réciter matin et soir le Memorare, prière très courte et très efficace que Saint Bernard adressa à la Vierge Marie. – Qu’est-ce que votre Memorare ? m’écriai-je, laissons ces sottises !

Car en ce moment je sentais toute mon animosité se renouveler en moi.

Le nom de Saint Bernard me rappelait mon frère qui avait écrit l’histoire de ce saint, ouvrage que je n’avais jamais voulu lire ; et ce souvenir réveillait à son tour tous mes ressentiments contre le prosélytisme, et le jésuitisme, et ceux que j’appelais tartufes et apostats.

Je priai donc Mr de BUSSIÈRES d’en rester là ; et, tout en me moquant de lui, je regrettais de n’avoir pas moi-même une prière hébraïque à lui offrir pour que la partie fut égale : mais je n’en avais point et n’en connaissais point.

Cependant mon interlocuteur insista : il me dit qu’en refusant de réciter cette courte prière je rendais l’épreuve nulle, et que je prouvais par cela même la réalité de l’obstination volontaire qu’on reproche aux Juifs.

Je ne voulus point attacher trop d’importance à la chose, et je dis :

« Soit ! je vous promets de réciter cette prière : si elle ne me fait pas de bien, du moins ne me fera-t-elle pas de mal ! » Et Mr de BUSSIÈRES alla la chercher en m’invitant à la copier. J’y consentis, à la condition, lui répondis-je, « que je vous remettrai ma copie et garderai votre original ». Ma pensée était d’enrichir mes notes de cette nouvelle pièce justificative.

Nous nous séparâmes, et j’allai passer la soirée au spectacle, où j’oubliai et la médaille et le Memorare. Mais, en rentrant chez moi, je trouvai un billet de Mr de BUSSIÈRES, qui était venu rendre ma visite, et m’invitant à le revoir avant mon départ. J’avais à lui restituer son Memorare, et devant partir le lendemain, je fis mes malles et mes préparatifs ; puis je me mis à copier la prière, qui était conçue en ces propres termes :

« Souvenez-vous, Ô très pieuse Vierge Marie, qu’on a jamais ouï dire qu’aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection, imploré votre secours et demandé de votre suffrage, ait été abandonné.

Plein d’une pareille confiance, je viens, Ô Vierge des Vierges, me jeter à vos bras, et, gémissant sous le poids de mes péchés, je me prosterne à vos pieds.

Ô Mère du Verbe, ne dédaignez pas mes prières, mais écoutez-les favorablement et daignez les exaucer. »

J’avais copié machinalement ces paroles de Saint Bernard, sans presque aucune attention. J’étais fatigué ; l’heure était avancée, et j’avais besoin de prendre du repos.

Le lendemain 16 janvier, je fis signer mon passeport et achevai les dispositions du départ ; mais, chemin faisant, je redisais sans cesse les paroles du Memorare.

Comment donc, ô mon Dieu, ces paroles s’étaient-elles si vivement, si intimement emparées de mon esprit ? Je ne pouvais m’en défendre ; elles me revenaient sans cesse : je les répétais continuellement, comme ces airs de musique qui vous poursuivent et vous impatientent, et qu’on fredonne malgré soi, quelque effort qu’on fasse.

Vers onze heures, je me rendis chez Mr de BUSSIÈRES pour lui rapporter son inextricable prière.

« Mais, s’écria-t-il tout à coup, il est étrange que vous quittiez Rome dans un moment où tout le monde vient assister aux pompes de Saint-Pierre ! Peut-être ne reviendrez-vous jamais, et vous regretterez d’avoir manqué une occasion que tant d’autres viennent chercher avec une si avide curiosité. »

Je lui répondis que j’avais pris et payé ma place ; que déjà j’en avais donné avis à ma famille, et que, décidément, je partirai.

Cependant, par une influence incompréhensible, je me décidai à prolonger mon séjour à Rome.

Quelle était donc, ô mon Dieu ! cette impulsion irrésistible qui me faisait faire ce que je ne voulais pas ? N’était-ce pas la même qui, de Strasbourg, me poussait en Italie, malgré les invitations de Valence et de paris ?

