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Décès du P. Daniel Woillez, fondateur du Sedifop (31 janvier 2021)

P. Daniel Woillez est décédé paisiblement Dimanche 31 janvier au matin, vers 11h, à Chevilly-Larue. Depuis quelque temps il s’était affaibli et ne marchait pratiquement plus, lui qui avait été un grand marcheur, avec des randonnées fréquentes le conduisant une fois par an environ au sommet du Piton des Neiges…

P. Woillez avait fondé le Sedifop (Service Diocésain de Formation Permanente) en 1978, en mettant en place les Conférences du soir pour les laïcs. Des sessions étaient organisées à St Denis et à St Paul.

En mai 1989, à la suite de la venue du Pape Jean Paul II à la Réunion, la propédeutique (année de réflexion et d’approfondissement pour des jeunes pensant devenir prêtres) est créée avec P. Antide Payet comme responsable. En 1990, P. Antoine Dennemont devient responsable du Séminaire et du Sedifop. Il crée le Cycle Long dans les années 1992… P. Woillez intervient au séminaire en théologie, et il assure également les sessions de théologie du Cycle Long. Et lorsqu’en 2009, celles et ceux qui avaient fini le parcours nous demandaient d’organiser pour eux des sessions d’approfondissement, c’est encore lui qui proposera la première formation FAC (Formations pour les Anciens du Cycle long) sur la base du livre du P. Bernard Sesboué, « Croire ». En 2013, il partira à la retraite à Chevilly Larue, en région parisienne…

P. D. Woillez aura donné presque quarante ans de sa vie à la Réunion…

« Nous invitons le Seigneur à lui faire bon accueil  ! ! ! Nous lui devons beaucoup !

Et le diocèse de la Réunion a beaucoup reçu de lui !

Je suis dans l’Action de Grâce pour ce qu’il a été et qu’il sera éternellement ! »

Sr Marguerite, ancienne Prieure du Carmel des Avirons…

Ses obsèques seront célébrées ce jeudi 4 février à 14h 30 à Chevilly, 17h 30 heure de la Réunion…

Pour plus d’informations, vous pouvez cliquer sur le lien suivant :

Avis de décès du P. Daniel Woillez

Voici quelques photos souvenirs…

2009

P. Woillez aimait plaisanter… « Je ne bois jamais d’eau… C’est trop dangereux… Car l’eau bue éclate »… Mais on peut remarquer que son verre d’eau est bien rempli !

2012

2013,

année où il quitta la Réunion pour partir en retraite à Chevilly Larue.

Avec l’équipe de service du Cycle Long au Carmel des Avirons

Lors de la rencontre Cycle Long Nord de fin d’année où nous avions fait une petite fête pour lui…

« Qu’est-ce que le péché originel ? Une pomme, deux poires et beaucoup de pépins ! »

Et nous avions organisé aussi une petite fête pour lui avec le groupe Cycle Long Sud …

Puis ce furent les « au revoir » avec Mgr Gilbert Aubry…

L' »au revoir » à l’aéroport…

… puis un petit « bonjour » à Chevilly Larue où il vécut sa retraite…

 

 




L’année saint Joseph et la spiritualité conjugale et familiale par Fr. Manuel Rivero O.P.

Pape François

Le pape François nous donne pour modèle de foi et de vie familiale le père adoptif de Jésus, Joseph, l’époux de Marie (1). Marie et Joseph ont partagé la même foi dans le Dieu d’Israël (2). Chacun, à sa manière et selon sa mission, a adhéré à l’annonce de l’ange en servant Dieu de manière fidèle : « Dans chaque circonstance de sa vie, Joseph a su prononcer son « fiat », tout comme Marie à l’Annonciation, et comme Jésus à Gethsémani [3]».

 

 

La prière conjugale de Marie et de Joseph

Mariés en Dieu, Marie et Joseph ont été sanctifiés par Jésus, le Fils de Dieu fait homme. Époux aimants et respectueux, Marie et Joseph ont vécu la prière conjugale en reprenant la Loi de Moïse, les Psaumes et les enseignements des Prophètes. Leur prière était riche de leur foi et de leur amour, de leurs soucis et de leurs joies.

Mgr Jacques-Bénigne Bossuet (+1704), évêque, a mis en lumière la prière conjugale de Joseph et de Marie qui se sont confiés réciproquement leur virginité[4]. Habités par la Parole de Dieu et vivant dans la prière, Marie et Joseph ont partagé leur vie spirituelle à laquelle a participé Jésus enfant. Ils représentent ainsi un modèle de prière conjugale pour les couples chrétiens qui veulent vivre la sainteté dans le sacrement du mariage.

 

Les Équipes Notre-Dame

Les Équipes Notre-Dame[5], fondées par le prêtre lyonnais Henri Caffarel (+1996), manifestent la grandeur de l’amour conjugal appelé au perfectionnement, à la conversion et à la sainteté.

 

L’oraison

La prière représente la respiration de l’âme, le repos en Dieu et le ciment du couple. Les Équipes Notre-Dame proposent aux conjoints de consacrer chaque jour un temps au cœur à cœur avec Dieu dans l’oraison, prière silencieuse et intime. Le mot oraison, du latin « os-oris » représente la bouche et par extension le visage. L’oraison devient le « bouche à bouche » avec Dieu dans le partage du Souffle Saint, donné par Dieu à ceux qui croient en Jésus-Christ.

Plus un conjoint se rapproche de Dieu et plus il se rapproche de l’autre. Plus un conjoint s’éloigne de Dieu et plus il s’éloigne aussi de l’autre. Jésus est allé très loin dans l’amour des hommes car il est allé très loin dans l’amour de son Père.

L’amour de Dieu et du conjoint se nourrissent de manière réciproque. Il arrive qu’une personne qui se dit amoureuse devienne jalouse de l’amour de son conjoint envers Dieu manifesté dans la prière, au point de déclarer : « Est-ce que je ne suffis pas ? ». Ceci est absurde. Dieu garantit et fait grandir l’amour des amoureux.

Dans l’Ancien Testament, Moïse parlait avec Dieu sur le mont Sinaï, face à face, comme un ami parle à son ami (cf. Exode 33,11). La prière n’est rien d’autre qu’un échange amical où l’on se sait aimé de Dieu.

À l’image de la nappe phréatique dont dépende la fertilité de la végétation, l’oraison, prière cachée en Dieu, transforme et vivifie toutes les actions et relations du couple. D’ailleurs, la première fécondité du couple n’est pas l’enfant mais le couple lui-même comme source de rayonnement et de vie dans la société.

 

La prière conjugale

Nombreux sont les couples qui avouent leur difficulté à prier ensemble. La prière en famille, avec leurs enfants, leur semble en revanche plus aisée. Pourtant la prière conjugale apporte à ceux qui la vivent rapprochement, réconciliation, force et joie. Chaque couple choisit sa manière de prier ensemble, l’essentiel est de prier : le Notre Père, le partage de l’Évangile, les Psaumes, le chapelet … C’est ainsi que chaque conjoint parle à Dieu de l’autre et à l’autre de Dieu. Une grande communion jaillit dans le partage de la prière. Le « nous » du couple s’enracine dans le « nous » de l’Esprit Saint, amour du Père et du Fils, au cœur de la Trinité sainte.

La prière conjugale est souvent vécue par le couple comme un chemin de guérison des blessures anciennes demeurées ouvertes. Les plaies de l’esprit et de l’âme mettent longtemps à cicatriser ! Dans le couple, chacun a besoin de la vérité de l’autre.

La prière conjugale favorise l’ouverture du cœur à l’autre, la rencontre en vérité et en profondeur : deux chercheurs de Dieu sur le même chemin, deux priants avec Dieu.

 

 

Le dialogue dans le couple

L’une des spécificités des Équipes Notre-Dame est le dialogue fréquent du couple dans la prière. Appelé « le devoir de s’asseoir », il favorise le dépassement des « non-dits », véritable cancer de la relation conjugale qui se reproduit rapidement s’il n’est pas arrêté à temps.

Le « devoir de s’asseoir » consiste à prendre rendez-vous, même si les conjoints se voient tout le temps, dans un cadre propice au dialogue et à la disponibilité, en absence des enfants, sans téléphone et sans bruit. Il faut bien avouer que sa pratique exige courage car le « devoir de s’asseoir » chasse les tabous et il libère la parole : « est-que ça va ? » ; « y a-t-il quelque chose qui te dérange ? » ; « est-ce que tu aimerais quelque chose que tu n’oses pas demander ? » …

Chaque conjoint prend la parole à tour de rôle sans interrompre l’intervention de l’autre et en lui disant à la fin « merci » même si les propos étaient durs ou inexacts. Le merci correspond à l’expression sincère. Évidemment, éviter tout règlement de comptes, le devoir de s’asseoir ne peut se vivre que dans un climat de prière et d’humilité.

La fréquence de ce rendez-vous où « amour et vérité se rencontrent » (Psaume 84,11) relève de la liberté des époux. À l’image du proverbe qui affirme que « l’appétit vient en mangeant », les couples des Équipes Notre-Dame témoignent de la richesse inépuisable de cet exercice de communication spirituelle. Plus les conjoints partagent et plus ils ont des choses à se dire. Honoré de Balzac (+1850) déclarait : « En amour, il y en a toujours un qui souffre et l’autre qui s’ennuie ». Le « devoir de s’asseoir » offre une expérience opposée à l’ennui et il permet aux conjoints d’avancer « de commencement en commencement par des commencements qui n’ont pas de fin » (saint Grégoire de Nysse, mort vers l’an 395).

 

Amour « chaste » : non possessif

Le pape François rappelle la tradition catholique qui se réjouit de l’ «amour très chaste » de saint Joseph : « Ce n’est pas une indication simplement affective, mais c’est la synthèse d’une attitude qui exprime le contraire de la possession. La chasteté est le fait de se libérer de la possession dans tous les domaines de la vie. C’est seulement quand un amour est chaste qu’il est vraiment amour. L’amour qui veut posséder, devient toujours à la fin dangereux, il emprisonne, étouffe, rend malheureux. Dieu lui-même a aimé l’homme d’un amour chaste, en le laissant libre même de se tromper et de se retourner contre lui. La logique de l’amour est toujours une logique de liberté, et Joseph a su aimer de manière extraordinairement libre. Il ne s’est jamais mis au centre. Il a su se décentrer, mettre au centre de sa vie Marie et Jésus. » (Avec un cœur de Père, n°7).

 

Les Équipes Notre-Dame n’ont d’autre but que de rendre l’amour conjugal et familial, à l’image de l’amour de Joseph et de Marie, toujours plus grand, plus libre, plus fort et plus sacré.

 

 

 

Saint-Denis (La Réunion), le 27 janvier 2021.

 

 

 

 

[1] Le pape François a ouvert une « Année saint Joseph » (8 décembre 2020-8 décembre 2021) et il a publié sa lettre apostolique sur saint Joseph « Patris Corde », « Avec un cœur de père », le 8 décembre 2020, à l’occasion du 150e anniversaire de la proclamation de saint Joseph patron de l’Église universelle, par le décret « Quemadmodum Deus » du bienheureux pape Pie IX, le 8 décembre 1870. Cf. ZENIT, 8 décembre 2020. https://fr.zenit.org/2020/12/08/avec-un-coeur-de-pere-lettre-du-pape-sur-saint-joseph-et-annee-saint-joseph/

[2] Le Fr. Manuel Rivero O.P. est assistant religieux d’une Équipe Notre-Dame ainsi que du Secteur des Équipes Notre-Dame de La Réunion (France).

[3] Pape François, « Patris corde », n° 3.

[4] Jacques-Bénigne Bossuet. Sermon prêché d’abord devant vingt-deux évêques réunis pour l’Assemblée du clergé de France le 19 mars 1657, puis devant le reine Anne d’Autriche, le 19 mars 1659.  https://www.icrsp.org/Calendriers/Mois-St-Joseph/Textes/Bossuet-Panegyrique1-St-Joseph.htm

[5] Cf. https://www.equipes-notre-dame.fr/




L’énigme de l’économie malgache, un défi pour la doctrine sociale de l’Église (Fr Manuel Rivero – O.P.)

Introduction 

Ceux qui arrivent à Madagascar sont rapidement émus devant la pauvreté des gens qui mendient dans les rues.
Le but de cet article est de proposer un questionnement sur la prédication de l’Évangile et son lien intrinsèque avec la doctrine sociale de l’Église. Il ne s’agit pas de faire la synthèse de toutes les interventions de l’épiscopat malgache sur la situation du pays ni de faire une étude approfondie sur l’évolution de l’économie politique malgache. Mon propos est pastoral dans le souci de répondre aux besoins urgents de la population en annonçant l’Évangile de manière intégrale, avec toute sa richesse. Plutôt que d’apporter des explications et des réponses au « mystère » de l’économie politique malgache, il s’agit de donner envie d’innover dans la pédagogie chrétienne, la rendant davantage pratique et engagée au service du développement, dans une approche pluridisciplinaire où les laïcs apportent leur contribution scientifique et spirituelle. Appelée à se renouveler sans cesse, l’Église met en route de nouveaux processus d’évangélisation et d’action dans le sens du mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire dans l’enracinement culturel malgache avec ses valeurs et son histoire.
Jésus montre que la foi opère un changement en tout intellectuel qui découvre l’amour révélé du Père : « Il tire de son trésor du neuf et de l’ancien » (Mt 13, 52). Le chrétien ne se contente pas de répéter. Guidé par l’Esprit de Jésus ressuscité, il innove. Il innove dans sa vie personnelle, dans sa prière, dans sa manière de travailler et d’aimer ; il innove aussi dans son rapport à l’économie et à la politique.

 

Problématique

Comment se fait-il que ce pays si riche en ressources naturelles souffre autant de la misère ? Il y a des pays pauvres avec des gens pauvres. Madagascar apparaît comme un pays riche avec 92% de la population en-dessous du seuil de pauvreté. Pour faire plus simple et non loin de la réalité, la situation est décrite comme « 1% de riches et 99% de pauvres ».

À qui profitent les trésors des mines et de la mer ? Comment se fait-il que cette île-continent ne parvient pas à nourrir ses 26 millions d’habitants ? Que font les politiques ? Que fait l’Église ?
À qui la faute ? Aux élites corrompues ? À une culture inadaptée au développement ? À la colonisation d’hier et à la communauté internationale d’aujourd’hui ?

 

Le pape François

Lors de sa visite à Madagascar, en s’adressant le 7 septembre 2019 aux responsables politiques et économiques dont le président Andry Rajoelina, le pape François a relevé les forces et les faiblesses du pays. Il a mis en valeur le potentiel du pays en soulignant les valeurs traditionnelles et la richesse de sa nature. En s’exprimant devant des élus et des leaders de la société, le pape a valorisé le rôle de la société civile dans le processus de démocratisation et de développement : « Dans le préambule de la Constitution de votre République, vous avez voulu sceller une des valeurs fondamentales de la culture malgache : le “fihavanana”, qui évoque l’esprit de partage, d’entraide et de solidarité. Je vous encourage à lutter avec force et détermination contre toutes les formes endémiques de corruption et de spéculation qui augmentent la disparité sociale, et à affronter les situations de grande précarité et d’exclusion qui produisent toujours des conditions de pauvreté inhumaine. » ; « Votre belle île de Madagascar est riche d’une biodiversité végétale et animale, et cette richesse est particulièrement menacée par la déforestation excessive au profit de quelques-uns ; sa dégradation compromet l’avenir du pays et de notre Maison commune. » ; « Nous devons accorder une attention et un respect particuliers à la société civile locale ».

 

Le questionnement des économistes

La Banque mondiale a publié en 2015 un rapport détaillé sur la situation économique de Madagascar intitulé « Diagnostic systématique de pays : Madagascar ».
Sa biodiversité inégalée et ses richesses naturelles immenses représentent un grand atout pour son développement : « 98% des mammifères terrestres de Madagascar, 92% de ses reptiles, 68% de ses plantes et 41% de ses espèces d’oiseaux nicheurs ne se retrouvent nulle part ailleurs sur la planète ». Avec une douzaine d’autres pays, Madagascar recèle 70% des espèces du monde .
L’enjeu écologique de Madagascar, comme dynamique du développement interne et de son devoir moral envers l’humanité, s’avère capital. Il appelle aussi le soutien de la communauté internationale afin que les besoins économiques immédiats et les vues à court terme ne détruisent ce patrimoine naturel unique.
Trois scénarios semblent possibles à l’horizon de 2025 : une évolution tendancielle avec paupérisation progressive sans amélioration dans la gouvernance et la gestion ; une dégradation politique et des crises violentes à l’image d’Haïti ; ou bien une évolution positive grâce à l’arrivée de leaders soucieux du bien commun eux-mêmes soutenus par la société civile de plus en plus engagée.
Malheureusement le premier scénario de l’inertie semble le plus probable aux yeux de la majorité des personnes consultées par la Banque mondiale. Néanmoins, le troisième scénario demeure possible. Il suppose l’avènement de nouveaux leaders compétents et honnêtes ainsi qu’une avancée de la société civile qui engendrent des mentalités nouvelles et des pratiques enracinées dans la justice, l’esprit d’entreprise et la solidarité.
La pandémie du covid-19 en 2020 a modifié la situation de Madagascar. La Banque mondiale a présenté une nouvelle analyse de l’économie malgache encore affaiblie dans sa vulnérabilité .

