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Puis je vis dans le ciel encore un signe, grand et merveilleux : sept Anges, portant sept fléaux, les derniers puisqu’ils doivent consommer la colère de Dieu. (2) Et je vis comme une mer de cristal mêlée de feu, et ceux qui ont triomphé de la Bête, de son image et du chiffre de son nom, debout près de cette mer de cristal. S’accompagnant sur les harpes de Dieu, (3) ils chantent le cantique de Moïse, le serviteur de Dieu, et le cantique de l’Agneau : Grandes et merveilleuses sont tes œuvres, Seigneur, Dieu Maître-de-tout ; justes et droites sont tes voies, ô Roi des nations. (4) Qui ne craindrait, Seigneur, et ne glorifierait ton nom ? Car seul tu es saint ; et tous les païens viendront se prosterner devant toi, parce que tu as fait éclater tes vengeances.
La vision de Jean se poursuit… Dieu va lui donner de voir « encore un signe ». Or par définition, un signe demande à être interprété. Comme un panneau indicateur, il indique un but. Il ne s’agit donc pas de s’arrêter au signe mais de chercher son sens, pour découvrir à travers lui la réalité spirituelle qu’il évoque…
« Sept Anges »… « Sept » est symbole de plénitude, et un « ange » est un messager de Dieu… La plénitude de la Révélation du Mystère de Dieu et de son action en faveur des hommes se poursuit… Ils portent « sept » fléaux qui « doivent consommer la colère de Dieu »… Or, le thème de « la colère de Dieu » est une manière « imparfaite et dépassée »[1] de décrire, dans la Bible, les conséquences du péché des hommes. Notre mauvaise conduite pourrait-elle donc mettre Dieu en colère? Mais non ! Prenons un exemple. Un enfant est particulièrement dissipé. Son maître d’école, excédé, se met en colère et l’expulse de la classe… Et il se retrouve dehors… Voilà comment l’Ancien Testament décrit les conséquences du péché, en appliquant à Dieu des réactions bien humaines… Mais avec le Christ, nous découvrons qu’il n’en est pas ainsi… Le pécheur s’expulse lui-même de la communion avec Dieu par sa désobéissance… Ce n’est pas Dieu qui se met en colère et le chasse, c’est lui qui, en désobéissant, décide de partir et de sortir… Alors si Dieu est Lumière, Paix et Joie, il va se retrouver dans les ténèbres (Rm 1,18-25)[1], l’angoisse (Rm 2,9) et la tristesse (Lc 18,18-23)… Et Jésus est ce Fils Unique qui, par amour pour chacun d’entre nous, s’est dévêtu de son manteau de Lumière pour assumer notre humanité telle que nous, pécheurs, nous la connaissons, c’est-à-dire « privée de gloire » (Rm 3,23). Et il est venu nous rejoindre dans nos ténèbres, « devenant semblable aux hommes » (Ph 2,6‑8). Bien plus, il les a prises sur lui, pour nous donner de retrouver grâce à Lui cette Lumière que nous avions perdue par suite de nos fautes. Ainsi, il prend nos ténèbres et nous donne sa Lumière…
Pour illustrer ce thème de « la colère », prenons quelques exemples dans le Nouveau Testament. Dans la première Lettre aux Thessaloniciens, St Paul parle du Christ comme celui « qui nous délivre de la colère qui vient » (1Th 1,9-10). Si nous l’interprétons en termes de « colère de Dieu », cette colère serait donc celle de Dieu son Père… Le Fils nous délivrerait donc de la colère du Père, alors que, nous dit-il en St Jean, « moi et le Père nous sommes un » dans la communion d’un même Esprit (Jn 10,30). Ainsi, « tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement » (Jn 5,19). Mais ici, l’agir du Fils s’opposerait à celui du Père ! Nous voyons bien qu’il est impossible d’interpréter ainsi « la colère de Dieu ».
[1] « L’Ancien Testament avait pour raison d’être majeure de préparer l’avènement du Christ Sauveur du monde, et de son royaume messianique, d’annoncer prophétiquement cet avènement (cf. Luc 24,44; Jean 5,39 ; 1Pierre 1,10) et de le signifier par diverses figures (cf. 1Cor 10,11). Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien Testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu dans sa justice et sa miséricorde agit avec les hommes. Ces livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’expriment un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut » (Concile Vatican II, Dei Verbum & 15).