La même qui, de Naples, me poussait à Rome, malgré ma détermination d’aller en Sicile ?

La même qui, à Rome, à l’heure de mon départ, me força de faire la visite qui me répugnait, tandis que je ne trouvais plus le temps de faire aucune de celles que j’aimais ?

Ô conduite providentielle ! Il y a donc une mystérieuse influence qui accompagne l’homme sur la route de la vie ?

J’avais reçu à ma naissance le nom de Tobie avec celui d’Alphonse.

J’oubliai mon premier nom ; mais l’ange invisible ne l’oublia point.

C’était là le véritable ami que le ciel m’avait envoyé ; mais je ne le connaissais pas. Hélas, il y a tant de Tobie dans le monde qui ne connaissent point ce guide céleste et

qui résistent à sa voix !

Mon intention n’était pas de passer le carnaval à Rome : mais je voulais voir le Pape ; et Mr de BUSSIÈRES m’avait assuré que je le verrai au premier jour à Saint Pierre.

Il me dit même une fois : « Malgré vos emportements, j’ai la conviction qu’un jour vous serez chrétien, car il y a en vous un fonds de droiture qui me rassure et me persuade que vous serez éclairé, dût pour cela le Seigneur vous envoyer un ange du ciel. »

Jeudi 20 janvier 1842 – Raconté par Théodore de BUSSIÈRES

Ratisbonne n’a point fait un seul pas vers la vérité, sa volonté est restée la même, son esprit toujours railleur, ses pensées toujours aux choses de la terre.

Il entre vers midi au café de la place d’Espagne pour y lire les journaux. Il y trouve Mr Edmond HUMANN, s’entretient avec lui des nouvelles du jour avec un abandon et une légèreté qui exclue l’idée de toute préoccupation grave.

  Il est une heure. Je dois prendre quelques arrangements à l’église St André delle fratte pour la cérémonie du lendemain. Mais voici Ratisbonne qui descend la via Condetti ; il viendra avec moi, m’attendra quelques minutes, et nous poursuivrons notre promenade. Nous entrons dans l’église. Ratisbonne apercevant les préparatifs du service, me demande pour qui ils sont destinés. Pour un ami que je viens de perdre, Mr de LAFERRONAYS, que j’aimais extrêmement.

Alors il se met à se promener dans la nef, son regard froid et indifférent semble dire : « Cette église est bien laide ».

Je le laisse du côté de l’épître, à droite d’une petite enceinte, disposée pour recevoir le cercueil, et j’entre dans l’intérieur du couvent.

Je n’ai que quelques mots à dire à l’un des moines ; je voudrais faire préparer une tribune pour la famille du défunt ; mon absence dure à peine dix ou douze minutes.

En rentrant dans l’église, je n’aperçois pas d’abord RATISBONNE ; puis je le découvre bientôt agenouillé devant la chapelle de l’ange saint Michel.

Je m’approche de lui, je le pousse trois ou quatre fois avant qu’il s’aperçoive de ma présence. Enfin, il tourne vers moi un visage baigné de larmes, joint les mains, et me dit avec une expression impossible à rendre :

« Oh ! Comme ce monsieur a prié pour moi »

J’étais moi-même stupéfait d’étonnement ; je sentais ce qu’on éprouve en présence d’un miracle.

Je relève RATISBONNE ; je le guide, je le porte, pour ainsi dire, hors de l’église, je lui demande ce qu’il a, où il veut aller :

« Conduisez-moi où vous voudrez, s’écrie-t-il, après ce que j’ai vu, j’obéis. »

Je le presse de m’expliquer ; il ne le peut pas, son émotion est trop forte.