 

Investissements du FMI

De son côté le FMI publie régulièrement des travaux sur l’économie malgache. En raison de la pandémie, des décaissements supplémentaires du Fonds monétaire international ont été accordés à Madagascar qui s’enfonce dans la pauvreté .

 

 

Investissements chinois

Par ailleurs, la Chine signe des contrats de coopération très importants avec Madagascar. Déjà en 2019, l’ambassadeur de Chine dans la Grande île, Yang Xiaorong, soulignait que Madagascar était le premier partenaire commercial de la Chine. En 2018, les investissements de la Chine dans la Grande île se sont élevés à 1,1 milliard de dollars . Si ces apports contribuent à la création de nouvelles infrastructures si nécessaires comme les routes, il faut relever aussi les dangers et les dégâts de l’exploitation des richesses naturelles par la Chine comme cela s’est vu dans des révoltes de la population malgache soucieuse de préserver sa culture et son équilibre de vie . En 2016, la population de Soamahamanina s’est rebellée contre l’autorisation d’exploitation d’une mine d’or par une compagnie chinoise. Les réseaux sociaux et les moyens de communication sociale, en général, éveillent et diffusent un esprit critique envers les investissements étrangers qui enrichissent souvent les élites politiques qui passent ces contrats sans retombées économiques substantielles pour la population, sans parler de la modification des styles de vie traditionnels et équilibrants pour les Malgaches et de leur lien à la terre des ancêtres.

 

 

Investissements islamistes

Dans une interview accordée à l’AED (Aide à l’Église en Détresse) en 2018, le cardinal Désiré Tsarahazana, archevêque de Toamasina, relevait aussi l’impact nouveau de certains pays à majorité musulmane dans la culture, la foi, et l’économie malgache : « La montée de l’islamisme est palpable ! C’est visible ! C’est une invasion. Avec l’argent des pays du Golfe et du Pakistan, ils achètent les gens : on voit des jeunes partir étudier en Arabie Saoudite et lorsqu’ils reviennent à Madagascar, ils sont imams. Nous avons organisé une rencontre avec des imams pour partager nos inquiétudes et l’un d’entre eux a témoigné. Il était un ancien séminariste ! Bien sûr il n’a pas dit qu’il avait été attiré par l’argent, mais c’est ce qui se passe en raison de la pauvreté ici. Il y a une vraie pression. Par exemple, dans le Nord, on donne de l’argent aux femmes pour qu’elles portent le voile intégral, la burka, dans la rue, afin de manifester l’expansion de l’Islam dans le pays. Et le soir, elles remettent leurs habits normaux.

Dans mon diocèse, on construit des mosquées partout… même s’il n’y a pas assez de musulmans. Il y a un projet de construction de plus de 2 600 mosquées à Madagascar ! Ils font aussi venir des musulmans en masse de Turquie, ce qui est un phénomène qui nous inquiète beaucoup : une à deux fois par semaine, la compagnie aérienne Turkish Airlines débarque des groupes de musulmans qui s’installent dans le pays. »

 

 

Le questionnement du livre « L’énigme et le paradoxe. Économie politique de Madagascar »

Ce livre présente le travail de recherche, d’analyse et de prospective de trois auteurs : Mireille Razafindrakoto, économiste et statisticienne ; François Roubaud, économiste et statisticien, et Jean-Michel Wachsberger, sociologue.
Dans leurs recherches, ils se sont évertués à expliquer les causes du blocage dans le développement de ce pays riche avec un population pauvre. Pour cela, ils ont comparé les données de Madagascar avec les paramètres des autres pays d’Afrique : fragmentations linguistiques et ethniques, conflits et guerres, niveaux de corruption …
Outre les études statistiques, ils ont conduit des centaines d’entretiens qualitatifs auprès des personnes-ressources et des leaders, en espérant apporter des éléments de réponse au « mystère » malgache sans équivalent dans le monde. Travail d’exégèse, d’interprétation, en rassemblant les différents éléments du « puzzle ».
Comment expliquer l’appauvrissement de Madagascar en l’absence de guerres ? Pourquoi les étapes de croissance économique vont-elles de pair avec des crises politiques ? Quel rôle jouent les élites dans ce contexte ? Quels sont les principaux facteurs de blocage ? Le titre du livre explicite le « mystère » malgache fait d’« énigme » et de « paradoxe ». Énigme à cause de ses richesses ; paradoxe en ses crises politiques concomitantes avec les périodes d’expansion économique.
Dans l’analyse historique, des allusions sont faites à l’influence de l’Église catholique et des Églises protestantes dans les moments critiques de Madagascar : « À Madagascar, Églises et religion pèsent d’un poids déterminant sur la scène nationale » (p. 164). République laïque, la Constitution affirme la séparation de l’Église et de l’État tout en mettant en lumière dans son préambule la croyance en l’existence de Dieu créateur. Les élites religieuses, à la différence des élites politiques, sont appréciées par la population (cf. p. 218).
Du point de vue de la lutte contre la corruption, il convient de signaler deux institutions : le SeSaFi et le Bianco. Le SeSaFi (Sehatra Fanaraha-maso ny Fiainampirenena – Observatoire de la vie publique), est né en février 2001. Les études de SeSaFi marquent l’évolution de l’opinion publique à Madagascar .
Le Bianco , Bureau indépendant anticorruption, a été mis en place en 2004.
Ces auteurs voient aussi dans les valeurs traditionnelles malgaches un rôle ambivalent. Le fihavanana, facteur d’harmonie et de solidarité, inscrit depuis 1992 dans le préambule de Constitution de la IIIe République comme valeur fondamentale des Malgaches, peut jouer un rôle répressif dans l’opposition à l’ordre établi, poussant les faibles à la soumission (cf. p. 120).
Si les élites politiques et économiques influencent la prise des décisions, les événements prouvent que la mobilisation de la population lors des crises a entrainé des changements de gouvernement. L’opinion de la population compte dans l’évolution du pays (cf. p. 135).
Ces trois auteurs utilisent à plusieurs reprises l’expression « théologie politique » (cf. p. 149 ; p. 167, p. 234, p. 235) pour évoquer l’influence de la religion sur le pouvoir. En effet, le gouvernement peut être associé au statut de raiamandreny (parents ou aînés) qui attirent le respect (cf. p. 142). Les Malgaches demeurent aussi attachés à la non-violence, ce qui peut empêcher des conflits féconds en politique et favoriser le maintien de situations d’injustice (cf. p. 145).
La population rurale représente 78% de la population malgache. Le monde rural demeure assez isolé, non organisé, et peu représenté politiquement. Par ailleurs, l’absence de confiance interpersonnelle s’avère notoire dans les études sociologiques (cf. p. 151). En 2012, le revenu moyen en zone rurale s’élevait à 11 euros par mois (cf. p. 151), ce qui suppose une économie d’autosubsistance.
La participation aux associations reste faible à Madagascar : 77% de Malgaches déclarent ne pas y participer. D’où la faiblesse des corps intermédiaires et de la société civile. Les chefs coutumiers et les autorités formelles jouissent peu de la confiance de la population (cf. p. 154). Au cours de l’histoire, le système colonial n’a pas mis en valeur le statut traditionnel d’autorité. En revanche, les élites participent activement à la vie associative (cf. p. 209), ce qui favorise l’accès au pouvoir et leur maintien. Les élites deviennent ainsi un cercle restreint et fermé, fondé sur des privilèges en opposition avec les principes démocratiques (cf. p.213).
Nombreux sont ceux qui voient dans cette faible confiance interpersonnelle l’une des raisons du manque de développement (cf. p. 154) : individualisme, absence du sens du bien commun, incapacité à concevoir et à mener à terme des projets collectifs, rareté des coopératives…
La thèse « culturaliste » voit dans la culture malgache et dans son système éducatif la cause du sous-développement du pays (cf. p. 217) : inertie, faible esprit d’entreprise, fatalisme et résignation (cf. p. 171)…
Comme toute culture, la culture malgache comporte ses contradictions et ses ambivalences : désir de démocratie et respect des hiérarchies traditionnelles, par exemple (cf. p. 217).
Les recettes fiscales figurent parmi les plus faibles au monde (cf. p. 175), ce qui affaiblit l’État. Les élites politiques et économiques placent souvent leurs capitaux à l’étranger (cf. p. 231), elle privent ainsi le pays des bénéfices du travail de la population et des richesses naturelles.
Dans leur conclusion, ces trois auteurs plaident pour la création d’« un espace de dialogue institutionnel pour des échanges et débats citoyens avec pour unique objectif de contribuer à réduire la fracture grandissante entre les élites et la population » (p. 239).
Ils proposent aussi de « réexplorer » un certain nombre de notions et de valeurs malgaches de manière à les « reconfigurer » (p. 239), nous pourrions parler de les « actualiser », de les « mettre à jour », selon le langage de l’informatique : « Sans tomber dans un culturalisme naïf, ce processus de réappropriation nous paraît à la fois pouvoir faire l’objet d’une large adhésion et servir de base à un processus de reconstruction, de renaissance pour échapper à ce destin de pays qui tombe au ralenti, sans bruit, et se regarde tomber dans l’indifférence générale » (pp. 239-240).
Ces termes proposés sont les suivants dont les auteurs donnent le sens dans leur glossaire à la fin de l’ouvrage : fihavanana , fiaraha-monina , firaisan-kina , fokonolona , soa iombonana , raiamandreny , fanjakana , hasina , olomanga .
La doctrine sociale de l’Église peut y voir un appel à se situer sur « les lignes de fracture » de la société dont parlait le bienheureux évêque dominicain Pierre Claverie (+1996), témoin du Christ en Algérie.
L’Église a toujours aimé étudier et approfondir la culture locale pour mieux la connaître, l’accueillir pour s’enrichir, la servir, l’évangéliser et la convertir aussi. Cette conclusion des économistes arrive comme un encouragement de plus à s’enraciner dans la tradition malgache. Les théologiens et les ethnologues de l’Église catholique à Madagascar y travaillent depuis longtemps. Qu’ils en soient remerciés. « Des racines et des ailes, mais des racines pour s’envoler et des ailes pour s’enraciner » , écrivait le Prix Nobel de littérature espagnol Juan Ramón Jiménez (+1958).

 

Les déclarations de l’épiscopat malgache

Pasteurs proches de leur peuple, les évêques malgaches se sont prononcés sur l’évolution du pays et sur la route à suivre. Nous disposons d’une présentation réalisée par Ketakandriana Rafitoson : « Les crises malgaches vues par la conférence épiscopale de Madagascar. Étude des communiqués publiés de 1889 à 2014. »
Ces déclarations ont été suivies par d’autres messages importants des évêques comme celui du 22 novembre 2018 : « Message de la Conférence Épiscopale de Madagascar « Gardez courage ! J’ai vaincu le monde » (Jn 16, 33) À tous les baptisés et aux hommes et femmes de bonne volonté ».
Ces textes montrent l’engagement des évêques en faveur de la justice et de la paix. Ils proclament l’Évangile, en défendant les pauvres, en continuité avec les valeurs traditionnelles malgaches. Ont-ils été entendus ? Pas toujours malheureusement. Mais il s’agit du mystère de la prédication. Les évêques ont semé la Parole de Dieu avec sa puissance. Le bon grain semé pousse quand il tombe sur la bonne terre. Il peut aussi être étouffé par les mauvaises herbes, comme le dit Jésus dans sa parabole du semeur.
Ces déclarations épiscopales manifestent le lien entre annonce de l’Évangile et doctrine sociale de l’Église.
Il n’est pas possible de les présenter une par une dans cet article mais elles témoignent du mystère de l’Incarnation vécu dans l’inculturation de l’Évangile à l’image du levain dans la pâte dont parle la parabole de Jésus.

 

Les symposiums de l’UCM

L’Université Catholique de Madagascar, UCM, a organisé récemment deux symposiums sur la doctrine sociale de l’Église qui méritent d’être connus et mis en valeur pour la qualité des intervenants et le contenu de leurs interventions : « Éthique, responsabilité et développement ». Actes du Symposium organisé par le Centre de recherche de l’Université catholique de Madagascar, Ambatoroka, 27-28 février -1er mars 2017 ; « Éthique, responsabilité et développement II ». Actes du Symposium organisé par le Centre de Recherche pour le Développement. Ambatoroka, 28 février et 1er mars 2019.
Ces symposiums ont permis un travail pluridisciplinaire avec la participation de professeurs des différentes sciences : théologie, philosophie, anthropologie, droit, économie, sociologie, pédagogie … Des politiques, des juristes, des chefs d’entreprise, des membres du Bianco et de SeSaFi y ont apporté aussi leur concours. Mme Rabenarivo Sahondra, membre de la SeSafi a présenté sa vision du rôle de la société civile par rapport à l’État (pp. 103-106). Un atelier a repris cette problématique de la valorisation de la société civile par rapport à l’État.
Du point de vue pédagogique, les intervenants ont mis en lumière les différents types de savoir : savoir, savoir être (conscience), savoir-faire (compétence), savoir devenir, sans oublier l’engagement et la compassion.
La responsabilité des élites a fait aussi l’objet de réflexions et de débats par rapport au développement et à l’innovation sociale et économique.
Le professeur Harimanana Raniriharinosy, docteur en sciences politiques et enseignant à l’UCM, a relevé dans son exposé sur « L’éthique républicaine » l’originalité du droit constitutionnel malgache qui intègre des valeurs traditionnelles comme le « fokonolona » et le « fihavanana ». Dans son commentaire, il montre l’importance de ce dernier mot qui signifie l’amitié ou la solidarité, tout en estimant que « cette valeur typiquement malgache s’oppose à l’État de droit où il y a lieu à tout prix de déterminer le responsable, le coupable » (page 23). Cette remarque rejoint d’autres propositions déjà évoquées dans cet article sur le besoin d’actualiser les valeurs malgaches en fonction des évolutions sociales.
J’ai eu l’honneur et la joie de faire partie de l’atelier n°2 « Communauté religieuse : action significative sur la société et la politique » (pages 95-100).
Le christianisme favorise-t-il le développement ? Quel est l’impact de la prédication de l’Église sur la démocratie et le développement à Madagascar ? Comment se fait-il que des responsables politiques baptisés et membres des Églises catholique et protestante laissent le pays dans un tel état de misère ?

 

Prospective :

Inclure la doctrine sociale de l’Église dans la prédication, la catéchèse et l’éducation
Dans son interview citée à l’AED, le cardinal Désiré Tsarahazana s’était déjà exclamé : « Si nous étions vraiment chrétiens, nous n’en serions pas là » . Le cardinal pointe ainsi la cause du problème : des rites religieux qui n’aboutissent pas à des actes de charité. Religieux ne veut pas dire nécessairement évangélique et disciple de Jésus : « À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,35).
La majorité des responsables politiques et économiques à Madagascar sont des baptisés, catholiques ou protestants. Comment se fait-il que la foi célébrée dans les églises et les temples ne change pas la douloureuse réalité économique malgache ?
L’expérience prouve que c’est par l’éducation que les peuples évoluent et progressent. Les grandes révolutions s’accomplissent dans les relations familiales à la maison et sur les bancs des écoles et des universités.
Les chrétiens gagnent à se remettre en cause dans leur manière de vivre leur foi et de l’annoncer. « Comme le corps sans l’âme est mort, de même la foi sans les œuvres est-elle morte », enseigne saint Jacques dans son épître (Jc 2,26).
Les Églises catholiques et protestantes ont un pouvoir extraordinaire. Chaque dimanche ils rassemblent des millions de Malgaches. Mais la prière et la prédication changent-elles vraiment les manières de penser et d’agir des fidèles ? Pourquoi y a-t-il un tel hiatus entre la théorie et la pratique, entre l’Évangile et les rapports sociaux ? Pourquoi cette prédication ne parvient-elle pas à donner les fruits escomptés ? Où se trouve la racine du problème ? Dans le cœur de l’homme fermé à la grâce transformante ? Dans la pédagogie appliquée sans articulation avec les pratiques politiques et économiques ? Des présidents malgaches sont sortis des milieux chrétiens sans qu’ils donnent satisfaction. Monsieur Didier Ratisaraka avait été éduqué chez les Jésuites à Saint-Michel. Monsieur Marc Ravalomanana occupait même un poste de responsable dans son église protestante.
Le père Pedro Arrupe (+1991), ancien général de la Compagnie de Jésus, avait interpellé vivement les anciens élèves des collèges jésuites à propos de leur manque d’engagement pour la justice sociale.
Les chrétiens assurent aussi l’éducation de millions d’enfants et de jeunes dans les écoles et dans la catéchèse. Ils ont la possibilité de façonner et de faire évoluer les mentalités et les pratiques.
L’Enseignement catholique malgache comprend 4.591 établissements scolaires (préscolaire, primaire, collège, lycée) ; 665.300 élèves et 22.464 enseignants.