Christ Ressuscité apparaît aux Apôtres, Cathédrale Notre Dame de Paris
St Jean n’utilise qu’une seule fois ce thème dans tout son Evangile, en Jn 3,36. Et nous voyons bien avec ce verset que « la colère de Dieu » décrit en fait les conséquences du péché : « Qui croit au Fils a la vie éternelle ; qui résiste au Fils ne verra pas la vie ; mais la colère de Dieu demeure sur lui. » « Résister à Dieu » pourrait être une définition du péché qui se manifeste ici par le refus de « croire au Fils ». On voit bien dans ce verset que « celui qui croit en Jésus » reçoit aussitôt de lui ce que Dieu est venu nous communiquer par lui : la Vie de son Esprit qui est Lumière… Celui qui, par contre, refuse de croire, ne verra pas cette Vie qui est Lumière… Il se prive par son refus de l’expérience de la Plénitude de Dieu… « La colère de Dieu (les ténèbres) demeure sur lui ». Quel dommage, et Jésus est le premier à le regretter (Lc 19,41-44) car « moi, Lumière », nous dit-il, « je suis venu dans le monde pour que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres mais ait la Lumière de la Vie » (Jn 8,12 ; 12,46)…
Résurrection du Christ, Basilique du Rosaire, Lourdes
Enfin, St Paul écrit encore (1Th 5,9‑10) : « Dieu ne nous a pas réservés pour sa colère, mais pour entrer en possession du salut par notre Seigneur Jésus Christ, qui est mort pour nous afin que, éveillés ou endormis, nous vivions unis à lui. » Si cette « colère » était la sienne, Dieu le Père semblerait ici se battre contre lui-même… Mais non… La colère renvoie une fois de plus ici à ces ténèbres qui sont les conséquences de nos désobéissances… Certes, Dieu respecte infiniment notre liberté, et donc nos mauvais choix… Et aussitôt commis, ils nous plongent dans les ténèbres, la souffrance intérieure, l’absence de paix, le mal-être sans compter toutes les blessures « physiques » qui peuvent survenir… Et cela, Dieu le Père ne le supporte pas… Aussi ne cesse-t-il de nous inviter à revenir à Lui en cessant de faire le mal… « Reviens, rebelle Israël, car Je Suis miséricordieux » (Jr 3,12). Et inlassablement, il guérit nos blessures par la douceur de son Esprit, et nous communique par ce même Esprit cette Plénitude de Vie, de Lumière et de Paix que nous avions perdue par suite de nos fautes…
Ainsi, Dieu ne répond pas à nos péchés par la colère, une colère qui le pousserait à punir, châtier… Il n’est qu’Amour (1Jn 4,8.16), Douceur (Mt 11,29), Bienveillance envers tous (Mt 5,43-45). Son seul désir ? Notre Plénitude, notre bonheur d’où ces neuf « heureux » dans les Béatitudes en St Matthieu (Mt 5,1‑12)… Or, le chiffre trois dans la Bible renvoie à Dieu en tant qu’il agit… Ces neuf Béatitudes (3×3) évoquent donc le bonheur parfait et total que connaîtra celui ou celle qui aura laissé le Christ agir dans sa vie. Il est en effet « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1,29) en le prenant sur lui. Folie de l’Amour qui a voulu vivre en son cœur et en son corps toutes les conséquences de nos désobéissances afin que nous puissions bénéficier de tous les fruits de son obéissance éternelle ! « C’étaient nos péchés, qu’en son propre corps, il portait sur le bois, afin que morts à nos péchés, nous vivions pour la justice. Par ses blessures », qui sont en fait nos blessures qu’il a voulu vivre par amour pour nous, « nous sommes guéris » (1P 2,24). C’est pour cela qu’en regardant cette folie de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, St Paul s’écriait (2Co 5,20-21) : « Nous vous en supplions au nom du Christ : laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’avait pas connu le péché, Il l’a fait péché pour nous », au sens où le Christ a pris sur lui et vécu toutes les conséquences de nos fautes, « afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu », c’est-à-dire parfaitement ajustés à Dieu dans la communion d’un même Esprit…
C’est donc en regardant cette œuvre du Christ que nous interprèterons tous les « fléaux » évoqués dans le Livre de l’Apocalypse. Certes, ils sont les conséquences inévitables des péchés des hommes, ce que l’Ancien Testament appelait imparfaitement « la colère de Dieu »… Mais ces conséquences, cette « colère », Jésus la prise sur lui pour nous en délivrer… Et il est mort de notre mort pour que nous vivions de sa vie ! Dans un premier temps, le mal et ses conséquences ont semblé les plus forts : il est mort et a été mis au tombeau… Le mal s’est déchaîné, il ne pouvait rien faire de plus, il ne pouvait pas aller plus loin… Et c’est là, au cœur des ténèbres du tombeau qu’a resplendi la Lumière de la Toute Puissance de l’Esprit par laquelle le Père a ressuscité son Fils… « En lui était la Vie, et la Vie était la Lumière des hommes, et la Lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie » (Jn 1,5). L’Evangile se termine comme les tout premiers versets l’annonçaient déjà : la Lumière a remporté la victoire sur les ténèbres, la Vie sur la mort, l’Amour sur le mal…
Crucifix, forêt de Bélouve, île de la Réunion