Il tire de son sein la médaille miraculeuse, qu’il couvre de baisers et de larmes. Je le ramène chez lui, et malgré ses instances, je ne puis obtenir de lui que des exclamations entrecoupées de sanglots : « Ah ! Que je suis heureux ! Que Dieu est bon ! Quelle plénitude de grâces et de bonheur ! Que ceux qui ne savent pas sont à plaindre. »

Enfin, il me demande s’il n’est pas fou… « Mais non, s’écrie-t-il, je suis dans mon bon sens ; mon Dieu, mon Dieu ! Je ne suis pas fou ! Tout le monde sait bien que je ne suis pas fou ! »

Lorsque cette délirante émotion commence à se calmer, RATISBONNE, avec un visage radieux, je dirais presque transfiguré, me serre dans ses bras, m’embrasse, me demande de le mener chez un confesseur, veut savoir quand il pourra recevoir le baptême, sans lequel il ne saurait plus vivre, soupire après le bonheur des martyrs. Il me déclare qu’il ne s’expliquera qu’après avoir obtenu la permission d’un prêtre : « Car ce que j’ai à dire, ajoute-t-il, je ne puis le dire qu’à genoux. »

Je le conduis aussitôt au Gesu, près du père VILLEFORT, qui l’engage à s’expliquer.

Alors RATISBONNE tire sa médaille, l’embrasse, nous la montre, et s’écrie :

« JE L’AI VUE, JE L’AI VUE ! » et son émotion le domine encore. Mais bientôt plus calme, il peut s’exprimer ; voici ses paroles.

« J’étais depuis un instant dans l’église, lorsque tout d’un coup je me suis senti saisi d’un trouble inexprimable. J’ai levé les yeux ; tout l’édifice avait disparu à mes regards ; une seule chapelle avait, pour ainsi dire, concentré toute la lumière, et au milieu de ce rayonnement, apparut, debout devant l’autel, grande, brillante, pleine de majesté et de douceur, la Vierge Marie, telle qu’elle est sur ma médaille ; une force irrésistible m’a poussé vers elle.

La Vierge m’a fait signe de la main de m’agenouiller, elle a semblé me dire :

« C’est bien ». Elle ne m’a pas parlé, mais j’ai tout compris. » 

 

En quittant le père de VILLEFORT, nous allâmes rendre grâce à Dieu, d’abord à Sainte Marie Majeure, la chère basilique de la Vierge, puis à Saint Pierre.

Impossible de traduire les transports de RATISBONNE lorsqu’il se trouva dans ces églises :

« Ah ! Me disait-il en me pressant les mains, je comprends maintenant l’amour des catholiques pour leurs églises, et la piété qui les porte à les orner, à les embellir ! Comme on est bien ici ! On voudrait n’en jamais sortir… Ce n’est plus la terre, c’est presque le ciel. »

Auprès de l’autel du très saint Sacrement, la Présence Réelle de la Divinité l’écrasait à tel point qu’il allait perdre connaissance, s’il ne se fût éloigné aussitôt, tant il lui paraissait horrible d’être en présence du Dieu Vivant, avec la tâche originelle. Il alla se réfugier dans la Chapelle de la Sainte Vierge.

Ici, me dit-il, je ne puis pas avoir peur ; je sens que je suis protégé par une miséricorde immense »

Il pria avec la plus grande ferveur auprès du tombeau des Saints Apôtres.

L’histoire de la conversion de Saint Paul, que je lui racontai, lui fit encore verser d’abondantes larmes.

Je lui demandai de nouveaux détails sur la vision miraculeuse.

Il ne pouvait expliquer lui-même comment il était passé du côté droit de l’église à la chapelle qui est à gauche, et dont il était séparé par les préparatifs du service funèbre.

Il s’était tout à coup trouvé à genoux et prosterné auprès de cette chapelle.

Au premier moment, il avait pu apercevoir la Reine du Ciel dans toute la splendeur de sa beauté sans tache ; mais ses regards n’avaient pu soutenir l’éclat de cette lumière divine.

Trois fois il avait essayé de contempler encore la Mère des miséricordes ; trois fois ses inutiles efforts ne lui avaient permis de lever les yeux que jusqu’à ses mains bénies, d’où s’échappait en gerbes lumineuses, un torrent de grâce.

« Ô mon Dieu, s’écria-t-il, moi qui, une demi-heure auparavant, blasphémait encore !

Moi qui éprouvais une haine si violente contre la religion catholique !

Mas tous ceux qui me connaissent savent bien qu’humainement j’avais les plus fortes raisons pour rester juif.