 

Nouveau départ pour l’éducation catholique

La Commission épiscopale pour l’éducation et l’enseignement catholique de Madagascar a publié le 27 novembre 2020 une déclaration en faveur d’un nouveau départ : « Nouveau départ pour une éducation catholique fondée sur une écologie intégrale en faveur du développement de tout l’homme et de tous les hommes » . L’éducation représente les fondements de la société et la matrice des mentalités qui détermineront les choix et l’avenir du pays. L’Église malgache manifeste ici sa prise de conscience en vue d’une nouvelle approche pédagogique pour répondre aux changements sociaux. L’écologie y occupe une place importante : « Celui qui pratique les feux de brousse tue sa postérité et celui qui plante des arbres transmet la vie ».
Quant au Mémorandum , il rappelle la présence des écoles catholiques auprès des plus pauvres, en brousse, le souci de l’environnement avec les « écoles vertes » sans oublier le besoin de l’éducation affective et sexuelle de manière à éviter notamment les maladies sexuellement transmissibles et les maternités précoces. Le programme EVA (Éducation à la Vie et à l’Amour) est préconisé en fonction de son approche intégrale de la personne humaine.

Pédagogie pratique

Il s’avère nécessaire d’innover dans la pédagogie en adoptant davantage des méthodes pratiques d’enseignement, car le risque est grand de faire de la foi chrétienne un idéal abstrait sans emprise dans le tissu humain de l’économie et de la politique. La prière elle-même risque d’être réduite à des rites sans lendemain. Aussi Jésus avait-il cité le prophète Isaïe : « Ce peuple m’honore des lèvres mais leur cœur est loin de moi » (Mt 15,8).
La démocratie suppose l’esprit fraternel. Dans son encyclique « Fratelli tutti » du 3 octobre 2020, le pape François a montré le chemin à suivre.
Le développement passe par l’écologie, la conscience professionnelle, la solidarité, l’esprit d’initiative et d’entreprise, la recherche du bien et le travail en équipe. Ces qualités nécessaires au développement représentent aussi des compétences à acquérir par la pratique dans la catéchèse et les écoles.
Nombreux sont les Malgaches, et malheureusement beaucoup de jeunes, avouent leur découragement et leur scepticisme face au contexte sociopolitique. Ils n’y croient plus ! Lors de sa visite à Madagascar au mois de septembre 2019, le pape François s’est évertué à insuffler l’Esprit du Christ afin de relever les esprits accablés.
Les éducateurs et les professeurs constatent les résultats des pédagogies adaptées aux besoins. Il n’y a pas de quoi désespérer ! Les enfants appliquent rapidement dans la joie les enseignements sur l’écologie. ils plantent des semences et des arbres. Ils sont capables de rendre au fleuve les poissons trop petits, en formation. Ils aiment travailler ensemble.
Pourquoi ne pas enseigner davantage dans la catéchèse et à l’école la pédagogie du projet à écrire et à réussir ensemble ? Pourquoi ne pas valoriser davantage l’esprit d’initiative pour réaliser de petits projets ?
« Passer de la macro-contemplation morose au micro-engagement responsable », représente une juste devise !
C’est en assumant de petites responsabilités accompagnées de réussite que les enfants et les jeunes apprennent le leadership. Et le pays a besoin de nouvelles générations de leaders.
C’est dans le cadre de la société civile que l’Église peut agir favorablement au service de la justice. L’État malgache se déclare laïc dans sa Constitution. Les projets de développement se situent dans ce contexte laïc et culturel ; pas nécessairement cultuel. C’est aussi dans les programmes éducatifs que les valeurs traditionnelles malgaches peuvent être transmises, actualisées et évangélisées pour correspondre à l’idéal de l’État de droit, avec l’égalité de chances et la démocratie participative.
Il convient aussi d’intégrer des pédagogies pratiques à la doctrine sociale de l’Église dans la formation des étudiants dans les universités catholiques. Par exemple, l’aide scolaire gratuite aux enfants des rues favorise le lien social et la découverte d’autres milieux de vie. Les étudiants vont aux « périphéries » de la société pour partager leur savoir et ils apprennent en retour des enfants et des jeunes défavorisés. « Personne n’est aussi riche qu’il ne puisse rien recevoir, personne n’est aussi pauvre qu’il ne puisse rien donner », déclarait Mère Teresa de Calcutta. J’ai été interpellé en apprenant par une amie des frères dominicains du couvent de Nice, ancienne Miss France et Miss Monde, que pour devenir candidate à Miss Monde il fallait déployer une activité humanitaire : visite aux malades ou aux personnes âgées, aide scolaire … Si cela est exigé pour obtenir un concours de beauté, pour obtenir un diplôme par une université catholique, il serait aussi logique d’appliquer des pédagogiques pratiques de charité et de dialogue social. Les étudiants vivent souvent entre eux, sans mixité sociale.
Il est souvent reproché aux élites intellectuelles de demeurer loin du peuple en souffrance.

Travail pluridisciplinaire

Les symposiums organisés par l’UCM montrent aussi le besoin et les bienfaits d’un travail scientifique pluridisciplinaire. « Il faut des « leaders » avec une nouvelle mentalité » , a déclaré le pape François, en citant aussi le laïc dominicain Giorgio La Pira, ancien maire de Florence (Italie), engagé dans la réconciliation entre les peuples et la lutte contre la misère.
La formation universitaire des leaders dans la lumière de la doctrine sociale de l’Église figure comme la bonne semence évangélique qui donnera des fruits de liberté, de justice et de paix. Dans la vie chrétienne comme dans la formation académique des universités catholiques, la doctrine sociale de l’Église ne doit pas ressembler à une feuille de salade décorative dans le plat de résistance, mais elle a pour vocation de donner le goût de l’amour de Dieu et du prochain à l’image du sel cité par Jésus dans l’Évangile. Sans le sel, une bonne nourriture reste insipide. Sans le sel de l’amour fraternel évangélique, l’économie et la politique deviennent fades et décevantes.
Les évêques gagent à étudier les questions politiques et économiques avec les personnes-ressources des différentes sciences, de manière à engager uniquement l’Église en matière de foi et de morale évangélique. En de nombreuses occasions, les déclarations officielles en faveur de tel ou tel politique se sont soldées par des déceptions et un discrédit certain de l’Église.
Il n’y a pas de politique ni d’économie chrétiennes. En revanche, il y a une manière chrétienne de faire de la politique et de l’économie en allant en prenant la défense de la dignité sacrée de toute personne humaine et des pauvres.
À ce propos, il est bon de citer le préambule de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 : « La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ». La Suisse, façonnée par les Églises catholique et protestante, fait apparaître dans son droit constitutionnel la manière évangélique de faire de la politique qui consiste à partir du plus vulnérable des citoyens et non des projets idéologiques ou des multinationales.

Saint-Denis (La Réunion), le 12 janvier 2021.

Fr Manuel Rivero (O.P.)




LETTRE APOSTOLIQUE PATRIS CORDE DU SAINT-PÈRE FRANÇOIS

À L’OCCASION DU 150ème ANNIVERSAIRE DE LA DÉCLARATION

DE SAINT JOSEPH COMME PATRON DE L’ÉGLISE UNIVERSELLE

            Avec un cœur de père : C’est ainsi que Joseph a aimé Jésus, qui est appelé dans les quatre Évangiles « le fils de Joseph ».[1]

 

            Les deux évangélistes qui ont mis en relief sa figure, Matthieu et Luc, racontent peu, mais bien suffisamment pour le faire comprendre, quel genre de père il a été et quelle mission lui a confiée la Providence.

Nous savons qu’il était un humble charpentier (cf. Mt 13, 55), promis en mariage à Marie (cf. Mt 1, 18 ; Lc 1, 27) ; un « homme juste » (Mt 1, 19), toujours prêt à accomplir la volonté de Dieu manifestée dans sa Loi (cf. Lc 2, 22.27.39), et à travers quatre songes (cf. Mt 1, 20 ; 2, 13.19.22). Après un long et fatiguant voyage de Nazareth à Bethléem, il vit naître le Messie dans une étable, parce qu’ailleurs « il n’y avait pas de place pour eux » (Lc 2, 7). Il fut témoin de l’adoration des bergers (cf. Lc 2, 8-20) et des Mages (cf. Mt 2, 1-12) qui représentaient respectivement le peuple d’Israël et les peuples païens.

Il eut le courage d’assumer la paternité légale de Jésus à qui il donna le nom révélé par l’ange : « Tu lui donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1, 21). Comme on le sait, donner un nom à une personne ou à une chose signifiait, chez les peuples antiques, en obtenir l’appartenance, comme l’avait fait Adam dans le récit de la Genèse (cf. 2, 19-20).

Quarante jours après la naissance, Joseph, avec la mère, offrit l’Enfant au Seigneur dans le Temple et entendit, surpris, la prophétie de Siméon concernant Jésus et Marie (cf. Lc 2, 22-35). Pour défendre Jésus d’Hérode, il séjourna en Égypte comme un étranger (cf. Mt 2, 13-18). Revenu dans sa patrie, il vécut en cachette dans le petit village inconnu de Nazareth en Galilée – d’où, il était dit, « qu’il ne surgit aucun prophète » et « qu’il ne peut jamais en sortir rien de bon » (cf. Jn 7, 52 ; 1, 46) –, loin de Bethléem, sa ville natale, et de Jérusalem où se dressait le Temple. Quand, justement au cours d’un pèlerinage à Jérusalem, ils perdirent Jésus âgé de douze ans, avec Marie ils le cherchèrent angoissés et le retrouvèrent dans le Temple en train de discuter avec les docteurs de la Loi (cf. Lc2, 41-50).

Après Marie, Mère de Dieu, aucun saint n’a occupé autant de place dans le Magistère pontifical que Joseph, son époux. Mes prédécesseurs ont approfondi le message contenu dans les quelques données transmises par les Évangiles pour mettre davantage en évidence son rôle central dans l’histoire du salut : le bienheureux Pie IX l’a déclaré « Patron de l’Église Catholique »,[2] le vénérable Pie XII l’a présenté comme « Patron des travailleurs »,[3] et saint Jean Paul II comme « Gardien du Rédempteur ».[4] Le peuple l’invoque comme « Patron de la bonne mort ».[5]

Par conséquent, à l’occasion des 150 ans de sa déclaration comme Patron de l’Église Catholique faite par le bienheureux Pie IX, le 8 décembre 1870, je voudrais – comme dit Jésus – que « la bouche exprime ce qui déborde du cœur » (cf. Mt 12, 34), pour partager avec vous quelques réflexions personnelles sur cette figure extraordinaire, si proche de la condition humaine de chacun d’entre nous. Ce désir a mûri au cours de ces mois de pandémie durant lesquels nous pouvons expérimenter, en pleine crise qui nous frappe, que « nos vies sont tissées et soutenues par des personnes ordinaires, souvent oubliées, qui ne font pas la une des journaux et des revues ni n’apparaissent dans les grands défilés du dernier show mais qui, sans aucun doute, sont en train d’écrire aujourd’hui les évènements décisifs de notre histoire : médecins, infirmiers et infirmières, employés de supermarchés, agents d’entretien, fournisseurs de soin à domicile, transporteurs, forces de l’ordre, volontaires, prêtres, religieuses et tant d’autres qui ont compris que personne ne se sauve tout seul. […] Que de personnes font preuve chaque jour de patience et insufflent l’espérance, en veillant à ne pas créer la panique mais la co-responsabilité! Que de pères, de mères, de grands-pères et de grands-mères, que d’enseignants montrent à nos enfants, par des gestes simples et quotidiens, comment affronter et traverser une crise en réadaptant les habitudes, en levant le regard et en stimulant la prière! Que de personnes prient, offrent et intercèdent pour le bien de tous ».[6] Nous pouvons tous trouver en saint Joseph l’homme qui passe inaperçu, l’homme de la présence quotidienne, discrète et cachée, un intercesseur, un soutien et un guide dans les moments de difficultés. Saint Joseph nous rappelle que tous ceux qui, apparemment, sont cachés ou en « deuxième ligne » jouent un rôle inégalé dans l’histoire du salut. À eux tous, une parole de reconnaissance et de gratitude est adressée.

  1. Père aimé

La grandeur de saint Joseph consiste dans le fait qu’il a été l’époux de Marie et le père adoptif de Jésus. Comme tel, il « se mit au service de tout le dessein salvifique », comme l’affirme saint Jean Chrysostome.[7]

Saint Paul VI observe que sa paternité s’est exprimée concrètement dans le fait « d’avoir fait de sa vie un service, un sacrifice au mystère de l’incarnation et à la mission rédemptrice qui y est jointe ; d’avoir usé de l’autorité légale qui lui revenait sur la sainte Famille pour lui faire un don total de soi, de sa vie, de son travail ; d’avoir converti sa vocation humaine à l’amour domestique dans la surhumaine oblation de soi, de son cœur et de toute capacité d’amour mise au service du Messie germé dans sa maison ».[8]

En raison de son rôle dans l’histoire du salut, saint Joseph est un père qui a toujours été aimé par le peuple chrétien comme le démontre le fait que, dans le monde entier, de nombreuses églises lui ont été dédiées. Plusieurs Instituts religieux, Confréries et groupes ecclésiaux sont inspirés de sa spiritualité et portent son nom, et diverses représentations sacrées se déroulent depuis des siècles en son honneur. De nombreux saints et saintes ont été ses dévots passionnés, parmi lesquels Thérèse d’Avila qui l’adopta comme avocat et intercesseur, se recommandant beaucoup à lui et recevant toutes les grâces qu’elle lui demandait ; encouragée par son expérience, la sainte persuadait les autres à lui être dévots.[9]

Dans tout manuel de prière, on trouve des oraisons à saint Joseph. Des invocations particulières lui sont adressées tous les mercredis, et spécialement durant le mois de mars qui lui est traditionnellement dédié.[10]

La confiance du peuple en saint Joseph est résumée dans l’expression « ite ad Joseph » qui fait référence au temps de la famine en Égypte quand les gens demandaient du pain au pharaon, et il répondait : « Allez trouver Joseph, et faites ce qu’il vous dira » (Gn41, 55). Il s’agit de Joseph, le fils de Jacob qui par jalousie avait été vendu par ses frères (cf. Gn 37, 11-28) et qui – selon le récit biblique – est devenu par la suite vice-roi d’Égypte (cf. Gn 41, 41-44).

En tant que descendant de David (cf. Mt 1, 16.20), la racine dont devait germer Jésus selon la promesse faite à David par le prophète Nathan (cf. 2 S 7), et comme époux de Marie de Nazareth, saint Joseph est la charnière qui unit l’Ancien et le Nouveau Testament.

  1. Père dans la tendresse

Joseph a vu Jésus grandir jour après jour « en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes » (Lc 2, 52). Tout comme le Seigneur avait fait avec Israël, « il lui a appris à marcher, en le tenant par la main : il était pour lui comme un père qui soulève un nourrisson tout contre sa joue, il se penchait vers lui pour lui donner à manger » (cf. Os 11, 3-4).

Jésus a vu en Joseph la tendresse de Dieu : « Comme la tendresse du père pour ses fils, la tendresse du Seigneur pour qui le craint » (Ps 103, 13).

Joseph aura sûrement entendu retentir dans la synagogue, durant la prière des Psaumes, que le Dieu d’Israël est un Dieu de tendresse,[11] qu’il est bon envers tous et que « sa tendresse est pour toutes ses œuvres » (Ps 145, 9).

L’histoire du salut s’accomplit en « espérant contre toute espérance » (Rm 4, 18), à travers nos faiblesses. Nous pensons trop souvent que Dieu ne s’appuie que sur notre côté bon et gagnant, alors qu’en réalité la plus grande partie de ses desseins se réalise à travers et en dépit de notre faiblesse. C’est ce qui fait dire à saint Paul : « Pour m’empêcher de me surestimer, j’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime. Par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi. Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » » (2 Co 12, 7-9).

Si telle est la perspective de l’économie du salut, alors nous devons apprendre à accueillir notre faiblesse avec une profonde tendresse.[12]

Le Malin nous pousse à regarder notre fragilité avec un jugement négatif. Au contraire, l’Esprit la met en lumière avec tendresse. La tendresse est la meilleure manière de toucher ce qui est fragile en nous. Le fait de montrer du doigt et le jugement que nous utilisons à l’encontre des autres sont souvent un signe de l’incapacité à accueillir en nous notre propre faiblesse, notre propre fragilité. Seule la tendresse nous sauvera de l’œuvre de l’Accusateur (cf. Ap 12, 10). C’est pourquoi il est important de rencontrer la Miséricorde de Dieu, notamment dans le Sacrement de la Réconciliation, en faisant une expérience de vérité et de tendresse. Paradoxalement, le Malin aussi peut nous dire la vérité. Mais s’il le fait, c’est pour nous condamner. Nous savons cependant que la Vérité qui vient de Dieu ne nous condamne pas, mais qu’elle nous accueille, nous embrasse, nous soutient, nous pardonne. La Vérité se présente toujours à nous comme le Père miséricordieux de la parabole (cf. Lc 15, 11-32) : elle vient à notre rencontre, nous redonne la dignité, nous remet debout, fait la fête pour nous parce que « mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé » (v. 24).