La logique du Livre de l’Apocalypse est la même : avant d’aborder tous les fléaux, qui ne sont que les conséquences des péchés des hommes, St Jean va d’abord présenter la victoire du Christ sur le mal, et donc la victoire de tous ceux et celles qui ont accepté de laisser le Christ régner dans leur cœur et dans leur vie… « Je vis comme une mer de cristal mêlée de feu, et ceux qui ont triomphé de la Bête, de son image et du chiffre de son nom, debout près de cette mer de cristal » (Ap 15,2). Cette « mer de cristal » était déjà apparue en Ap 4,6 lorsque St Jean avait vu « un trône dressé au ciel, et siégeant sur le trône, Quelqu’un… Celui qui siège est comme une vision de jaspe et de cornaline ; un arc-en-ciel autour du trône est comme une vision d’émeraude… Devant le trône, on dirait une mer, transparente autant que du cristal » (Ap 4,2-6)… Ici, cette « mer de cristal » est « mêlée de feu », un nouveau symbole qui nous renvoie à Dieu Lui-même, au Mystère de son Etre. Après la pureté, la transparence, la limpidité et la beauté du cristal, voici maintenant le feu qui éclaire et purifie… Si « Dieu est Esprit » nous dit St Jean (4,24), « un esprit saint, clair, sans souillure » (Sg 7,22-8,1), on pourrait dire aussi qu’Il est « feu » (Dt 4,24 ; Gn 15,17‑18 ; Ex 3,1-6). Et c’est bien « le feu » de l’Esprit que Jésus est venu jeter sur la terre (Lc 12,49), un feu dans lequel il désire que nous nous laissions tous plonger (Mt 3,11), un feu que les disciples ont reçu en surabondance lors de la Pentecôte (Ac 2,1-4)…
Christ Ressuscité, Basilique de Lisieux
Nous nous rappelons que « la Bête » désigne ici l’empire romain, « son image » les emblèmes de sa puissance, « le chiffre de son nom » renvoyant à celui d’un empereur, « César-Néron » ou « César-dieu »… Et les armées romaines, en semant ruines, destructions et souffrances sur leur passage, et en persécutant les premiers chrétiens, se faisaient les instruments du mal, du Prince de ce monde… Mais ici, tout de suite, St Jean voit « ceux qui ont triomphé » de tout cela grâce à l’action de Dieu sur cette Bête : la triple mention de « la bête, de son image, du chiffre de son nom » suggère d’ailleurs cette action de Dieu[1], et donc « sa » victoire… « Ceux qui ont triomphé » sont d’ailleurs « debout », en signe de résurrection, « près de cette mer de cristal », tout près de Dieu et de son trône, en sa Présence, unis à Lui dans la communion d’un même Esprit (Ep 2,18)… Cette victoire du ciel commence dès ici‑bas sur la terre dans le cœur de tous ceux et celles qui, par leur foi et dans la foi, accueillent déjà au plus profond de leur être le Don de l’Esprit Saint (1Th 4,8) par lequel le Père ressuscita son Fils (Rm 8,11)…
[1] Noter le thème de « la colère » qui intervient dans ce texte, pour s’appliquer ensuite aux conséquences du péché : « ayant connu Dieu, ils ne lui ont pas rendu comme à un Dieu gloire ou actions de grâces, mais ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements et leur cœur inintelligent s’est enténébré ». Les païens, écrit St Paul, pouvaient connaître Dieu en regardant les merveilles de la création. A travers elle se manifeste en effet sa Toute Puissance, et en elle brille « quelque chose » de la Gloire de Dieu pour celui qui la regarde avec un cœur pur… Mais ils se sont détournés de cette Présence de Dieu qui s’offrait si simplement à eux à travers la création pour se construire des idoles et se prosterner devant elles… Mais le Dieu Père ne les a pas abandonnés pour autant (cf. Sg 14,1-4)…
Sacré Coeur, Basilique de Vézelay
Pour dire cette relation avec Dieu, « ceux qui ont triomphé » chantent les louanges de ce Dieu Sauveur en « s’accompagnant sur les harpes de Dieu »… « La harpe » est l’instrument de la louange par excellence (cf. Ps 71(70),20-23 ; 33(32),2s ; 43,8-11 ; 81(80),2-3 ; 92(91),2-6 ; 98(97),1-6…). Mais ici, il s’agit « des harpes de Dieu », des harpes que Dieu lui-même utilise… L’expression suggère non seulement un don de Dieu mais une participation à la joie même de Dieu, à son chant de joie… « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite » (Jn 15,11), une joie qui est celle de l’Esprit Saint (1Th 1,6 ; Ga 5,22)… Ainsi la joie du ciel est avant tout celle de Dieu Lui-même, un Dieu de joie qui nous a créés pour nous partager sa joie (Lc 10,21). D’où ses multiples appels au bonheur (Mt 5,3-12 ; 11,6 ; 13,16 ; 16,17 ; 24,46), un bonheur qu’ont pressenti Pierre, Jacques et Jean au jour où ils virent le Christ transfiguré… Pour vivre cette expérience, ils ne pouvaient en effet qu’être remplis de l’Esprit de Lumière (Jn 4,24 et 1Jn 1,5) et de joie, qui, seul, permet de voir la Lumière (Ps 36(35),10)… Remplis de l’Esprit, unis à Dieu dans la communion d’un même Esprit, ils vivaient la joie de l’Esprit et faisaient donc l’expérience du bonheur du ciel : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici » (Mt 17,4)…
Et que chantent-ils ? Le cantique de Moïse (Ex 15,1-21), une louange adressée à Dieu après sa victoire sur les Egyptiens oppresseurs… Et ce fut bien sûr son Peuple qui en fut l’heureux bénéficiaire… « Je chante pour le Seigneur car il s’est couvert de gloire, il a jeté à la mer cheval et cavalier. Le Seigneur est ma force et mon chant, à lui je dois mon salut. Il est mon Dieu, je le célèbre, le Dieu de mon père et je l’exalte »… Mais cette action de Dieu ne faisait qu’annoncer sa victoire définitive sur toute forme de mal et d’oppression qu’il allait accomplir par son Fils, le nouveau Moïse, en faveur de tous ceux et celles qui accepteraient par leur foi d’en être les heureux bénéficiaires… C’est pourquoi « ceux qui ont triomphé » en laissant Dieu triompher dans leur cœur et dans leur vie, chantent-ils ici « le cantique de Moïse, le serviteur de Dieu, et le cantique de l’Agneau », le Christ Jésus, le Serviteur de Dieu par excellence (cf. Mt 12,15-21 ; 20,28 ; Jn 4,34 ; 14,31)… « C’était Dieu en effet qui dans le Christ se réconciliait le monde, ne tenant plus compte des fautes des hommes » (2Co 5,19)… Et c’est Lui qui, avec son Fils, par son Fils et en Lui, a remporté la victoire contre la souffrance et le mal. Et cette victoire est dorénavant offerte à l’humanité tout entière, cette humanité blessée par le mal qu’elle commet, ce mal qui la détruit… « Père, pardonne