Ma famille est juive, ma fiancée est juive, mon oncle est juif… En me faisant catholique, je romps avec tous les intérêts et toutes les espérances de la terre, et pourtant je ne suis pas fou, on le sait bien que je ne suis pas fou, que ne l’ai jamais été ! On doit me croire. »

 

On rendait grâce à Dieu de se trouver à Rome dans un moment où il avait plu à son inépuisable bonté de ranimer notre confiance pour la Vierge Immaculée, en manifestant d’une manière si admirable la puissance de son intercession.

J’étais avec RATISBONNE chez le Père de VILLEFORT, lorsque le Général CHLAPOUSKI pénétra jusqu’à nous.

« Monsieur, vous avez donc vu l’image de la Sainte Vierge ? Et dites-moi comment »… L’image !

« Mais je l’ai vu elle-même, en réalité, en personne, comme je vous vois là », répond-il.

Car il n’y a dans la chapelle où s’est opéré le miracle, ni statue, ni tableau, ni image quelconque représentant la Vierge.

Dès le premier moment où il a demandé le baptême, on l’a conduit auprès du vénérable Père qui dirige une Société bien chère à tous les amis de Dieu.

Celui-ci, après l’avoir écouté avec une douce bonté, mais en même temps avec une grande gravité, lui a fait considéré attentivement les sacrifices qu’il aurait à faire, les graves obligations qu’il aurait à remplir, les combats particuliers qui l’attendaient, les tentations, les épreuves de toute nature auxquelles une résolution semblable allait l’exposer ; et lui montrant un crucifix qui était sur la table :

« Cette croix, lui dit-il, que vous avez vu pendant votre sommeil, quand une fois vous serez baptisé, non seulement il faudra l’adorer, mais la porter. »

Puis ouvrant le livre des Saintes Écritures, il cherche le deuxième chapitre de l’Ecclésiastique, et lut à Mr RATISBONNE ces paroles :

« Mon fils, lorsque vous vous engagez au service de Dieu, préparez votre âme à la tentation et à l’épreuve, et demeurez ferme dans la justice et dans la crainte du Seigneur ; tenez votre âme humiliée, et attendez dans la patience ; prêtez l’oreille aux paroles de la sagesse, et ne perdez point courage au moment de l’épreuve ; souffrez avec patience dans l’attente et les retards de Dieu. Demeurez uni à Dieu, et ne vous lassez pas d’attendre, acceptez de bon cœur tout ce qui vous arrivera, demeurez en paix dans votre douleur, et au temps de l’humiliation conservez la patience, car l’or et l’argent s’épurent par le feu, mais les hommes que Dieu veut recevoir au nombre des siens, il les éprouve dans le creuset de l’humiliation et de la douleur. Ayez confiance en Dieu, et il vous tirera de tous vos maux ; espérez en lui, conservez sa crainte, et vieillissez dans son amour » (Ecclésiastique 2,1-6).

 

La lecture de ces divines paroles fit sur RATISBONNE une profonde impression. Loin de le décourager, elles affirmèrent sa résolution, en le faisant entrer dès lors dans les sentiments du christianisme le plus sérieux et le plus fort.

Il les écouta néanmoins en silence ; mais à la fin de la retraite qui précéda son baptême, la veille de cette grande journée, il alla le soir, trouver le prêtre qui lui avait lu ces paroles huit jours auparavant, et lui demanda une copie, en disant qu’il voulait les conserver, et les méditer tous les jours de sa vie.

Tels sont les faits que je livre à la méditation de tous les hommes sérieux.

Je les ai exposés sans art, dans toute leur simplicité, dans toute leur vérité pour l’édification de ceux qui croient, pour l’enseignement de ceux qui cherchent encore le lieu de leur repos ; heureux si, après avoir erré longtemps dans les ténèbres et les contradictions, je pouvais, par ce simple récit, inspirer à quelque frère égaré la volonté de s’écrier, comme l’aveugle de l’Évangile : « Seigneur, faites que je vois » ; car celui qui prie ouvre bientôt les yeux au soleil de la vérité catholique.

Etienne Théodore de BUSSIERRE (par André Frossard)

Noëline FOURNIER