La volonté de Dieu, son histoire, son projet, passent aussi à travers la préoccupation de Joseph. Joseph nous enseigne ainsi qu’avoir foi en Dieu comprend également le fait de croire qu’il peut agir à travers nos peurs, nos fragilités, notre faiblesse. Et il nous enseigne que, dans les tempêtes de la vie, nous ne devons pas craindre de laisser à Dieu le gouvernail de notre bateau. Parfois, nous voudrions tout contrôler, mais lui regarde toujours plus loin.

 

  1. Père dans l’obéissance

Dieu a aussi révélé à Joseph ses desseins par des songes, de façon analogue à ce qu’il a fait avec Marie quand il lui a manifesté son plan de salut. Dans la Bible, comme chez tous les peuples antiques, les songes étaient considérés comme un des moyens par lesquels Dieu manifeste sa volonté.[13]

Joseph est très préoccupé par la grossesse incompréhensible de Marie : il ne veut pas « l’accuser publiquement »[14] mais décide de « la renvoyer en secret » (Mt 1, 19). Dans le premier songe, l’ange l’aide à résoudre son dilemme : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, puisque l’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1, 20-21). Sa réponse est immédiate : « Quand Joseph se réveilla, il fit ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit » (Mt 1, 24). Grâce à l’obéissance, il surmonte son drame et il sauve Marie.

Dans le deuxième songe, l’ange demande à Joseph : « Lève-toi ; prends l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte. Reste là-bas jusqu’à ce que je t’avertisse, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr » (Mt 2, 13). Joseph n’hésite pas à obéir, sans se poser de questions concernant les difficultés qu’il devra rencontrer : « Il se leva dans la nuit, il prit l’enfant et sa mère et se retira en Égypte, où il resta jusqu’à la mort d’Hérode » (Mt 2, 14-15).

En Égypte, Joseph, avec confiance et patience, attend l’avis promis par l’ange pour retourner dans son Pays. Le messager divin, dans un troisième songe, juste après l’avoir informé que ceux qui cherchaient à tuer l’enfant sont morts, lui ordonne de se lever, de prendre avec lui l’enfant et sa mère et de retourner en terre d’Israël (cf. Mt 2, 19-20). Il obéit une fois encore sans hésiter : « Il se leva, prit l’enfant et sa mère, et il entra dans le pays d’Israël » (Mt 2, 21).

Mais durant le voyage de retour, « apprenant qu’Arkélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s’y rendre. Averti en songe, – et c’est la quatrième fois que cela arrive – il se retira dans la région de Galilée et vint habiter dans une ville appelée Nazareth » (Mt 2, 22-23).

L’évangéliste Luc rapporte que Joseph a affronté le long et pénible voyage de Nazareth à Bethléem pour se faire enregistrer dans sa ville d’origine, selon la loi de recensement de l’empereur César Auguste. Jésus est né dans cette circonstance (cf. Lc 2, 1-7) et il a été inscrit au registre de l’Empire comme tous les autres enfants.

Saint Luc, en particulier, prend soin de souligner que les parents de Jésus observaient toutes les prescriptions de la Loi : les rites de la circoncision de Jésus, de la purification de Marie après l’accouchement, de l’offrande du premier-né à Dieu (cf. 2, 21-24).[15]

Dans chaque circonstance de sa vie, Joseph a su prononcer son « fiat », tout comme Marie à l’Annonciation, et comme Jésus à Gethsémani.

Dans son rôle de chef de famille, Joseph a enseigné à Jésus à être soumis à ses parents (cf. Lc 2, 51), selon le commandement de Dieu (cf. Ex 20, 12).

Dans la vie cachée de Nazareth, Jésus a appris à faire la volonté du Père à l’école de Joseph. Cette volonté est devenue sa nourriture quotidienne (cf. Jn 4, 34). Même au moment le plus difficile de sa vie, à Gethsémani, il préfère accomplir la volonté du Père plutôt que la sienne,[16] et il se fait « obéissant jusqu’à la mort […] de la croix » (Ph 2, 8). C’est pourquoi l’auteur de la Lettre aux Hébreux conclut que Jésus « apprit par ses souffrances l’obéissance » (5, 8).

Il résulte de tous ces événements que Joseph « a été appelé par Dieu à servir directement la personne et la mission de Jésus en exerçant sa paternité. C’est bien de cette manière qu’il coopère dans la plénitude du temps au grand mystère de la Rédemption et qu’il est véritablement ministre du salut ».[17]

 

  1. Père dans l’accueil

Joseph accueille Marie sans fixer de conditions préalables. Il se fie aux paroles de l’Ange. « La noblesse de son cœur lui fait subordonner à la charité ce qu’il a appris de la loi. Et aujourd’hui, en ce monde où la violence psychologique, verbale et physique envers la femme est patente, Joseph se présente comme une figure d’homme respectueux, délicat qui, sans même avoir l’information complète, opte pour la renommée, la dignité et la vie de Marie. Et, dans son doute sur la meilleure façon de procéder, Dieu l’aide à choisir en éclairant son jugement ».[18]

Bien des fois, des évènements dont nous ne comprenons pas la signification surviennent dans notre vie. Notre première réaction est très souvent celle de la déception et de la révolte. Joseph laisse de côté ses raisonnements pour faire place à ce qui arrive et, aussi mystérieux que cela puisse paraître à ses yeux, il l’accueille, en assume la responsabilité et se réconcilie avec sa propre histoire. Si nous ne nous réconcilions pas avec notre histoire, nous ne réussirons pas à faire le pas suivant parce que nous resterons toujours otages de nos attentes et des déceptions qui en découlent.

La vie spirituelle que Joseph nous montre n’est pas un chemin qui explique, mais un chemin qui accueille. C’est seulement à partir de cet accueil, de cette réconciliation, qu’on peut aussi entrevoir une histoire plus grande, un sens plus profond. Semblent résonner les ardentes paroles de Job qui, à l’invitation de sa femme à se révolter pour tout le mal qui lui arrive, répond : « Si nous accueillons le bonheur comme venant de Dieu, comment ne pas accueillir de même le malheur » (Jb 2, 10).

Joseph n’est pas un homme passivement résigné. Il est fortement et courageusement engagé. L’accueil est un moyen par lequel le don de force qui nous vient du Saint Esprit se manifeste dans notre vie. Seul le Seigneur peut nous donner la force d’accueillir la vie telle qu’elle est, de faire aussi place à cette partie contradictoire, inattendue, décevante de l’existence.

La venue de Jésus parmi nous est un don du Père pour que chacun se réconcilie avec la chair de sa propre histoire, même quand il ne la comprend pas complètement.

Ce que Dieu a dit à notre saint : « Joseph, fils de David, ne crains pas » (Mt 1, 20), il semble le répéter à nous aussi : « N’ayez pas peur ! ». Il faut laisser de côté la colère et la déception, et faire place, sans aucune résignation mondaine mais avec une force pleine d’espérance, à ce que nous n’avons pas choisis et qui pourtant existe. Accueillir ainsi la vie nous introduit à un sens caché. La vie de chacun peut repartir miraculeusement si nous trouvons le courage de la vivre selon ce que nous indique l’Évangile. Et peu importe si tout semble déjà avoir pris un mauvais pli et si certaines choses sont désormais irréversibles. Dieu peut faire germer des fleurs dans les rochers. Même si notre cœur nous accuse, il « est plus grand que notre cœur, et il connaît toutes choses » (1Jn 3, 20).

Le réalisme chrétien, qui ne rejette rien de ce qui existe, revient encore une fois. La réalité, dans sa mystérieuse irréductibilité et complexité, est porteuse d’un sens de l’existence avec ses lumières et ses ombres. C’est ce qui fait dire à l’apôtre Paul : « Nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien » (Rm 8, 28). Et saint Augustin ajoute : « …même en ce qui est appelé mal (etiam illud quod malum dicitur) ».[19] Dans cette perspective globale, la foi donne un sens à tout évènement, heureux ou triste.

Loin de nous, alors, de penser que croire signifie trouver des solutions consolatrices faciles. La foi que nous a enseignée le Christ est, au contraire, celle que nous voyons en saint Joseph qui ne cherche pas de raccourcis mais qui affronte “les yeux ouverts” ce qui lui arrive en en assumant personnellement la responsabilité.

L’accueil de Joseph nous invite à accueillir les autres sans exclusion, tels qu’ils sont, avec une prédilection pour les faibles parce que Dieu choisit ce qui est faible (cf. 1 Co 1, 27). Il est « père des orphelins, justicier des veuves » (Ps 68, 6) et il commande d’aimer l’étranger.[20] Je veux imaginer que, pour la parabole du fils prodigue et du père miséricordieux, Jésus se soit inspiré des comportements de Joseph (cf. Lc 15, 11-32).

 

  1. Père au courage créatif

Si la première étape de toute vraie guérison intérieure consiste à accueillir sa propre histoire, c’est-à-dire à faire de la place en nous-mêmes y compris à ce que nous n’avons pas choisi dans notre vie, il faut cependant ajouter une autre caractéristique importante : le courage créatif, surtout quand on rencontre des difficultés. En effet, devant une difficulté on peut s’arrêter et abandonner la partie, ou bien on peut se donner de la peine. Ce sont parfois les difficultés qui tirent de nous des ressources que nous ne pensons même pas avoir.

Bien des fois, en lisant les “Évangiles de l’enfance”, on se demande pourquoi Dieu n’est pas intervenu de manière directe et claire. Mais Dieu intervient à travers des évènements et des personnes. Joseph est l’homme par qui Dieu prend soin des commencements de l’histoire de la rédemption. Il est le vrai “miracle” par lequel Dieu sauve l’Enfant et sa mère. Le Ciel intervient en faisant confiance au courage créatif de cet homme qui, arrivant à Bethléem et ne trouvant pas un logement où Marie pourra accoucher, aménage une étable et l’arrange afin qu’elle devienne, autant que possible, un lieu accueillant pour le Fils de Dieu qui vient au monde (cf. Lc 2, 6-7). Devant le danger imminent d’Hérode qui veut tuer l’Enfant, Joseph est alerté, une fois encore en rêve, pour le défendre, et il organise la fuite en Égypte au cœur de la nuit (cf. Mt 2, 13-14).

Une lecture superficielle de ces récits donne toujours l’impression que le monde est à la merci des forts et des puissants. Mais la “bonne nouvelle” de l’Évangile est de montrer comment, malgré l’arrogance et la violence des dominateurs terrestres, Dieu trouve toujours un moyen pour réaliser son plan de salut. Même notre vie semble parfois à la merci des pouvoirs forts. Mais l’Évangile nous dit que, ce qui compte, Dieu réussit toujours à le sauver à condition que nous ayons le courage créatif du charpentier de Nazareth qui sait transformer un problème en opportunité, faisant toujours confiance à la Providence.

Si quelquefois Dieu semble ne pas nous aider, cela ne signifie pas qu’il nous a abandonnés, mais qu’il nous fait confiance, qu’il fait confiance en ce que nous pouvons projeter, inventer, trouver.

Il s’agit du même courage créatif démontré par les amis du paralytique qui le descendent par le toit pour le présenter à Jésus (cf. Lc5, 17-26). La difficulté n’a pas arrêté l’audace et l’obstination de ces amis. Ils étaient convaincus que Jésus pouvait guérir le malade et « comme ils ne savaient par où l’introduire à cause de la foule, ils montèrent sur le toit et, à travers les tuiles, ils le descendirent avec sa civière, au milieu, devant Jésus. Voyant leur foi, il dit : “Homme, tes péchés te sont remis” » (vv. 19-20). Jésus reconnaît la foi créative avec laquelle ces hommes ont cherché à lui amener leur ami malade.

L’Évangile ne donne pas d’informations concernant le temps pendant lequel Marie, Joseph et l’Enfant restèrent en Égypte. Cependant, ils auront certainement dû manger, trouver une maison, un travail. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour remplir le silence de l’Évangile à ce propos. La sainte Famille a dû affronter des problèmes concrets comme toutes les autres familles, comme beaucoup de nos frères migrants qui encore aujourd’hui risquent leur vie, contraints par les malheurs et la faim. En ce sens, je crois que saint Joseph est vraiment un patron spécial pour tous ceux qui doivent laisser leur terre à cause des guerres, de la haine, de la persécution et de la misère.

À la fin de chaque événement qui voit Joseph comme protagoniste, l’Évangile note qu’il se lève, prend avec lui l’Enfant et sa mère, et fait ce que Dieu lui a ordonné (cf. Mt 1, 24 ; 2, 14.21). Jésus et Marie sa Mère sont, en effet, le trésor le plus précieux de notre foi.[21]

On ne peut pas séparer, dans le plan du salut, le Fils de la mère, de celle qui « avança dans son pèlerinage de foi, gardant fidèlement l’union avec son Fils jusqu’à la croix ».[22]

Nous devons toujours nous demander si nous défendons de toutes nos forces Jésus et Marie qui sont mystérieusement confiés à notre responsabilité, à notre soin, à notre garde. Le Fils du Tout-Puissant vient dans le monde en assumant une condition de grande faiblesse. Il se fait dépendant de Joseph pour être défendu, protégé, soigné, élevé. Dieu fait confiance à cet homme, comme le fait Marie qui trouve en Joseph celui qui, non seulement veut lui sauver la vie, mais qui s’occupera toujours d’elle et de l’Enfant. En ce sens, Joseph ne peut pas ne pas être le Gardien de l’Église, parce que l’Église est le prolongement du Corps du Christ dans l’histoire, et en même temps dans la maternité de l’Église est esquissée la maternité de Marie.[23] Joseph, en continuant de protéger l’Église, continue de protéger l’Enfant et sa mère, et nous aussi en aimant l’Église nous continuons d’aimer l’Enfant et sa mère.

Cet Enfant est celui qui dira : « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). Ainsi chaque nécessiteux, chaque pauvre, chaque souffrant, chaque moribond, chaque étranger, chaque prisonnier, chaque malade est “l’Enfant” que Joseph continue de défendre. C’est pourquoi saint Joseph est invoqué comme protecteur des miséreux, des nécessiteux, des exilés, des affligés, des pauvres, des moribonds. Et c’est pourquoi l’Église ne peut pas ne pas aimer avant tout les derniers, parce que Jésus a placé en eux une préférence, il s’identifie à eux personnellement. Nous devons apprendre de Joseph le même soin et la même responsabilité : aimer l’Enfant et sa mère ; aimer les Sacrements et la charité ; aimer l’Église et les pauvres. Chacune de ces réalités est toujours l’Enfant et sa mère.

 

  1. Père travailleur

Le rapport avec le travail est un aspect qui caractérise saint Joseph et qui est mis en évidence depuis la première Encyclique sociale, Rerum novarum, de Léon XIII. Saint Joseph était un charpentier qui a travaillé honnêtement pour garantir la subsistance de sa famille. Jésus a appris de lui la valeur, la dignité et la joie de ce que signifie manger le pain, fruit de son travail.

À notre époque où le travail semble représenter de nouveau une urgente question sociale et où le chômage atteint parfois des niveaux impressionnants, y compris dans les nations où pendant des décennies on a vécu un certain bien-être, il est nécessaire de comprendre, avec une conscience renouvelée, la signification du travail qui donne la dignité et dont notre Saint est le patron exemplaire.

Le travail devient participation à l’œuvre même du salut, occasion pour hâter l’avènement du Royaume, développer les potentialités et qualités personnelles en les mettant au service de la société et de la communion. Le travail devient occasion de réalisation, non seulement pour soi-même mais surtout pour ce noyau originel de la société qu’est la famille. Une famille où manque le travail est davantage exposée aux difficultés, aux tensions, aux fractures et même à la tentation désespérée et désespérante de la dissolution. Comment pourrions-nous parler de la dignité humaine sans vouloir garantir, à tous et à chacun, la possibilité d’une digne subsistance ?

La personne qui travaille, quel que soit sa tâche, collabore avec Dieu lui-même et devient un peu créatrice du monde qui nous entoure. La crise de notre époque, qui est une crise économique, sociale, culturelle et spirituelle, peut représenter pour tous un appel à redécouvrir la valeur, l’importance et la nécessité du travail pour donner naissance à une nouvelle “normalité” dont personne n’est exclu. Le travail de saint Joseph nous rappelle que Dieu lui-même fait homme n’a pas dédaigné de travailler. La perte du travail qui frappe de nombreux frères et sœurs, et qui est en augmentation ces derniers temps à cause de la pandémie de la Covid-19, doit être un rappel à revoir nos priorités. Implorons saint Joseph travailleur pour que nous puissions trouver des chemins qui nous engagent à dire : aucun jeune, aucune personne, aucune famille sans travail !