leur », demandait Jésus pour ceux-là mêmes qui le tuaient, et à travers eux pour tous les hommes pécheurs de tous les temps… Car « Dieu veut en effet que tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2,4)… Cette perspective universelle se retrouve dans notre passage lorsque St Jean désigne Dieu comme le « Roi des nations », et lorsqu’il affirme que « tous les païens viendront se prosterner devant lui », reconnaissant ainsi sa Royauté, une Royauté qui n’est que celle de son Amour, de sa Bonté et de sa Miséricorde envers toutes ses créatures qu’il désire associer à sa Vie… Ce geste de « tous les païens » qui acceptent pour eux‑mêmes cette Royauté ne peut donc qu’être synonyme pour eux de salut… Quelle perspective ! Quelle espérance ! Ce verset est d’ailleurs une citation du Ps 86(85) où le Psalmiste déclare aussi : « Seigneur, tu es pardon et bonté, plein d’amour pour tous ceux qui t’appellent… Je te rends grâces de tout mon cœur, Seigneur mon Dieu, toujours je rendrai gloire à ton nom ; il est grand, ton amour pour moi : tu m’as tiré de l’abîme des morts », une mort, un abîme de ténèbres, que l’on peut regarder ici comme étant la conséquence du péché… Et telle est justement l’œuvre de Dieu : nous arracher à cet abîme qui n’est pourtant que la conséquence directe de toutes nos désobéissances : « Il nous a en effet arrachés à l’empire des ténèbres et nous a transférés dans le Royaume de son Fils bien-aimé en qui nous avons la Rédemption, le pardon des péchés » (Col 1,13-14 ; Ac 26,12-18). Et c’est en vidant ainsi « l’empire des ténèbres » par son Amour Miséricordieux et la Toute Puissance de sa Douceur et de sa Bonté que Dieu « fait éclater ses vengeances » à l’encontre du mal (Ap 15,4)… Il suffit au pécheur d’accepter cette main que Dieu lui tend sans cesse pour « l’arracher aux ténèbres » et le « transférer » dans son Royaume de Lumière et de Paix… Et Dieu en sera le premier à en être heureux… Et le pécheur ainsi sauvé des conséquences de ses fautes ne pourra que constater à quel point « son amour envers nous s’est montré le plus fort » (Ps 117(116)… A nous maintenant d’accepter de nous laisser aimer tels que nous sommes, en lui offrant tout, jour après jour, le bien comme le mal que nous avons pu commettre en cette vie… Et aussitôt, il mettra « loin derrière nous tous nos péchés » (Ps 103(102),10-12)… Alors, nous nous retrouverons « saints et immaculés en sa Présence dans l’Amour » (Ep 1,4), chantant avec joie « sur les harpes de Dieu » la victoire de sa Miséricorde dans nos vies…
Notons bien que St Jean a commencé par présenter cette perspective de salut et de victoire de Dieu sur toute forme de mal avant de décrire les fléaux qui vont toucher « la terre »… Ces fléaux ne seront que les conséquences inévitables du péché des hommes, mais le lecteur sait déjà que Dieu, dans son Amour et sa Miséricorde, a déjà triomphé de « tout cela », et notamment aussi de cette persécution que les chrétiens de l’époque subissaient de la part des Romains : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? la souffrance, l’angoisse[2], la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? selon le mot de l’Écriture : À cause de toi, l’on nous met à mort tout le long du jour ; nous avons passé pour des brebis d’abattoir. Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés. Oui, j’en ai l’assurance, ni la mort ni la vie, ni les anges ni les principautés, ni le présent ni l’avenir, ni les puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8,35-39).
D. Jacques FOURNIER
[1] « Trois » est souvent le chiffre de Dieu en tant qu’il agit…
[2] Dieu apparaît ici aussi comme étant le Vainqueur des conséquences du péché, car les deux premiers termes, « souffrance et angoisse », les décrivent en Rm 2,9 : « Souffrance et angoisse à toute âme humaine qui s’adonne au mal, au Juif d’abord, puis au Grec »… Et à l’époque, ou bien on était Juif, ou bien on était Grec. La perspective est donc bien universelle, valable pour « toute âme humaine »…
AP – SI – Fiche 28 – Ap 15,1-4 : Cliquer sur le titre précédent pour accéder au document PDF pour lecture ou éventuelle impression.
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Alors je vis surgir de la mer une Bête ayant sept têtes et dix cornes, sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des titres blasphématoires. (2) La Bête que je vis ressemblait à une panthère, avec les pattes comme celles d’un ours et la gueule comme une gueule de lion ; et le Dragon lui transmit sa puissance et son trône et un pouvoir immense. (3) L’une de ses têtes paraissait blessée à mort, mais sa plaie mortelle fut guérie; alors, émerveillée, la terre entière suivit la Bête. (4) On se prosterna devant le Dragon, parce qu’il avait remis le pouvoir à la Bête; et l’on se prosterna devant la Bête en disant : Qui égale la Bête, et qui peut lutter contre elle ? (5) On lui donna de proférer des paroles d’orgueil et de blasphème ; on lui donna pouvoir d’agir durant quarante-deux mois ; (6) alors elle se mit à proférer des blasphèmes contre Dieu, à blasphémer son nom et sa demeure, ceux qui demeurent au ciel. (7) On lui donna de mener campagne contre les saints et de les vaincre; on lui donna pouvoir sur toute race, peuple, langue ou nation. (8) Et ils l’adoreront, tous les habitants de la terre dont le nom ne se trouve pas écrit, dès l’origine du monde, dans le livre de vie de l’Agneau égorgé. (9) Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! (10) Les chaînes pour qui doit être enchaîné ; la mort par le glaive pour qui doit périr par le glaive ! Voilà qui fonde l’endurance et la confiance des saints.