 

  1. Père dans l’ombre

L’écrivain polonais Jan Dobraczyński, dans son livre L’ombre du Père,[24] a raconté la vie de saint Joseph sous forme de roman. Avec l’image suggestive de l’ombre il définit la figure de Joseph qui est pour Jésus l’ombre sur la terre du Père Céleste. Il le garde, le protège, ne se détache jamais de lui pour suivre ses pas. Pensons à ce que Moïse rappelle à Israël : « Tu l’as vu aussi au désert : Yahvé ton Dieu te soutenait comme un homme soutient son fils » (Dt 1, 31). C’est ainsi que Joseph a exercé la paternité pendant toute sa vie.[25]

On ne naît pas père, on le devient. Et on ne le devient pas seulement parce qu’on met au monde un enfant, mais parce qu’on prend soin de lui de manière responsable. Toutes les fois que quelqu’un assume la responsabilité de la vie d’un autre, dans un certain sens, il exerce une paternité à son égard.

Dans la société de notre temps, les enfants semblent souvent être orphelins de père. Même l’Église d’aujourd’hui a besoin de pères. L’avertissement de saint Paul aux Corinthiens est toujours actuel : « Auriez-vous des milliers de pédagogues dans le Christ, vous n’avez pas plusieurs pères » (1 Co 4, 15). Chaque prêtre ou évêque devrait pouvoir dire comme l’apôtre : « C’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus » (ibid.). Et aux Galates il dit : « Mes petits-enfants, vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous » (4, 19).

Etre père signifie introduire l’enfant à l’expérience de la vie, à la réalité. Ne pas le retenir, ne pas l’emprisonner, ne pas le posséder, mais le rendre capable de choix, de liberté, de départs. C’est peut-être pourquoi, à côté du nom de père, la tradition a qualifié Joseph de “très chaste”. Ce n’est pas une indication simplement affective, mais c’est la synthèse d’une attitude qui exprime le contraire de la possession. La chasteté est le fait de se libérer de la possession dans tous les domaines de la vie. C’est seulement quand un amour est chaste qu’il est vraiment amour. L’amour qui veut posséder devient toujours à la fin dangereux, il emprisonne, étouffe, rend malheureux. Dieu lui-même a aimé l’homme d’un amour chaste, en le laissant libre même de se tromper et de se retourner contre lui. La logique de l’amour est toujours une logique de liberté, et Joseph a su aimer de manière extraordinairement libre. Il ne s’est jamais mis au centre. Il a su se décentrer, mettre au centre de sa vie Marie et Jésus.

Le bonheur de Joseph n’est pas dans la logique du sacrifice de soi, mais du don de soi. On ne perçoit jamais en cet homme de la frustration, mais seulement de la confiance. Son silence persistant ne contient pas de plaintes mais toujours des gestes concrets de confiance. Le monde a besoin de pères, il refuse les chefs, il refuse celui qui veut utiliser la possession de l’autre pour remplir son propre vide ; il refuse ceux qui confondent autorité avec autoritarisme, service avec servilité, confrontation avec oppression, charité avec assistanat, force avec destruction. Toute vraie vocation naît du don de soi qui est la maturation du simple sacrifice. Ce type de maturité est demandé même dans le sacerdoce et dans la vie consacrée. Là où une vocation matrimoniale, célibataire ou virginale n’arrive pas à la maturation du don de soi en s’arrêtant seulement à la logique du sacrifice, alors, au lieu de se faire signe de la beauté et de la joie de l’amour elle risque d’exprimer malheur, tristesse et frustration.

La paternité qui renonce à la tentation de vivre la vie des enfants ouvre toujours tout grand des espaces à l’inédit. Chaque enfant porte toujours avec soi un mystère, un inédit qui peut être révélé seulement avec l’aide d’un père qui respecte sa liberté. Un père qui est conscient de compléter son action éducative et de vivre pleinement la paternité seulement quand il s’est rendu “inutile”, quand il voit que l’enfant est autonome et marche tout seul sur les sentiers de la vie, quand il se met dans la situation de Joseph qui a toujours su que cet Enfant n’était pas le sien mais avait été simplement confié à ses soins. Au fond, c’est ce que laisse entendre Jésus quand il dit : « N’appelez personne votre Père sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste » (Mt 23, 9).

Chaque fois que nous nous trouvons dans la condition d’exercer la paternité, nous devons toujours nous rappeler qu’il ne s’agit jamais d’un exercice de possession, mais d’un “signe” qui renvoie à une paternité plus haute. En un certain sens, nous sommes toujours tous dans la condition de Joseph : une ombre de l’unique Père céleste qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 45) ; et une ombre qui suit le Fils.

* * *

« Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère » (Mt 2, 13), dit Dieu à saint Joseph.

Le but de cette Lettre Apostolique est de faire grandir l’amour envers ce grand saint, pour être poussés à implorer son intercession et pour imiter ses vertus et son élan.

En effet, la mission spécifique des saints est non seulement d’accorder des miracles et des grâces, mais d’intercéder pour nous devant Dieu, comme l’ont fait Abraham[26] et Moïse,[27] comme le fait Jésus, « unique médiateur » (1 Tm 2, 5) qui est auprès de Dieu Père notre « avocat » (1 Jn 2, 1), « toujours vivant pour intercéder en [notre] faveur » (He 7, 25 ; cf. Rm 8, 34).

Les saints aident tous les fidèles « à chercher la sainteté et la perfection propres à leur état ».[28] Leur vie est une preuve concrète qu’il est possible de vivre l’Évangile.

Jésus a dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29), et eux sont à leur tour des exemples de vie à imiter. Saint Paul a explicitement exhorté : « Montrez-vous mes imitateurs » (1 Co 4, 16).[29] Saint Joseph le dit à travers son silence éloquent.

Devant l’exemple de tant de saints et de saintes, saint Augustin s’est demandé : « Ce que ceux-ci et celles-ci ont pu faire, tu ne le pourrais pas ? ». Et il a ainsi obtenu la conversion définitive en s’exclamant : « Bien tard, je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si nouvelle! ».[30]

Il ne reste qu’à implorer de saint Joseph la grâce des grâces : notre conversion.

Nous lui adressons notre prière :

Salut, gardien du Rédempteur,
époux de la Vierge Marie.
À toi Dieu a confié son Fils ;
en toi Marie a remis sa confiance ;
avec toi le Christ est devenu homme.

O bienheureux Joseph,
montre-toi aussi un père pour nous,
et conduis-nous sur le chemin de la vie.
Obtiens-nous grâce, miséricorde et courage,
et défends-nous de tout mal. Amen.

Donné à Rome, Saint Jean de Latran, le 8 décembre, Solennité de l’Immaculée Conception de la B.V. Marie, de l’année 2020, la huitième de mon Pontificat.

François

[1] Lc 4, 22 ; Jn 6, 42 ; cf. Mt 13, 55 ; Mc 6, 3.
[2] S. Rituum Congreg., Quemadmodum Deus, (8 décembre 1870): Pii IX P.M. Acta, pars I, vol. V, 283.
[3] Cf. Discours aux ACLI à l’occasion de la Solennité de saint Joseph Artisan (1er mai 1955) : AAS 47 (1995), p. 406.
[4] Exhort. ap. Redemptoris custos (15 août 1989) : AAS 82 (1990), pp. 5-34.
[5] Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1014.
[6] Méditation en période de pandémie (27 mars 2020) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (31 mars 2020), p. 5.
[7] In Matth. Hom., V, 3 : PG 57, 58.
[8] Homélie (19 mars 1966) : Enseignements de Paul VI, IV (1966), p. 110.
[9] Cf. Livre de la vie, 6, 6-8.
[10] Tous les jours, depuis plus de quarante ans, après les Laudes, je récite une prière à saint Joseph tirée d’un livre français de dévotions des années 1800, de la Congrégation des Religieuses de Jésus et Marie, qui exprime dévotion, confiance et un certain défi à saint Joseph : « Glorieux Patriarche saint Joseph dont la puissance sait rendre possibles les choses impossibles, viens à mon aide en ces moments d’angoisse et de difficulté. Prends sous ta protection les situations si graves et difficiles que je te recommande, afin qu’elles aient une heureuse issue. Mon bien-aimé Père, toute ma confiance est en toi. Qu’il ne soit pas dit que je t’ai invoqué en vain, et puisque tu peux tout auprès de Jésus et de Marie, montre-moi que ta bonté est aussi grande que ton pouvoir. Amen ».
[11] Cf. Dt 4, 31 ; Ps 69, 17 ; 78, 38 ; 86, 5; 111, 4 ; 116, 5 ; Jr 31, 20.
[12] Cf. Exhort. ap. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), nn. 88.288.
[13] Cf. Gn 20,3 ; 28, 12 ; 31, 11.24 ; 40, 8 ; 41, 1-32 ; Nb 12, 6 ; 1S 3, 3-10 ; Dn 2 ; 4 ; Jb 33, 15.
[14] La lapidation était aussi prévue dans ces cas (cf. Dt 22, 20-21).
[15] Cf. Lv 12, 1-8 ; Ex 13, 2.
[16] Cf. Mt 26, 39 ; Mc 14, 36 ; Lc 22, 42.
[17] S. Jean-Paul II, Exhort. ap. Redemptoris custos (15 août 1989), n. 8 : AAS 82 (1990), p. 14.
[18] Homélie de la Sainte Messe avec Béatifications, Villavicencio – Colombie (8 septembre 2017) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (14 septembre 2017), p. 12 : AAS 109 (2017), p. 1061.
[19] Enchiridion de fide, spe et caritate, 3,11 : PL 40, p. 236.
[20] Cf. Dt 10, 19 ; Ex 22, 20-22 ; Lc 10, 29-37.
[21] Cf. S. Rituum Congreg., Quemadmodum Deus (8 décembre 1870) : AAS (1870-71), p. 194.
[22] Conc. Œcum Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n. 58.
[23] Catéchisme de l’Église Catholique, nn. 963-970.
[24] Edition originale : Cień Ojca, Warszawa 1977.
[25] Cf. S. Jean-Paul II, Exhort. ap. Redemptoris custos, nn. 7-8 : AAS 82 (1990), pp. 12-16.
[26] Cf. Gn 18, 23-32.
[27] Cf. Ex 17, 8-13 ; 32, 30-35.
[28] Conc. Œcum Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n. 42.
[29] Cf. 1 Co 11, 1 ; Ph 3, 17 ; 1 Th 1, 6.
[30] Les Confessions, 8, 11, 27 : PL 32, 761 ; 10, 27, 38 : PL 32, 795.



Jésus nous aime tels que nous sommes… L’exemple de Pierre (Pape Benoît XVI)

La générosité impétueuse de Pierre ne le sauve pas des risques liés à la faiblesse humaine. Du reste, c’est ce que nous aussi, nous pouvons reconnaître sur la base de notre vie. Pierre a suivi Jésus avec élan, il a surmonté l’épreuve de la foi, en s’abandonnant à Lui. Toutefois, le moment vient où lui aussi cède à la peur et chute :  il trahit le Maître (cf. Mc 14,66-72). L’école de la foi n’est pas une marche triomphale, mais un chemin parsemé de souffrances et d’amour, d’épreuves et de fidélité à renouveler chaque jour. Pierre, qui avait promis une fidélité absolue, connaît l’amertume et l’humiliation du reniement : le téméraire apprend l’humilité à ses dépends. Pierre doit apprendre lui aussi à être faible et à avoir besoin de pardon. Lorsque finalement son masque tombe et qu’il comprend la vérité de son cœur faible de pécheur croyant, il éclate en sanglots de repentir libérateurs. Après ces pleurs, il est désormais prêt pour sa mission.

Un matin de printemps, cette mission lui sera confiée par Jésus ressuscité. La rencontre aura lieu sur les rives du lac de Tibériade. C’est l’évangéliste Jean qui nous rapporte le dialogue qui a lieu en cette circonstance entre Jésus et Pierre. On y remarque un jeu de verbes très significatif. En grec, le verbe « filéo » exprime l’amour d’amitié, tendre mais pas totalisant, alors que le verbe « agapáo » signifie l’amour sans réserves, total et inconditionné. La première fois, Jésus demande à Pierre : « Simon… m’aimes-tu (agapas-me) » de cet amour total et inconditionné (Jn 21, 15) ? Avant l’expérience de la trahison, l’Apôtre aurait certainement dit : « Je t’aime (agapô-se) de manière inconditionnelle ». Maintenant qu’il a connu la tristesse amère de l’infidélité, le drame de sa propre faiblesse, il dit avec humilité : « Seigneur, j’ai beaucoup d’amitié pour toi (filô-se) », c’est-à-dire « je t’aime de mon pauvre amour humain ». Le Christ insiste : « Simon, m’aimes-tu de cet amour total que je désire ? ». Et Pierre répète la réponse de son humble amour humain :  « Kyrie, filô-se », « Seigneur, j’ai beaucoup d’amitié pour toi, comme je sais aimer ». La troisième fois, Jésus dit seulement à Simon : « Fileîs-me?, « As-tu de l’amitié pour moi ? ». Simon comprend que son pauvre amour suffit à Jésus, l’unique dont il est capable, mais il est pourtant attristé que le Seigneur ait dû lui parler ainsi. Il répond donc : « Seigneur, tu sais tout :  tu sais combien j’ai d’amitié pour toi (filô-se) ». On pourrait dire que Jésus s’est adapté à Pierre, plutôt que Pierre à Jésus ! C’est précisément cette adaptation divine qui donne de l’espérance au disciple, qui a connu la souffrance de l’infidélité. C’est de là que naît la confiance qui le rendra capable de « la sequela Christi », la suite du Christ, jusqu’à la fin : « Jésus disait cela pour signifier par quel genre de mort Pierre rendrait gloire à Dieu. Puis il lui dit encore : « Suis-moi » » (Jn 21, 19).

A partir de ce jour, Pierre a « suivi » le Maître avec la conscience précise de sa propre fragilité ; mais cette conscience ne l’a pas découragé. Il savait en effet pouvoir compter sur la présence du Ressuscité à ses côtés. De l’enthousiasme naïf de l’adhésion initiale, en passant à travers l’expérience douloureuse du reniement et des pleurs de la conversion, Pierre est arrivé à mettre sa confiance en ce Jésus qui s’est adapté à sa pauvre capacité d’amour. Et il nous montre ainsi le chemin à nous aussi, malgré toute notre faiblesse. Nous savons que Jésus s’adapte à notre faiblesse. Nous le suivons, avec notre pauvre capacité d’amour et nous savons que Jésus est bon et nous accepte. Cela a été pour Pierre un long chemin qui a fait de lui un témoin fiable, « pierre » de l’Eglise, car constamment ouvert à l’action de l’Esprit de Jésus. Pierre lui-même se qualifiera de « témoin de la passion du Christ, et je communierai à la gloire qui va se révéler » (1 P 5, 1). Lorsqu’il écrira ces paroles, il sera désormais âgé, en route vers la conclusion de sa vie qu’il scellera par le martyre. Il sera alors en mesure de décrire la joie véritable et d’indiquer où on peut la puiser : la source est le Christ, auquel on croit et que l’on aime avec notre foi faible mais sincère, malgré notre fragilité. C’est pourquoi, il écrira aux chrétiens de sa communauté, et il nous le dit à nous aussi : « Lui que vous aimez sans l’avoir vu, en qui vous croyez sans le voir encore ; et vous tressaillez d’une joie inexprimable qui vous transfigure, car vous allez obtenir votre salut qui est l’aboutissement de votre foi » (1 P 1, 8-9).

 

Pape Benoît XVI, audience du mercredi 24 mai 2006




L’année saint Joseph 2020-2021 (Fr. Manuel Rivero O.P.)

L’ « Année saint Joseph » (8 décembre 2020-8 décembre 2021), voulue par le pape François appelle un approfondissement de la grande figure spirituelle du père adoptif de Jésus et de sa mission dans l’œuvre du Salut. Année de grâce et année de tâche pour mieux vivre « avec un cœur de père » à la suite de saint Joseph, croyant, viril, époux tendre et responsable, père attentif au développement de l’Enfant Jésus.

Homme d’action

Saint Joseph figure dans l’histoire de la Bible et de l’Église comme « le grand silencieux ». S’il nous est possible d’accéder à l’âme de la Vierge Marie à travers ses quelques phrases retenues dans les évangiles, il n’en va pas de même pour son époux Joseph. Pas une seule phrase de lui n’a été rapportée par les évangélistes.

Pourtant ce silence non seulement ne nuit pas à sa sainteté mais il accorde une grande profondeur à sa mission. Joseph a reçu l’annonce de l’ange en songe. Il s’est levé pour accomplir la mission demandée par Dieu : prendre Marie pour épouse et veiller sur l’enfant Jésus qui va naître non pas d’un vouloir de l’homme mais de l’Esprit-Saint.