Souvenons-nous : le Dragon est « l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier » (Ap 13,9). Jésus l’appelle le Mauvais (Mt 5,37 ; 6,13), « le Prince de ce monde » (Jn 12,31 ; 14,30 ; 16,11). St Paul parle du « dieu de ce monde » qui enténèbre le cœur, la pensée et l’intelligence (2Co 4,4) de ceux qui lui obéissent… Mais nul ne saurait comparer une créature de Dieu au Créateur lui‑même… Les actions, les manœuvres du Mauvais ne peuvent qu’être « petites » actions et « petites » manœuvres devant l’Infini du créateur… Aucune comparaison n’est donc possible entre le Serpent qui rampe sur la terre, et le Fils Unique qui vient du ciel… Le premier tremble devant le second, s’écrase et disparaît (Lc 8,28 ; Mc 1,23-26 ; Lc 4,33-37), comme les ténèbres ne peuvent que fuir et finalement disparaître devant la Lumière (Jn 1,4-5). En fait, le Serpent n’a d’autre poids que celui qu’on lui donne. Dans son orgueil, il veut prendre le devant de la scène, il aime qu’on s’intéresse à lui, qu’on parle de lui, qu’on lui accorde de l’importance, une importance qu’il n’a pas devant le Seigneur…
Il est comme cette grenouille qui se gonfle démesurément pour faire peur… Mais une grenouille restera toujours une grenouille… Et le Seigneur est venu justement rétablir la vérité, remettre chacun à sa juste place et manifester sa Souveraineté sur ce monde des ténèbres… « Sur lui, il n’a aucun pouvoir » (Jn 16,11). Et puisque « la véritable Lumière brille déjà » dans le cœur de tous ceux et celles qui consentent à sa Présence (1Jn 2,8), les ténèbres ne peuvent que s’en aller. En effet, la mort et la résurrection du Christ sont déjà la victoire définitive de Dieu sur toutes les « Principautés, Puissances et Régisseurs de ce monde de ténèbres » (Ep 6,12 ; Col 2,15). « Le Prince de ce monde est déjà condamné » (Jn 16,11) et les disciples de Jésus ont déjà vaincu le Mauvais (Jn 2,14) parce qu’ils ont accueilli la Parole du Christ, ils ont cru en elle… Et en accueillant cette Parole du Père transmise par le Fils, ils ont accueilli l’Esprit Saint qui se joint toujours à elle et qui a commencé à remplir leur cœur de sa Lumière…
« En effet », nous dit Jean Baptiste, « celui que Dieu a envoyé », Jésus, « prononce les Paroles de Dieu car il donne l’Esprit sans mesure » (Jn 3,34). Qui accueille sa Parole accueille donc au même moment l’Esprit de ce Dieu qui est Esprit (Jn 4,24) et qui est tout en même temps « Lumière » (1Jn 1,5). Et cet Esprit de Lumière chassera bien vite les ténèbres des cœurs… A chacun ensuite d’essayer de son mieux de « garder sa Parole », car « garder la Parole », c’est « obéir à Dieu » qui « donne l’Esprit Saint à ceux qui lui obéissent » (Ac 5,32 ; Jn 14,15-17). « Garder la Parole », c’est donc « garder l’Esprit », veiller à demeurer de cœur dans la paix, ne pas éteindre sa Lumière en faisant ce qui est mal (1Th 5,19-22).
En agissant ainsi, soutenu par l’Esprit qui l’a libéré des chaînes de ses esclavages (cf. Jn 8,31-36 ; Ga 5,1 ; Rm 6,12-14), le disciple de Jésus décide librement et de tout cœur de suivre son Maître sur ses chemins de lumière (Jn 8,12 ; 12,46). Or, nous dit Jésus, « si quelqu’un me sert, qu’il me suive, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur » (Jn 12,26). Et où est Jésus ? Uni au Père dans la communion d’un même Esprit, cet Esprit qui est tout en même temps Vie et Plénitude de Vie (Jn 6,63 ; Rm 8,2 ; 8,6 (TOB) ; fin de 2Co 3,6 ; Ga 5,25 ; fin de Ga 6,8 ; fin de 1P 3,18 ;fin de 1P 4,6 ; Ap 11,11), Lumière, Paix, Joie, Douceur (Ga 5,22-23)… Là est le vrai Bonheur… « Gloire, honneur et paix » à quiconque emprunte ce chemin… Mais qui se laisse emporter sur les chemins du mal ne pourra qu’être privé de tous ces biens… Au lieu de faire l’expérience d’une Plénitude discrète mais bienheureuse, il vivra un manque, un mal-être, un sentiment indéfini de vide, et donc une souffrance… « Souffrance et angoisse à toute âme humaine qui fait le mal » (Rm 2,9)… Notre vraie boussole intérieure est donc la paix sur laquelle il faut veiller comme sur un trésor, la paix qui est synonyme de Plénitude, la paix qui ne fait pas de bruit, qui est infiniment discrète et qui pourtant est déjà, quelque part, participation à la Plénitude de « l’insondable richesse du Christ » (Ep 3,8)…
Récapitulons… Le mal fait du bruit, il veut occuper toute l’attention, il impressionne par sa force, sa violence, son aspect terrifiant… Il est rempli d’orgueil et de suffisance… Mais les apparences sont trompeuses… Il est en fait comme un colosse aux pieds d’argile, prêt à s’effondrer (Dn 2,31-45)… Dieu, Lui, est humble (Mt 11,29)… Il agit toujours dans la discrétion, la douceur et la paix … Face au mal, il semble faible… Apparemment écrasé, un instant, sa force silencieuse se révèle finalement invincible…
Tel est le regard de foi que le disciple de Jésus s’est invité à porter sur les réalités qui l’entourent… Il demande une prière continuelle, « dans l’Esprit » (Ep 6,18), sa source inépuisable de tendresse, de miséricorde, de force, de douceur et de paix… Par cet Esprit, Dieu lui-même fait sa demeure dans son cœur (Jn 14,23), au sens où il l’établit dès maintenant, dans la foi et par sa foi, dans un Mystère de Communion avec Lui dans l’unité d’un même Esprit (Ep 4,1-6) : l’Esprit qu’il accueille en son cœur habite au même moment en Plénitude en Dieu Père, Fils et Saint Esprit… Or, sur Dieu et donc sur son Esprit, le Prince de ce monde n’a aucun pouvoir (Jn 16,11). Sa Lumière, par sa seule Présence, chasse les ténèbres (Jn 1,5)… Et c’est ainsi que le disciple de Jésus, par sa foi, peut triompher de tout mal…