Homme juste

Pour nous le mot justice nous fait penser à la justice sociale et aux revendications salariales. Dans la Bible, la justice équivaut à la sainteté. Joseph est juste non seulement parce qu’il a travaillé correctement dans son atelier d’artisan dans le bâtiment mais parce qu’il a ajusté sa volonté à celle de Dieu. La prière du Notre Père a pris chair en lui : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».

La mission spirituelle de Joseph

Jamais dans l’Ancien Testament, un homme n’avait reçu une mission aussi importante que celle de Joseph. Moïse a été appelé et envoyé par Dieu pour libérer Israël de l’oppression en Égypte. Samson délivrera son peuple des Philistins. Mais Joseph reçoit une mission unique qui dépasse tout combat militaire. L’ange lui demande de devenir le père adoptif de Jésus qui « sauvera son peuple de ses péchés ». La mission de Joseph sera matérielle et spirituelle. Il devra nourrir et éduquer l’Enfant Jésus dans le souci de le faire grandir « en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes ».

Par ailleurs, Il fallait que Jésus naisse de la tribu de David car il était le Messie annoncé par les prophètes (cf. Mt 1,16). Jésus sera acclamé comme « fils de David » parce que fils de Joseph.

Les prières eucharistiques citent saint Joseph. Sa participation au mystère du Salut a été fondamentale.

Modèle de paternité spirituelle

Père spirituel de Jésus, Joseph montre l’exemple à suivre aux pères qui sont beaucoup plus que des géniteurs ou des pères nourriciers. Saint Thomas d’Aquin enseigne que si le prêtre reçoit une mission spirituelle les parents en reçoivent une double mission corporelle et spirituelle : «Certains propagent et entretiennent la vie spirituelle par un ministère uniquement spirituel, et cela revient au sacrement de l’ordre; d’autres le font pour la vie à la fois corporelle et spirituelle, et cela se réalise par le sacrement de mariage, dans lequel l’homme et la femme s’unissent pour engendrer les enfants et leur enseigner le culte de Dieu ».

Il arrive que des pères de famille se déchargent totalement de l’éducation religieuse des enfants sur leur épouse comme si la foi relevait uniquement des femmes. Par exemple, quand un prêtre téléphone à une famille à propos du baptême de leur enfant qu’ils ont inscrit dans la paroisse, s’il tombe sur le père le risque est grand d’entendre dire : « Attendez, je vous passe ma femme ». Et le prêtre peut rétorquer : « Ne me passez pas votre femme ; il s’agit de la vie spirituelle de votre enfant ; cela vous regarde aussi ».

Adopter sa vie

La volonté de Dieu conduit précisément le croyant à la plus haute réalisation de son existence malgré les apparences. Nombreux sont ceux qui plaignent Joseph. Un ami m’avouait un jour : « J’ai toujours eu pitié de saint Joseph qui me semblait un personnage falot chargé d’un mauvais rôle. Il n’était pas tout à fait un mari ni tout à fait un père. Mais j’ai découvert la force de sa mission quand je suis moi-même devenu père. À la naissance de mon premier enfant j’ai été saisi d’un sentiment étrange. Ma femme tenait dans ses bras le bébé qui venait de sortir de son sein. Il faisait partie d’elle-même. Ce n’était pas mon cas. Le bébé s’interposait maintenant entre la femme que j’aimais et moi. Recouvert de sang, ses cris ne me le rendaient pas attirant. Je me suis dit intérieurement qu’il me fallait l’accepter, l’ « adopter » et le reconnaître comme mon enfant. Et à ce moment-là j’ai pensé à saint Joseph. Me voilà en train de vivre sa propre démarche d’ « adoption ». Quand mon deuxième enfant est arrivé j’ai été de nouveau habité par les mêmes sentiments et par la nécessité d’accomplir « l’adoption » même si je n’avais aucun doute sur ma paternité.

Un autre ami me faisait part un jour de ses difficultés avec son père. D’après les explications de sa mère, lors de sa naissance, son père n’avait pas apprécié sa couleur. Il ne l’avait pas « adopté ». Il ne l’aima pas vraiment. Dans les pays à fort métissage, le type racial des enfants peut varier au cœur du même couple. J’ai connu une famille à La Réunion où trois filles des mêmes parents représentaient les trois continents –asiatique, africain et européen-, en fonction de la couleur de leur peau et de leurs cheveux.

Au fond, toute personne se trouve face au dilemme de l’adoption d’une manière ou d’une autre. Pas d’adoption, pas d’engagement, pas d’amour. Il me semble possible de parler d’adoption dans les différentes situations de l’existence : notre corps, notre famille, notre histoire, notre pays, notre sexe, nos travaux et missions … Nous avons à les adopter sous peine de vivre en contradiction stérile avec nous-mêmes. À quoi bon rêver d’un autre corps, d’une autre famille et d’un autre pays ou d’une autre Église que la nôtre ? « Avec des « si » on met Paris dans une bouteille », dit le proverbe. Le complexe de victime et l’illusion d’une autre vie que celle que nous avons reçue ne conduisent qu’aux protestations et à l’amertume, à l’image de celui qui n’avait reçu qu’un talent au lieu de cinq ou de dix dans la parabole de Jésus et qui passait son temps à critiquer et à répandre un mauvais état d’esprit. Les comparaisons sont odieuses. Pourquoi se comparer alors que chacun est unique ? Nous nous connaissons mal nous-mêmes et nous prétendons connaître les chemins dans l’esprit des autres ?

Le pape François a mis un écriteau sur la porte de sa chambre au Vatican : « Il est interdit de se plaindre. » Une religieuse trinitaire malgache me disait avoir mis sur le mur de sa chambre cette devise : « J’aime la maison que j’habite, les personnes avec lesquelles je vis et le travail que j’accomplis. » C’est cela adopter sa vie et imiter saint Joseph.

Homme heureux

L’exemple de saint Joseph nous invite à l’action. Saint Joseph a vécu heureux : « Heureux ceux qui écoutent la parole du Seigneur et la mettent en pratique ». Si certains peintres dépeignent saint Joseph quelque peu triste et en retrait par rapport à la Vierge Marie et à l’enfant dans le souci de manifester qu’il n‘est que le père adoptif de Jésus, Fra Angelico (+1455) le présente rayonnant dans son rôle. Dans les fresques du couvent des Dominicains de Saint Marc à Florence, le patron des artistes met en lumière le sourire et la paix de l’âme de Joseph, comblé dans sa mission. Saint Joseph est habité par le bonheur de la foi comme son épouse, Marie, que sa cousine Élisabeth appelle « bienheureuse », très heureuse, parce qu’elle a cru au message de l’ange Gabriel.

Ni frustré ni résigné, Joseph s’est engagé corps et âme dans sa mission heureuse.

Foi et amour partagés avec Marie

Le pape François attribue le « fiat » de la foi non seulement à Marie lors de l’Annonciation mais aussi à Joseph. Dans le silence de son cœur, Joseph s’est exclamé en réponse à sa vision : « Voici le serviteur du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta Parole ». Mariés dans la foi, Marie et Joseph partagent le même « fiat » dans le don total d’eux-mêmes au service de leur enfant, porteur du mystère de la Rédemption de l’humanité. Leur foi commune les unit comme un ciment qui rend solide leur amour. C’est Dieu lui-même qui les unit dans la prière.

Dans un panégyrique sur saint Joseph, Bossuet a imaginé le partage spirituel de Marie et de Joseph qui se sont confiés réciproquement leur virginité. Époux croyants, Joseph a partagé sa vie de foi et son combat spirituel avec Marie. Marie a ouvert son coeur et son âme à Joseph, son soutient et son confident. Portés par la prière et l’amour de l’autre, Joseph et Marie ont accompli la volonté de Dieu qui les avait choisis comme des collaborateurs privilégiés de l’œuvre du Salut.

Nombreux sont les couples qui se plaignent de l’ennui. Les loisirs ne comblent pas le désir. Marie et Joseph apparaissent comme un modèle de communication humaine et divine dans le soutien et la fidélité conjugales. Véritable synergie de l’amour réciproque au service de Dieu, loin de tout repliement sur eux-mêmes qui pourrait réduire leur amour à « un égoïsme à deux ». Leur vie est une vie donnée, passionnante et heureuse. Jésus lui-même n’a-t-il pas enseigné qu’ « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » ?

Homme responsable et fidèle

Le philosophe français, Blaise Pascal (1662) a écrit : « Le propre de la puissance est de protéger ».  La puissance de l’homme se manifeste dans la protection de la vie.

Nombreux sont les enfants et les adultes qui avouent toujours souffrir de l’absence du père : « Je n’ai jamais appelé un homme en lui disant ‘papa’ ».

L’étymologie du mot « évêque » nous révèle le sens de cette charge : « veiller sur », « surveiller ». En ce sens, saint Joseph est le modèle des évêques, les surveillants du troupeau qui leur est confié par Dieu. Il arrive que saint Joseph soit représenté dans l’art revêtu des vêtements du grand-prêtre portant un rameau fleuri qui n’est pas un lys mais le rappel du rameau d’Aaron. Dans l’Ancien Testament, dans le livre des Nombres, Dieu parla à Moïse pour lui montrer le choix du grand-prêtre. Celui parmi les douze chefs des familles dont le rameau fleurirait serait désigné comme grand-prêtre (cf. Nombre 17, 20). C’est le rameau d’Aaron qui fleurit et il fut choisi pour cette fonction sacrée. À l’image du grand-prêtre qui veille sur le temple, saint Joseph a veillé sur la Vierge Marie, le Temple du Fils de Dieu fait homme, « le buisson ardent », symbole de la présence de la divinité. Saint Paul, inspiré par l’Esprit-Saint, écrit aux chrétiens de Colosses qu’en Jésus « habite corporellement la plénitude de la divinité ». La Vierge Marie a porté en son sein corporellement cette plénitude de la divinité et saint Joseph a veillé sur elle et sur le développement intégral de son fils adoptif, Jésus.

Le cardinal Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, le rappelait en 1995 : « Portant un bâton fleuri, saint Joseph est présenté comme grand prêtre, comme archétype de l’évêque chrétien. Marie, elle, est l’Église vivante ».

« Tel père, tel fils »

« Tel père, tel fils », disons-nous souvent en constatant l’influence de l’éducation paternelle sur les actions de l’enfant. De son père Joseph, Jésus a reçu une éducation humaine, spirituelle et professionnelle. Combien de fois Jésus n’a-t-il pas prononcé le mot « abba » en s’adressant à son père Joseph ? C’est précisément ce mot « abba » de la langue araméenne, langue maternelle et paternelle de Jésus, qui deviendra la prière originale de Jésus à Gethsémani la veille de sa Passion. « Abba » sera aussi la prière de l’Esprit-Saint dans le cœur des chrétiens comme le décrit l’apôtre saint Paul dans les épîtres aux Romains (8,15-16) et aux Galates (4,6). Maître Eckhart, le grand mystique dominicain de l’École rhénane du XIV siècle, affirme que nous ne prions pas mais que « nous sommes priés », car ce n’est pas nous qui prions mais l’Esprit qui intercède pour nous dans des gémissements ineffables.

Si des enfants tremblent au souvenir violent de leur père, le mot « abba » évoquait pour Jésus la tendresse et l’amour fidèle de son père Joseph. C’est ce mot qu’il choisit pour s’adresser à Dieu son Père au jour de l’angoisse à l’approche du supplice de la croix: « Abba ! Père ! Éloigne de moi ce calice mais que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se fasse » (Mc 14, 36).

Bien que Nazareth ne soit pas citée dans l’Ancien Testament ni par l’historien juif Flavius Joseph, sa synagogue possédait un rouleau important du prophète Isaïe comme le rappelle saint Luc l’évangéliste. Homme juste, Joseph connaissait la Loi de Moïse et il proclamait les textes sacrés à la synagogue. Au cours de sa vie publique, Jésus a imité le geste de son père dans la même synagogue de Nazareth en lisant en hébreu le passage du prophète Isaïe qu’il commente en araméen pour proclamer son accomplissement : « L’Esprit du Seigneur repose sur moi. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres » (cf. Lc 4,16-21).

En temps de pandémie

À la lumière de la sainteté de saint Joseph, nous avons à adopter le temps de pandémie ou du confinement pour le vivre comme une mission à accomplir au service du bien commun avec les renoncements que cela comporte.

Adopter ne veut pas dire se résigner ou subir. La tentation est grande de tomber dans le découragement, le laisser-aller, ou encore dans la colère et les disputes. La vie commune s’avère difficile voire dangereuse dans le confinement. Cela est vrai non seulement dans les cellules de prison mais aussi dans les familles.

Le bienheureux père Lataste, apôtre du culte de saint Joseph

Le père Lataste, aumônier de prison, avait écrit au pape Pie IX en 1868, c’est-à-dire deux ans avant que saint Joseph ne soit déclaré patron de l’Église universelle le 8 décembre 1870. Dans sa lettre, le père Lataste, dominicain, apôtre de la miséricorde divine dans la prison de Cadillac, près de Bordeaux, confiait au pape l’offrande qu’il faisait de sa vie pour que saint Joseph devienne patron de l’Église universelle et que son nom soit inséré au canon de la messe.

Dieu a écouté la prière de cet évangélisateur des personnes détenues. Son geste manifeste le lien entre saint Joseph et la miséricorde comme le rappelle le pape François dans sa Lettre apostolique « Patris corde » : « Chaque nécessiteux, chaque pauvre, chaque souffrant, chaque moribond, chaque étranger, chaque prisonnier, chaque malade, est « l’Enfant » que Joseph continue de défendre » (n°5).

Travailleur manuel

Charpentier-maçon, saint Joseph met en valeur le travail manuel souvent méprisé car il comporte peine physique sans être toujours reconnu socialement.

Saint Joseph s’est sanctifié en accomplissant avec compétence et honnêteté son travail. Il a sanctifié son travail y mettant le meilleur de lui-même dans un esprit de foi et de prière. Il a donné envie de croire à ceux qui l’ont rencontré comme clients ou collègues. L’Enfant Jésus a reçu de lui un métier.

C’est dans une existence discrète, quotidienne et cachée, que saint Joseph a vécu l’union intime avec Dieu que nous appelons sainteté. En ce sens, il montre la voie de la sainteté dans la vie ordinaire, à laquelle tous les chrétiens sont appelés.

Patron des migrants

Joseph est parti en Égypte avec son épouse, Marie, pour sauver l’Enfant Jésus des mains d’Hérode. C’est pourquoi le pape François le présente comme le patron des migrants.

La Vierge Marie peut aussi être invoquée comme Notre-Dame des réfugiés car elle a dû fuir son pays.

L’Enfant Jésus, tout petit, a dû sentir battre le cœur de sa mère, Marie, stressée en terre étrangère. Nous savons que les enfants sont comme des éponges qui absorbent les émotions, positives et négatives, de leur mère et de leur père. Bébé, Jésus, a éprouvé dans sa chair l’angoisse des réfugiés.

Gardien de l’Église

L’Église étant le Corps du Christ, saint Joseph veille sur elle comme il a veillé sur Marie, son épouse, la mère de Jésus, enseigne le pape François (cf. n°5).

Patron de la bonne mort

Les artistes chrétiens se sont plus à représenter la mort de saint Joseph honoré par son épouse et par son fils Jésus. Joseph a aimé Jésus. Jésus a aimé son père. Puissions-nous l’aimer comme Jésus l’a aimé ! Prions pour les malades du coronavirus et pour les défunts.

La popularité de saint Joseph correspond à l’expérience d’une multitude de grâces reçues par son intercession auprès de son adoptif Jésus, le seul Sauveur pour la foi chrétienne. Confions-lui nos soucis matériels et spirituels. Homme de prière, il intercédera pour nous auprès de son fils Jésus, source de toute grâce.

Saint-Denis de La Réunion (France), le 22 décembre 2020.

Fr Manuel Rivero (O.P.)

Pour accéder à la Lettre Apostolique « Patris Corde » du Pape François, donnée à Rome le 8 décembre 2020, cliquer sur le lien suivant :

http://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/papa-francesco-lettera-ap_20201208_patris-corde.html




SAINT JEAN-PAUL II : LE SAINT DE L’AMOUR (Noéline Fournier)

Karol Jozef Wojtyla, devenu le Pape Jean-Paul IIen 1978, est né le 18 mai 1920 en Pologne, à Wadowice.

En 1939, il entre à l’Université de Cracovie, où il suit un cours de théâtre ;  après la fermeture de celle-ci par l’occupant nazi, le jeune Karol échappe à la déportation en Allemagne. Dès 1942, il suit les cours de formation du Séminaire clandestin de Cracovie.

Après la Seconde Guerre Mondiale, il poursuivit ses études de Théologie à l’Université, jusqu’à son Ordination Sacerdotale en 1946.

A la suite d’études doctorales, il entre comme Professeur de Théologie morale et d’éthique sociale au Grand Séminaire de Cracovie et à la Faculté de Théologie de Lublin.

En 1958, Pie XII le nomme Évêque Auxiliaire de Cracovie ; en 1964, il est nommé Archevêque de Cracovie par Paul VI et élevé au Cardinalat en 1967.

Depuis le début de son pontificat, le 16 octobre 1978, le Pape Jean-Paul II a accompli de multiples voyages apostoliques à travers le monde. Il a écrit de nombreux documents religieux (encycliques, exhortations) parmi lesquels une autobiographie, « Entrez dans l’Espérance » (1994) et « Levez-vous ! Allons ! » (2003), une réflexion sur sa vie et sur son ministère épiscopal.

Jean-Paul II s’est éteint au Vatican le 2 Avril 2005.

Il écrit :« A l’occasion du quarante-cinquième anniversaire de mon Ordination et du vingt-cinquième anniversaire de mon Pontificat, il m’a été demandé de mettre par écrit ces souvenirs à partir de 1958, année où je suis devenu Évêque.

 J’ai cru devoir accueillir cette invitation !

J’offre ces pages comme signe d’amour envers mes frères dans l’épiscopat et envers tout le peuple de Dieu.
Puissent-elles éclairer tous ceux qui désirent connaître la grandeur du ministère épiscopale et la peine qu’il comporte, mais aussi la joie qui l’accompagne dans son accomplissement quotidien !

En définitive, l’amour est le lien qui unit tout : il unit de manière substantielle les Personnes Divines, il unit aussi, bien que sur un plan très différent, les personnes humaines et leurs multiples vocations.

 

L’Appel

 C’était en 1958. Avec un groupe de passionnés de canoë, je me trouvais dans le train en direction d’Olsztyn (Centre culturel et touristique, capitale de la Mazurie dans le nord-est de la Pologne).

Nous allions commencer les vacances selon le programme qui était le nôtre depuis 1953, nous en passions une partie en montagne et l’autre partie aux lacs de Mazurie. C’est pour cela que nous nous trouvions dans le train ; c’était en juillet. M’adressant à celui qui faisait fonction d’« amiral », je lui dis :

« D’ici peu je devrais quitter le canoë parce que le primat m’a appelé (après la mort en 1948, du cardinal August Hlond, le primat était le Cardinal Stefan Wyszinski) et je dois me présenter à lui. »

L’ « amiral » me répondit : « D’accord, je m’en occupe ».

C’est ainsi que le jour venu, nous avons quitté le groupe pour rejoindre la gare ferroviaire la plus proche.

A Varsovie, je me présentai à l’archevêché, à l’heure convenue. Je constatai à l’évêché que trois autres prêtres avaient été convoqués avec moi. Sur le moment, je ne me rendis pas compte de la coïncidence. Ce n’est que plus tard que je compris que nous avions été convoqués pour le même motif.

Entré dans le bureau du primat, le cardinal Stefan, j’appris par lui que le Saint-Père m’avait nommé Évêque Auxiliaire de l’archevêché de Cracovie.

En effet, en février de cette même année (1958) était mort Mgr Stanislas ROSPOND.

En entendant les paroles du primat qui m’annonçait la décision du Siège Apostolique, je répondis :

« Eminence, je suis trop jeune : j’ai à peine trente huit ans ! »

Mais le primat répliqua :

« C’est une faiblesse dont vous vous libèrerez bien vite ! Je vous prie de ne pas vous opposer à la volonté du Saint-Père. »

Je dis alors un seul mot :

« J ‘accepte ».

« Alors allons déjeuner », conclut le primat.

Après cette audience si importante pour ma vie, je me rendis compte que je ne pouvais retourner tout de suite auprès de mes amis et de mon canoë ; je devais d’abord me rendre à Cracovie pour informer l’Archevêque Baziak, mon ordinaire.

En attendant le train de nuit qui devait qui devait me conduire à Cracovie, j’ai prié durant des heures dans la Chapelle des Sœurs Ursulines à Varsovie.

Le lendemain, arrivé à Cracovie, je me présentai à Mgr Baziak, et je lui remis  la lettre du Cardinal primat. Je me rappelle comme si c’était aujourd’hui que l’Archevêque me prit par le bras et me conduisit dans le salon d’attente, où quelques prêtres étaient assis ; il s’exclama alors :

« Habemus papam ! »

A la lumière des évènements qui ont suivi, on pourrait dire que ce furent des paroles prophétiques.

Je confiai à l’archevêque que je désirais retourner en Mazurie pour retrouver le groupe d’amis qui naviguaient sur la Lyna. Il me répondit :

– « Cela, désormais, ne convient peut-être plus ! »

Plutôt attristé par cette réponse, j’allai dans l’église des Franciscains et je fis un Chemin de Croix. Je me rendais volontiers dans cette église pour le Chemin de Croix parce que j’aimais ces stations originales, modernes. Après quoi, je retournai chez Mgr BAZIAK, renouvelant ma demande. Je lui dis :

« Je comprends votre préoccupation, Excellence. Mais je vous demande tout de même de me permettre de retourner à Mazurie. »

Cette fois, il répondit :

– « Oui, oui, allez donc. Toutefois je vous prie, ajouta-t-il avec un sourire, de revenir pour la Consécration. »

 

Le soir même je repris donc le train pour Olsztyn.

J’avais emporté le livre d’Hemingway, « Le  vieil homme et la mer ».

Je le lus presque toute la nuit, ne réussissant à m’assoupir que quelques instants.

Je me sentais plutôt habité par un sentiment étrange…

 

 

Je retrouvais mes amis du groupe qui y étaient arrivés en naviguant avec le canoë sur le cours de la Lyma. L’« amiral » vint me chercher à la gare et me dit :

« Alors, oncle, ils vous ont fait évêque ? »

Je lui répondis que oui.

Et lui d’ajouter : « C’est bien ça… Dans mon cœur j’imaginais exactement cela et je vous le souhaitais. »

Le jour de ma nomination comme évêque, j’avais un peu moins de douze ans de sacerdoce. J’avais peu dormi et à mon arrivée j’étais donc fatigué.

Toutefois, avant d’aller me reposer, je suis allé à l ‘église célébrer la messe. L’église était administrée par l’aumônier de l’Université, qui était alors l’abbé Ignacy, futur évêque. Après quoi, je pus enfin m’abandonner au sommeil. A mon réveil, je me rendis compte que la nouvelle de ma nominations’était répandue, car l’Abbé Ignacy m’apostropha par ces paroles :

« Eh bien, nouvel évêque, félicitations ! »

J’ai souri, puis je suis parti pour rejoindre le groupe de mes amis. J’ai récupéré mon canoë, mais quand je me suis mis à pagayer, de nouveau, un sentiment un peu étrange m’envahit.

La coïncidence des dates m’avaient frappé : la nomination m’avait été notifié le 4 juillet, et c’était la date de la Consécration de la Cathédrale du Wawel. C’est un anniversaire qui a toujours eu un grand écho dans mon esprit. Il me semblait que cette coïncidence voulait dire quelque chose. Je pensais que c’était peut-être la dernière fois que je pouvais faire du canoë.

En réalité, je dois ajouter que bien souvent j’ai pu encore naviguer, reprenant des forces en canoë sur les eaux des rivières et des lacs de Mazurie. Pratiquement, il en fut ainsi jusqu’en 1978.

Après les vacances estivales, je retournais à Cracovie ; commencèrent alors les préparatifs pour la Consécration, fixée au 28 septembre, fête de Saint Venceslas, patron de la Cathédrale de Wawel.

« N ‘ayez pas peur ! »

Quand, le 22 octobre 1978, sur la place  Saint-Pierre j’ai lancé : « N’ayez pas peur »,  je ne pouvais évidemment pas savoir jusqu’où ces paroles nous entraineraient, moi et l’Eglise.

Le message qu’elles transmettaient venait bien plus de l’Esprit Saint, ce « Consolateur » promis par le Seigneur Jésus à ses apôtres, que de l’homme qui les prononçait. Au fils des années, j’ai eu maintes occasions de renouveler cet appel.

Ce « N’ayez pas peur » doit être pris dans son acceptation la plus large.

C’était un encouragement adressé à tous les hommes, afin qu’ils surmontent la peur que leur inspirait l’état du monde contemporain, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, au Nord qu’au Sud : N’ayez pas peur de ce que vous avez vous-mêmes créé, n’ayez pas peur de tout ce qui, dans ce que l’homme a produit, risque de se retourner contre lui !

 

En un mot, n’ayez pas peur de vous-mêmes ! Pourquoi ne devons-nous pas avoir peur ? Parce que l’homme a été racheté par Dieu !

Quand j’ai prononcé ces mots sur la place Saint-Pierre, il  m’apparaissait déjà clairement que ma première encyclique et tout mon Pontificat devaient donner la priorité à la véritésur la Rédemption. C’est dans cette vérité que s’enracine ce : « N’ayez pas peur ! » :

« Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils Unique ! » (Jn. 3,16)

Ce Fils demeure au cœur de l’histoire de l’humanité comme le Rédempteur.

La Rédemption imprègne toute l’histoire humaine, y compris celle qui se situe avant le Christ, elle prépare l’avenir eschatologique de l’homme. Elle est cette Lumière qui « brille dans les ténèbres et que les ténèbres ne parviennent pas à étouffer »  (Jn. 1,5).

La Puissance de la Croix du Christ et de sa Résurrection est toujours plus grande que tout le mal dont l’homme pourrait et devrait avoir peur.

C’est ici qu’il faut revenir à la devise « Totus Tuus, tout à toi« .

Dans une de vos précédentes questions, vous m’interrogiez sur la Mère de Dieu et les nombreuses révélations privéesqui ont eu lieu, principalement aux cours des deux derniers siècles. Je vous ai répondu en vous racontant comment la dévotion à Marie s’étaitdéveloppée dans ma vie personnelle, d’abord dans ma ville natale, ensuite au Sanctuaire de Kalwaria, puis à Jasna Gora .

Jasna Gora a fait irruption dans l’histoire de ma Patrie au XVIIèmesiècle comme une sorte de « N’ayez pas peur ! » venu du Christ par la bouche de sa Mère.

 

Quand le 22 octobre 1978, j’ai reçu l’héritage romain du Ministère de Pierre, cette expérience Mariale vécue, sur ma terre polonaise, était déjà profondément inscrite dans ma mémoire.

C’est l’expérience traversée par mon pays qui m’a, la première, fait comprendre  comment Marie participe à la victoire du Christ. J’ai aussi appris directement du Cardinal Stefan Wyszynski, que son prédecesseur, le Cardinal Auguste Hlond, avait prononcé avant de mourir cette parole prophétique :

« La victoire, si elle vient, viendra par Marie… »

Au cours de mon Ministère Pastoral en Pologne, j’ai été témoin de l’accomplissement de cette parole.

Une fois élu Pape, confronté aux problèmes de l’Eglise entière, cette intuition, cette conviction m’a toujours habité : dans cette dimension universelle aussi, la « victoire, si elle venait, serait remportée par Marie.

 

Le Christ vaincra par Marie.

Il veut qu’elle soit associée aux victoires de l’Eglise, dans le monde d’aujourd’hui et dans celui de demain.

J’en étais donc intimement persuadé, même si à l’époque j’ignorais presque tout de Fatima.

Je pressentais seulement qu’il y avait là une certaine continuité, de la Salette à Fatima en passant par Lourdes, sans oublier, dans un passé plus lointain Jasna Gora de Pologne.

Et puis le 13 mai est arrivé.

Quand j’ai été atteint par la balle de mon agresseur sur la place Saint-Pierre, je ne me suis pas rendu compte immédiatement que nous fêtions juste ce jour là l’anniversaire du jour où Marie était apparue aux trois enfants de Fatima, au Portugal, pour leur transmettre les messages qui,  alors que la fin de ce siècle approche, se révèlent sur le point d’être pleinement confirmés.

 

Lors d’un tel événement, le Christ n’a-t-il pas encore une fois prononcé son « N’ayez pas peur ! » ?

N’a-t-il pas répété à cette occasion son message Pascal à l’intention du Pape, de l’Eglise et, au-delà, à l’attention de toute la famille humaine ?

Il faut que, dans la conscience de chaque être humain, se fortifie la certitude qu’il existe Quelqu’un qui tient dans ses mains le sort de ce monde qui passe ; Quelqu’un qui détient les clefs de la mort et des enfers ; Quelqu’un qui est l’Alpha et l’Oméga de l’histoire de l’homme, qu’elle soit individuelle ou collective. Et surtout, la certitude que ce Quelqu’un est Amour, l’Amour fait l’homme, l’Amour Crucifié et Ressuscité, l’Amour sans cesse présent au milieu des hommes ! Il est l’Amour Eucharistique. Il est source inépuisable de Communion. Il est le seul que nous puissions croire sans la moindre réserve quand Il nous demande : « N’ayez pas peur ! »

Il confirme par là toute la Vérité de l’Évangile et toutes les obligations qui en découlent. Mais il révèle en même temps que ces exigences ne dépassent pas les forces de l’homme. Si l’homme accepte ces implications de sa Foi, il trouve alors, dans la grâce que Dieu ne lui refuse pas, la force qui lui permet de faire face.

Le monde déborde de preuves de l’action de cette force rédemptrice, que les Évangiles annoncent avec bien plus de clarté qu’ils n’imposent des exigences morales.

Il y a dans le monde tant d’hommes et de femmes dont la vie témoigne qu’il est possible de mettre en pratique tout ce que demande la morale évangélique ! De plus, l’expérience prouve qu’une vie humaine ne peut réussir qu’à leur exemple.

Accepter les exigences évangéliques, c’est assumer toute les dimensions de sa propre humanité, y discerner la beauté du dessein de Dieu, en reconnaissant la réalité de toutes les faiblesses humaines, à la Lumière de la Puissance même de Dieu : « Ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu ». (Luc 18,27)

On ne peut séparer les exigences morales proposées à l’homme par Dieu de l’exigence de l’amour rédempteur, c’est-à-dire du don de la grâce que Dieu lui-même en un sens s’est engagé à accorder.

Qu’est-ce que le salut apporté par le Christ, si ce n’est précisément cela ?

Dieu veut sauver l’homme. Il veut l’accomplissement de l’humanité selon la mesure qu’Il a Lui-même fixée. Et le Christ est fondé à dire que le joug qu’Il met sur nos épaules est doux et son fardeau, en fin de compte, léger.

Il est capital pour l’homme d’entrer dans l’Espérance, de ne pas s’arrêter sur le seuil, et de se laisser guider.

Le grand poète Polonais Cyprian, qui décrivait ce qu’il découvrait au plus intime de l’existence chrétienne, a parfaitement exprimé cette réalité :

« Nous ne marchons pas à la suite du Sauveur en portant sa Croix, mais nous suivons le Christ qui porte la nôtre. » Voilà pourquoi la Vérité sur la Croix peut être qualifiée de « Bonne Nouvelle »…

« N’ayez pas peur, ouvrez toutes grandes les portes au Christ ! »

Voici le témoignage de Monseigneur Stanislaw DZIWISZ, le plus proche témoin de l’attentat contre Jean Paul II.

Le soir du 11 mai, à la demande du Pape, je rendis visite – en Pologne, à sa résidence – au Cardinal WYSZYNSKI. Le « Primat du Millénaire » étais alors contraint de garder la chambre, à cause d’une grave maladie. Le cardinal m’avait retenu pour un long entretien au cours duquel il voulut transmettre au Saint-Père ses dernières volontés. Il lui écrivit également une lettre. Il était conscient de pouvoir mourir. Il me sembla très faible et totalement abandonné à la volonté de Dieu.

Dans l’après-midi à 17 heures, sur la place Saint-Pierre, devait se tenir l’habituelle Audience Générale du mercredi.

17h17. Au cours du second tour de la place, on entendit les coups de feu tirés contre Jean Paul II.
Ali Mehmet Agca, un tueur professionnel, tire avec un pistolet, blessant le Saint-Père au ventre, au coude droit et à l’index. Un projectile traversa le corps et tomba entre le Pape et moi. J’entendis deux coups. Les balles blessèrent deux autres personnes. Je fus épargné, bien que leur force ait été telle qu’elles auraient pu traverser plusieurs personnes. Je demandai au Saint-Père :

– OÙ ?

Il me répondit :

Au ventre.

– Vous avez mal ?

Il répondit :

– J’ai mal.

C’est à cet instant qu’il commença à s’affaisser.

Me trouvant derrière lui, je pouvais le soutenir. Il perdit ses forces.

Ce fut un moment dramatique. Aujourd’hui, je peux dire qu’à cet instant entra en action une puissance invisible, qui permit de sauver la vie du Saint-Père, en danger de mort. Il n’y avait pas de temps pour penser et il n’y avait pas de médecin à porter de main. Une seule décision erronée pouvait avoir des conséquences catastrophiques. Nous n’avons pas tenté de donner les premiers soins, pas plus que nous avons pensé à porter le blessé à ses appartements. Chaque minute était précieuse. Immédiatement donc, nous l’avons transporté dans l’ambulance, où se trouvait aussi son médecin personnel, le Dr Renato RUZONNETTI et nous nous rendîmes très vite à la Polyclinique GEMELLI. Au cours du trajet, le Saint-Père était encore conscient ; il perdit connaissance en entrant dans la Polyclinique. Tant que cela fut possible, il pria à voix basse.