Ainsi, notre préoccupation première ne doit pas être Satan, mais Jésus… Ce n’est pas à Satan qu’il faut donner de l’importance, mais à Jésus… Ce n’est pas de Satan qu’il faut parler, même pour inviter à se détourner de lui… C’est Jésus qu’il faut annoncer, c’est vers Lui qu’il faut tourner notre regard et notre cœur. Seul son Nom devrait habiter nos pensées… Plutôt que de se préoccuper de Satan, de le voir partout, d’avoir peur de lui (ce qui serait le signe d’un manque de foi[1]), il vaut mieux se tourner vers Jésus. « Il est avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20), avec nous et pour nous1Co 1,30-31), offert à notre cœur pour que nous puissions bénéficier avec Lui des « fleuves d’Eau Vive » et de « paix » qu’il est venu nous offrir (Jn 7,37-39 ; Is 66,12). Alors, même si nous ne le voyons pas, nous le reconnaîtrons (Jn 14,21) par la qualité et l’intensité de cette vie qu’il nous apporte (Jn 10,10 ; 6,47 ; 20,30-31 ; 1Jn 5,13), par la paix qu’il nous communique (Jn 14,27), par le repos dans lequel il nous introduit (Mt 11,28-30 ; Hb 4,3.11). Discrétion toute puissante du Dieu Tout Puissant, face à celui qui s’agite et fait beaucoup de bruit, pour impressionner, faire peur, terroriser, alors qu’en définitive, il n’est rien… Alors que Dieu, Lui, Il Est (cf. Ex 3,13-15 ; Jn 8,24.28.58)…
[1] Ceux qui ont peur se laissent impressionner ; en fait, ils ne voient que le mal : « Qui égale la Bête, qui peut lutter contre elle ? ». « Personne », pensent-ils, et ils se trompent… Ils oublient Dieu et ses serviteurs comme Mickaël dont le nom signifie : « Qui (est) comme Dieu ? » (cf. Ap 12,7-8). Et là, la seule réponse est : personne…
Impressionnante… Telle est bien cette Bête « qui ressemble à une panthère, avec les pattes comme celles d’un ours et la gueule comme une gueule de lion » (Ap 13,2). Tout dit sa puissance et sa royauté : ses « dix cornes » et ses « dix diadèmes »… Mais si la corne est effectivement un symbole de force, le chiffre dix, tout en étant important, renvoie malgré tout à une puissance limitée… Cela est encore suggéré par l’expression : « on lui donna de mener campagne contre les saints et de les vaincre ; on lui donna pouvoir sur toute race, peuple, langue et nation » (Ap 13,7)… « On lui donna »… Ce n’est donc pas la Toute Puissance Libre et Souveraine de Dieu… Un jour ou l’autre, on lui reprendra, c’est-à-dire, la justice et la paix finiront toujours par triompher…
« Ses sept têtes » symbolisent les sept collines de Rome. La Bête de la mer est donc l’empire romain, avec sa puissante armée qui avait envahi à l’époque tout le monde connu, le bassin méditerranéen… « L’une de ses têtes paraissait blessée à mort, mais sa plaie mortelle fut guérie », et la Bible de Jérusalem écrit en note : « Allusion à quelque restauration de l‘empire momentanément ébranlé (Mort de César ? Troubles qui suivirent la mort de Néron ?). La Bête égorgée et guérie est une parodie du Christ mort et ressuscité. » Et en écrasant les peuples, en semant les inévitables souffrances et destructions des guerres de conquêtes, la Bête, l’empire romain, fait le jeu du mal, de Satan, le Dragon… C’est pourquoi l’auteur écrit : « le Dragon avait remis le pouvoir à la Bête ».
Et la Bête agit bien comme le Dragon : « paroles d’orgueil », le péché par excellence, « et de blasphème » : « sur sa tête, des titres blasphématoires » (Ap 13,1)… Elle blasphème car elle veut écarter Dieu et prendre sa place (cf. Lc 4,5‑8) : viendra « l’Adversaire, celui qui s’élève au dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui‑même comme Dieu » (2Th 2,4). Les empereurs romains se faisaient d’ailleurs appeler « Sauveurs ». Certains se présentaient même comme l’incarnation des dieux, dieux eux‑mêmes, et ils se faisaient construire des temples. Mais seul le Christ est « Sauveur », « Fils Unique de Dieu », Dieu lui-même… Et il avait prévenu ses disciples : « Il surgira, en effet, des faux Christs et des faux prophètes, qui produiront de grands signes et des prodiges, au point d’abuser, s’il était possible, même les élus. Voici que je vous ai prévenus » (Mt 24,23-25)…
Cette Bête « se mit donc à proférer des blasphèmes contre Dieu, à blasphémer son nom et sa demeure, ceux qui demeurent au ciel » (Ap 13,5-6)… Si Dieu est Mystère de Communion de Trois Personnes divines, Père, Fils et Saint Esprit, dans l’unité d’un même Esprit, si Satan, l’Adversaire (2Th 2,3-4), s’attaque à Dieu, il ne peut donc au même moment que s’attaquer aussi à tous ceux et celles que Dieu, dans sa Miséricorde, a introduits dans son Mystère de Communion (Ep 2,18) par le pardon généreusement offert de toutes leurs fautes et le Don de l’Esprit Saint (Ac 2,38)…
D’où sa « campagne contre les saints » et son apparente victoire (Ap 12,7)… L’agneau aussi fut égorgé… Apparente victoire… Mais sa résurrection d’entre les morts a finalement manifesté la défaite de toutes les puissances du mal… « Ceux dont le nom se trouve écrit dans le Livre de Vie » (Ap 13,8), les disciples du Christ, participent dès maintenant, par leur foi et dans la foi à cette victoire : « Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont Il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ – c’est par grâce que vous êtes sauvés! –, avec lui Il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus. Il a voulu par là démontrer dans les siècles à venir l’extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus » (Ep 2,4-7). Et puisque Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1Tm 2,3-6), c’est cette Bonté, cet Amour et cette Miséricorde qu’il faut maintenant annoncer à temps et à contre-temps, pour que le plus possible de personnes puissent bénéficier du Mystère du « Livre de Vie »… Du côté de Dieu, leur nom y est déjà inscrit… Il leur reste juste à signer, à dire « oui » au Don déjà offert, une signature qui remplira de joie le cœur de Dieu (Lc 15,7.10 ; So 3,16‑17). En effet, dit Jésus, « je suis venu pour qu’on ait la vie, et qu’on l’ait en surabondance » (Jn 10,10)… Et tous ceux et celles qui acceptent de la recevoir, gratuitement, par amour, lui disent ainsi indirectement : « Merci, tu n’es pas venu pour rien, tu n’as pas souffert pour rien »…
D. Jacques Fournier
AP – SI – Fiche 23 – Ap 13,1-10 : Cliquer sur le titre précédent pour accéder au document PDF pour lecture ou éventuelle impression.
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Commentaires des Lectures du dimanche 18 octobre 2015
Isaïe 53, 10-11 (S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance et il prolongera ses jours.)
Ce passage du livre d’Isaïe conclut le fameux poème du Serviteur souffrant (Isaïe 52, 13 – 53, 12) que nous lisons dans son intégralité le vendredi saint, au début de la célébration. Les deux versets ici retenus par la liturgie veulent établir un parallèle avec la déclaration finale de Jésus dans l’évangile de ce jour : « Le Fils de l’homme » est venu pour « donner sa vie en rançon pour la multitude. » Le rapprochement lexical entre ces deux textes n’est pas évident (voir plutôt Isaïe 43, 3-4). Néanmoins, le rapport entre le « Serviteur » énigmatique du livre d’Isaïe et la mission de Jésus reste pertinent.
Dans ce poème, le Serviteur représente sans doute les exilés à Babylone. Ils ne sont pas plus pécheurs que ceux qui, restés sur la terre d’Israël, ont échappé à cette épreuve. Au contraire, les déportés ont dans leur exil et aux yeux de Dieu, la valeur d’un *sacrifice de réparation qui pardonne ici les péchés de tout le peuple, « les multitudes », même de ceux qui n’ont pas connu ce malheur. En d’autres termes, le Seigneur ne punira plus son peuple, parce que la fidélité envers lui des exilés est un sacrifice suffisant pour obtenir son pardon et un gage d’avenir, comme s’ils se « chargeaient », sans le savoir peut-être, des péchés de tous.
Le Serviteur, ainsi compris, est un « juste » et il « justifie » les multitudes. Ce verbe « justifier » se comprend, au sens de la théologie juive : est juste celui que Dieu considère comme juste, en raison de sa conduite. Ainsi, le Serviteur, par sa fidélité et son sacrifice, un sacrifice qu’il ignore lui-même, obtient le fait inouï que le Peuple entier redevient juste aux yeux du Seigneur. C’est ce paysage spirituel qu’il faut avoir en mémoire, lorsque Pierre déclare, dans le Temple et à propos de Jésus : « Vous avez chargé le Saint et le Juste » (Actes 3, 14).
* Le sacrifice de réparation. Voir le rituel de Lévitique 5, 14-26. C’est une compensation personnelle donnée à Dieu, par l’offrande d’un bélier pour les fautes commises par inadvertance contre l’un ou l’autre commandement. Dans le 4e chant, c’est le Serviteur, quel que soit ce personnage, qui joue volontairement ce rôle. D’où cette image : « comme du petit bétail conduit à l’abattoir » (Isaïe 53, 7).
Hébreux 4, 14-16 (« Avançons-nous avec assurance vers le Trône de la gloire. « )
Lorsqu’on présente Jésus comme « Messie », répétons-le, on se rappelle que, dans l’Ancien Testament, le mot messie signifie oint par l’huile et que l’onction peut évoquer trois personnages, trois figures : le roi, le prophète et le grand prêtre. Les évangiles se sont concentrés sur les figures royale et prophétique pour présenter Jésus comme Messie. Apparemment, seule la Lettre aux Hébreux s’est risquée à présenter Jésus comme Messie en tant que grand prêtre, grand prêtre par son entrée dans le sanctuaire du ciel à travers sa Passion et sa Résurrection.
Dans ces deux versets d’aujourd’hui, on passe, dans la même veine, à un autre registre. Dans nos inquiétudes politiques et économiques, à qui nous fier ? Nous voici convoqués à « tenir ferme dans l’affirmation de notre foi ». La figure du grand prêtre est double. D’une part, selon les légendes juives dont s’inspire notre auteur, le grand prêtre est semblable à un ange qui est accès au ciel et peut même se rendre invisible. D’autre part, selon l’histoire de la Bible et du judaïsme, certains grands prêtres furent assassinés pour avoir défendu la justice au sein de leur peuple. Voir, par exemple, 2 Chroniques 24, 20-22. C’est ce second aspect que retient notre texte. Jésus n’est pas venu pour résoudre nos misères, mais pour partager nos épreuves. Il a endossé les faiblesses de l’humanité, jusqu’à la croix évoquée ici à demi-mot. Il a donc affronté la perspective de la mort, selon la commune destinée humaine et, lui « il n’a pas péché » en se révoltant. Voilà ce qui doit motiver notre confiance envers le « Dieu tout-puissant », si nous comprenons la solidarité du Christ qui, à travers sa mission terrestre, nous accompagne, en *médiateur, vers un Dieu toujours secourable.
* Le Médiateur. « Ô Seigneur médiateur, Dieu plus haut que nous, homme à cause de nous, je reconnais ici ta miséricorde. Car, que toi, qui es si grand, tu sois ainsi troublé par une attention de ton amour, cela console bien des membres de ton corps, qui sont troublés par leur faiblesse, et cela les empêche de désespérer et de périr » (Saint Augustin).
Marc 10, 35-45 (Le Fils de l’homme est venu pour donner sa vie en rançon pour la multitude)
Un double épilogue achève, selon le « montage » de Marc, le discours de Jésus sur les relations communautaires chrétiennes. Le premier, aujourd’hui, à travers la requête des fils de Zébédée, manifeste une incompréhension du discours, mais livre en même temps la clé de lecture de tout l’épisode. Le second, dimanche prochain, souligne une vraie réussite, dans l’aveugle Bartimée.
Le passage se divise en deux parties. C’est d’abord la requête incongrue de Jacques et Jean, puis l’indignation des « dix autres » qui conduit à une déclaration décisive de Jésus.
La requête de Jacques et de Jean
En recopiant Marc, Matthieu se montre plus courtois envers les deux frères. Selon lui, c’est « la mère des fils de Zébédée » (Matthieu 20, 20) qui, en bonne mère juive, intercède pour ses rejetons. La tradition évangélique en général ne ménage pas les deux frères. Leur surnom est « fils du tonnerre » (Marc 3, 17). Ils veulent faire tomber la foudre sur un village samaritain inhospitalier (Luc 9, 54) et Jean veut empêcher un outsider de pratiquer des exorcismes au nom de Jésus (Marc 9, 38).
La demande des deux frères manifeste une étrange incompréhension du discours qui s’achève. Ils demandent de siéger dans la gloire de Jésus, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Ici se profile de nouveau l’ironie de l’évangéliste. D’abord un sous-entendu : lequel sera à droite et l’autre à gauche ? Voilà une source de jalousie renvoyant à la dispute sur « le plus grand » (Marc 9, 33-37), au début du discours. C’est ensuite l’annonce cruelle de la Passion. Car, en fait d’assistants glorieux, Jésus sera crucifié entre deux bandits, « l’un à sa droite, l’autre à sa gauche » (Marc 15, 27). La réponse de Jésus joue sur deux registres.
Au premier chef, Jésus annonce sa propre destinée : il va « boire la coupe », une expression juive ancienne désignant le sort mortel de l’humanité (« boire la coupe de la mort »). S’ajoute l’image du baptême, c’est-à-dire l’engloutissement, la noyade : « Pouvez-vous être baptisés du baptême dont je suis baptisé ? » (traduction littérale). À l’évidence, Marc dépend ici, dans ce qu’il fait dire à Jésus, de la théologie baptismale de son maître, saint Paul : « Par le baptême dans sa mort, nous avons été ensevelis avec lui » (Romains 6, 4). On notera que, dans le passage parallèle, Matthieu (20, 22) omet cette mention, en raison de sa théologie différente du baptême qui, pour lui, signifie et signe une appartenance du croyant au Dieu trinitaire (Matthieu 28, 19). Les évangélistes ne sont pas des copistes, mais des théologiens et des pasteurs, responsables de leur transmission des traditions sur Jésus. En second lieu, on notera la réponse brève des deux impétrants : « Nous le pouvons. » Jésus les invite à partager son sort, et ils l’acceptent. L’histoire chrétienne ultérieure montrera que, de fait, tous ces témoins subiront le martyre. Ils se voient ainsi *encouragés dans cette voie, mais sans nul horizon ambitieux.
Le Serviteur
Si « les dix autres » s’indignent de la requête de Jacques et de Jean, c’est qu’eux-mêmes, jaloux, se situent dans la même perspective ambitieuse. La réponse de Jésus résume le contenu de son discours que nous avons suivi depuis plusieurs dimanches : dans la relation entre les enfants et les adultes, entre l’homme et la femme, entre le riche et le pauvre, le tout est d’adopter la position du serviteur. Même si, en manière d’hyperbole, apparaît le mot « esclave », le serviteur selon l’Évangile n’est pas un larbin servile, mais celui qui met son honneur à servir l’autre, à l’épanouir, à l’estimer digne d’être servi.
Ainsi agit « le Fils de l’homme », c’est-à-dire à la fois, selon le contexte juif de l’expression, l’être céleste qui jugera l’univers et en même temps celui qui partage en tout la condition humaine. En donnant sa vie « pour la multitude », c’est-à-dire pour tous, il accomplit la figure du Serviteur souffrant (cf. Isaïe 53, 11-12). Le mot « rançon » doit être bien compris. La passion du Seigneur n’a rien d’un prix à payer pour apaiser le courroux divin. Le terme évoque la notion hébraïque du gôél, le sauveur chargé de sauver, de racheter les membres de sa famille tombés en esclavage ou retenus prisonniers.
* Encouragés. « Voyez de quelle manière il les exhorte et les entraîne à demander ce qu’il faut. Il ne leur dit pas : “Pouvez-vous affronter la mort violente ? Pouvez-vous verser votre sang ?” Mais : Pouvez-vous boire à la coupe, et il ajoute pour les attirer : celle que je vais boire ? afin qu’ils désirent être en communion avec lui. En outre, il appelle cela un baptême pour montrer que ce sera la grande purification du monde entier » (saint Jean Chrysostome).