Le chirurgien, le professeur Francesco CRUCITTI, eut un rôle particulier. Il me confia par la suite que, ce jour-là, il n’était pas de service, il se trouvait chez lui, mais une force mystérieuse l’avait poussé à se rendre à la Polyclinique. Au cours du trajet, il apprit par la radio la nouvelle de l’attentat. Immédiatement, il proposa de réaliser l’intervention, d’autant plus que le chef du service de chirurgie, le Professeur CASTIGLIONI, se trouvait à Milan et arriva à la Polyclinique vers la fin de l’intervention.

La situation était sérieuse. L’organisme avait perdu beaucoup de sang. Le professeur CRUCITTI était assisté par d’autres médecins. La salle d’opération était pleine de monde. Le sang destiné à la transfusion n’était pas adapté. Toutefois, à la Polyclinique, on trouva des médecins du même groupe sanguin qui, sans hésiter, donnèrent leur sang au Saint-Père pour sauver sa vie.

La situation était très grave. A un certain moment, le Dr BUZZONETTI se tourna vers moi, me demandant d’administrer au patient l’Onction des Malades, car celui-ci était dans un état très grave : la pression diminuait et le pouls se sentait à peine.

La transfusion le ramena alors à une condition dans laquelle il était possible de débuter l’intervention chirurgicale qui se présentait comme extrêmement compliquée. L’opération dura cinq heures et vingt minutes. De minute en minute, toutefois, les chances de survie augmentaient.

De très nombreuses personnes accoururent à la Polyclinique.

Arrivèrent également des hommes politiques,  au nombre desquels le Président Sandro PERTINI qui demeura aux côtés du Saint-Père jusqu’à deux heures du matin. En effet, il se refusa de partir tant que le Pape n’eut quitté la salle d’opération. Le comportement du Président fut émouvant, loin de tout calcul.


Après l’intervention chirurgicale, le Saint-Père fut transféré dans une salle de réanimation. Les médecins craignaient une infection et d’autres complications. Après avoir repris connaissance, le Saint-Père demanda :

– « Avons-nous récité Complies ? »

Nous étions désormais au lendemain de l’attentat. Pendant deux jours, le Pape souffrit beaucoup, mais ses chances de survie augmentaient elles aussi. Il demeura en réanimation jusqu’au 18 mai.

Le premier jour après l’opération, le Saint-Père reçut la Sainte Communion et, au cours des jours qui suivirent, il participait, depuis son lit, à la Concélébration Eucharistique.

Le dimanche matin, 17 mai, le Saint-Père enregistra un bref discours. Il s’agissait de paroles de remerciement pour les prières de nombreux fidèles, de pardon pour l’auteur de l’attentat et d’abandon à la Madone. L’attentat avait uni l’Eglise et le monde autour du Saint-Père. Ce fut le premier fruit de sa souffrance. La Pologne le veillait à genoux. A Cracovie eut lieu l’inoubliable Marche Blanche des jeunes.

Entre-temps, de Varsovie, nous arrivaient les nouvelles de l’agonie du Primat WYSZYNKI. Le Pape participait très intensément à ses derniers moments.

Le 24 mai – par téléphone – il lui transmit encore ses salutations et la bénédiction.

Le lendemain, à 12h15, le Saint-Père put parler une dernière fois avec le Primat mourant. La conversation fut brève. Me restèrent gravés en mémoire  les mots :

« Je vous envoie ma bénédiction et mon baiser.»

 

Toutefois, il se sentait fatigué. Il se plaignait d’une douleur au cœur. L’état du patient s’aggravait. Il fut soumis à un contrôle approfondi. Pendant toute la nuit, les cardiologues veillèrent. Les problèmes cardiaques, comme l’expliquaient les médecins, s’était manifestés du fait d’une légère embolie pulmonaire qui disparut progressivement. Au fil des jours, les signes préoccupants disparurent de l’électrocardiogramme.

Le 28 mai – solennité de l’Ascension – l’état de santé s’améliora. Ce jour-là à 4h40 du matin s’éteignit le Primat WYSZYNSKI. L’annonce officielle arriva vers dix heures. J’en informai le Saint-Père un peu plus tard. Il accueillit cette annonce avec une grande émotion.

Le 3 juin fut la date du retour à la maison. Nous célébrâmes la messe à 12h30. Avant de quitter la Polyclinique, le Pape reçut le professeur LAZATTI, Recteur de l’Université Catholique et, dans l’après-midi, les médecins, ainsi que le personnel paramédical. A 19 heures, il partit pour le Vatican.

Le 10 juillet, son état de santé se détériora de nouveau. Un processus inflammatoire se manifesta dans les poumons.

Le 16 juillet, jour de Notre-Dame du Mont-Carmel, marqua un tournant décisif de la maladie et l’on enregistra une amélioration des conditions générales

 

 

 

Le 20 juillet commença le procès contre l’auteur de l’attentat.

La question était délicate pour le Saint-Père et pour le Siège Apostolique.

Le Pape avait pardonné, mais la justice Italienne devait suivre son cours.

Après avoir traversé la place Saint-Pierre, il se dirigea vers la Basilique. Dans la cour de Saint Damase, il déclara aux Cardinaux et employés de la Curie présents :

« J’ai fait une visite à Saint-Pierre pour dire merci d’avoir voulu laisser en vie son Successeur.  J’ai fait une visite aux tombes de Paul VI et de Jean-Paul I parce qu’à côté d’elles, il y aurait pu déjà avoir une troisième tombe ».

Quand, quatre mois plus tard, il revint sur la place Saint-pierre pour rencontrer de nouveau les fidèles au cours de l’Audience Générale, il remercia pour toutes les prières et confessa :

« A nouveau, je suis devenu débiteur de la Très sainte Vierge et de tous les saints Patrons.

Comment pourrais-je oublier que l’événement qui a eu lieu place Saint-Pierre s’est déroulé au jour et à l‘heure où depuis plus de soixante ans, on commémore à Fatima, au Portugal, la première apparition de la Mère du Christ aux pauvres petits paysans ?

Car, vraiment ce jour-là, j’ai ressenti dans tout ce qui m’est arrivé cette extraordinaire protection maternelle, qui s’est démontrée plus forte que le projectile de mort ».

LE MYSTÉRE

 

En effet, le procès ne l’a pas élucidé, pas plus que le long emprisonnement de son auteur.

J’ai été témoin de la visite du Saint-Père à Ali Agca en prison.

Le Pape lui avait déjà pardonné publiquement dans son premiers discours après l’attentat. Je n’ai pas entendu un mot de demande de pardon de la part du prisonnier.

Seul le mystère de Fatima l’intéressait, troublé qu’il était par la force qui l’avait dépassé. Il avait bien visé, mais sa victime était restée en vie.

Au cours de l’Année du grand Jubilé, le Saint-Père a dressé une lettre au Président de la République Italienne pour qu’Ali Agca soit libéré : cette demande – ainsi que vous le savez – a été acceptée par le président Carlos Azeglio CIAMPI.

Le Saint-Père a accueilli avec soulagement la sortie de prison d’Ali Agca. Plusieurs fois il avait reçu sa mère et ses proches. Souvent, il demandait de ses nouvelles aux aumôniers de la prison.

Ce sang versé sur la Place Saint-Pierre, sur le lieu du martyr des premiers chrétiens, était peut-être nécessaire.

Le Saint-Père lui-même disait à ce propos :

« Je ne puis penser à tout cela sans émotion. J’éprouve envers tous,  une immense gratitude. Envers tous ceux qui se sont réunis en prière le 13 mai. Envers tous ceux qui ont persévéré dans la prière pendant toute cette période (…)

Je suis gré au Christ Seigneur et à l’Esprit-Saint qui, par cet événement qui eut lieu le 13 mai à 17h 17, place Saint-Pierre, a inspiré la prière à tant de cœurs. Pensant à cette grande prière, je ne peux oublier les paroles des Actes des Apôtres qui se réfèrent à Pierre : « La prière de l’Eglise s’élevait pour lui vers Dieu sans relâche » (Actes 12,5) ».

« Je ne cesse de rendre grâce à Dieu pour ce don et ce mystère dont il m’a permis d’être le témoin oculaire. »

En concluant ce témoignage, je veux citer les paroles du cardinal Karol WOJTILA, tirée du poème Stanislaw :

« Si la parole n’a pas converti, c’est le sang qui convertira ».

BONNE FÊTE DE LA TOUSSAINT A TOUS !

               Extraits de « Mgr Stanislaw DZIWITSZ, le mystère du sang versé ».

                                                                                         Noéline FOURNIER




COMMEMORATION DE TOUS LES FIDÈLES DÉFUNTS

                 Où vont nos morts ?

             Paradoxalement, on n’a jamais vu autant la mort que ces temps derniers : au travers des informations télévisées, où rien ne nous est caché, souvent avec une totale impudeur. Avec la surabondance des films violents, sans parler des jeux vidéo, où l’on est autorisé à tuer son adversaire. La mort virtuelle est omniprésente dans chaque foyer. Et l’on peut jouer avec elle, cela semble tout naturel à nos jeunes.

            Cette banalisation de la mort ne la rend pas pour autant moins effrayante pour l’homme. D’autant que cette banalisation est de plus en plus dangereuse, incitant les jeunes à des conduites outrancièrement risquées, tel le tristement jeu du foulard, qui a déjà fait de nombreuses victimes.

            On va jusqu’à la frôler cette mort, on flirte avec elle, et, trop souvent, ce côtoiement, cette intimité de plus en plus poussés, conduisent à la catastrophe sans retour.

            De même que l’on meurt de plus en plus violemment, que ce soit d’accident, de guerre, de catastrophe naturelle, d’agression par autrui ou soi-même, la maladie est aussi une agression violente.

            Alors, on la cache et surtout, on se la dissimule à soi-même.

            Nous nous posons la question de savoir si les croyants meurent « mieux » que les autres. L’expérience nous apprendra que non.

            Comme dans la population courante, il y a des personnes qui meurent sereinement, d’autres difficilement. Entre ces deux extrêmes, toute une gamme infinie de nuances, suivant la personnalité du sujet, la façon dont il a vécu, sa culture, ses lectures, ses croyances.

            Tout d’abord, à quoi correspond l’expression « bien mourir » ?

            Pour la plupart des gens, cela signifie ne pas souffrir, partir le plus rapidement possible. Là encore l’idée de mort reste dans le flou. On a l’image d’un évanouissement dans le néant.

            Et si la mort représentait bien autre chose ? Réfléchissons.

           La naissance est un phénomène reconnu, nous pouvons dire, pour employer le jargon à la mode, « hypermédiatisé ».

            En effet, bébé est attendu, par la famille, bien sûr, mais aussi par la société, qui l’entoure avant même qu’il paraisse.

            Les visites médicales, la préparation de la chambre, le choix du prénom, tous ces actes posent la naissance comme un événement important, l’enfant à naître est reconnu en tant que personne dès sa conception.

            En tant qu’être neuf, on attend de lui des miracles d’amour, de tendresse, de réussite. Les parents se projettent en lui, vont souvent vivre à travers lui, par procuration, les rêves qu’ils n’ont pas pu réaliser par eux-mêmes.

            L’enfant deviendra le réceptacle, en même temps que le rédempteur, de toutes les frustrations, toutes les erreurs accumulées au cours de l’existence de ses géniteurs.

            Dans ce contexte plein d’attente, de fièvre parfois, il est bien évident qu’une naissance est un phénomène d’une extrême importance, puisqu’elle représente un début, le commencement d’une grande aventure, que l’on espère heureuse pour toute la cellule familiale.

            Qu’en est-il de la mort ?

            Celui qui part a fini sa vie, s’il est âgé, ses parents ne sont plus. S’il est jeune, sa mort signifie la fin des espoirs de ses parents. La mort d’un jeune est toujours vécue comme un échec, quel que soit l’âge de l’enfant. Les parents qui perdent un enfant se sentent coupable de ne pas avoir réussi à le protéger, à l’éduquer jusqu’à l’âge d’homme.

            La disparition d’une personne âgée représente autre chose. Quel que soit le degré d’attachement que l’on avait pour elle, son évolution terrestre est accomplie, elle a, pour employer l’expression populaire, « fait son temps ».

            Certaines familles ressentent plutôt du soulagement devant la fin des souffrances et la déchéance de la personne âgée.

            D’autres encore, se réjouissent secrètement de toucher enfin l’héritage… Comportements humains, parfois discutables, mais bien réels.

            La mort, au contraire de la naissance, n’apparaît pas, dans nos civilisations occidentales, comme un phénomène important, puisqu’on fait tout pour l’occulter. POURQUOI ?

             Tout d’abord, parce qu’elle représente une fin, contrairement à la naissance.

            Ensuite, la peur de l’inconnu semble la cause la plus évidente, ainsi que ses corollaires : peur de perdre les êtres chers, les biens terrestres, la fortune, la liste peut s’allonger à l’infini.

            La naissance est un phénomène connu, dès qu’elle survient, mais avant, où se situe l’humain ?

            « Nul ne se donne à soi-même sa vie, c’est toujours à partir de la vie que s’engendre la vie, même lorsque la vie particulière d’un embryon est procurée par une manipulation in vitro.

             La vie ne vient jamais de nulle part, que l’on naisse d’un acte d’amour, ce qui est le plus humain, ou que l’on naisse d’une éprouvette, c’est d’une vie déjà existante que la vie, notre vie, surgit.

            La vie se révèle toujours dans un vivant qui en est le support, l’expression. Puisque la vie s’engendre elle-même dans un vivant dans lequel elle s’exprime, et que pas un de ces vivants ne se donne la vie à lui-même, on peut en conclure, en remontant l’origine de la vie, qu’il y a nécessairement « la vie capable de s’engendrer elle-même, celle que le christianisme appelle Dieu ».

            C’est ainsi qu’en christianisme, la Vie auto-engendrée est le Père, et le Vivant Éternellement Engendré qui exprime la vie est le Verbe ou encore le Fils. »

                                   Michel AUPETIT.

            La mort est connue également au moment où elle a lieu, mais après, que devient cette part intangible que l’on appelle âme ? 

            Ce sont ces deux grandes questions, apparemment impossible à résoudre hors de la Foi, qui angoissent tellement la plupart des gens.

            Quand un malade sent venir le grand voyage, il n’est pas rare  qu’il se tourne vers la spiritualité. Même ceux qui ont été, au cours de leur vie, exclusivement matérialistes, commencent à s’interroger, sauf bien sûr quelques irréductibles.

            Par contre, paradoxalement, ceux qui, toute leur vie, ont pratiqué une religion, qu’elle soit chrétienne ou non, ne meurent pas plus facilement que les autres, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Bien au contraire !

            Ce sont souvent eux qui doutent, alors que les néophytes en la matière font les découvertes essentielles, à savoir la Foi et l’Amour des autres.

            Dans l’esprit de bien des gens, religion et foi sont mêlées, alors qu’il s’agit de deux domaines, certes intriqués, mais très différents.

            LA RELIGION est le lien, le véhicule qui amène la créature au Créateur ; elle est souvent empreinte de rites, de dogmes, qui ne conviennent  qu’à très peu de gens.

           La FOI est, au contraire, libératrice, et très personnelle. Elle relève du domaine de l’Espérance, de l’Amour. Elle permet à l’humain de se rattacher aux autres, au cosmique, à l’univers, aux règnes animaux et végétaux.

            C’est grâce à la Foi que l’homme trouve un sens à sa vie. L’essentiel est d’admettre ce qui nous dépasse. Malheureusement, c’est la notion la plus difficile à partager…

            Ceux qui manifestent de l’aigreur sont rares, et leur cas est doublement dramatique.

            Atteinte d’une maladie qui ne leur laisse que très peu de temps, leur caractère difficile les empêche de se lier, de savourer des moments de sympathie, d’amitié, d’attachement affectif. D’où une souffrance aggravée.

            Quand on perd un être cher, on se pose souvent la question :

            Pourquoi lui, qui n’a jamais fait de mal à personne ?

            Cette question hante parfois durant des années les personnes en deuil.

            Malheureusement, nul ne détient la réponse, et il importe de le dire aux endeuillés.

            Pourquoi certains partent avant d’autres, alors que, comme la plupart des humains, ils ne sont « ni meilleurs ni pires » ?

            La mort nous touche tous, que l’on soit bon ou méchant, jeune ou vieux. Elle est toujours perçue comme une injustice, quel que soit l’âge du départ.

Voici le témoignage de Claudie GUIMET, aumônière en milieu hospitalier.

            Julie est une belle jeune fille Antillaise. Grande, mince, des yeux profonds, chaleureux et remplis d’amour.

            Atteinte d’une leucémie, on a tenté sur elle une greffe de moelle osseuse, qui a échoué.

Aide-soignante de son métier, elle n’ignore rien de son cas, et sait qu’elle n’en a plus pour longtemps. Elle ne souffre pas, ses cheveux commencent à repousser après une chimiothérapie très éprouvante. Le seul symptôme qu’elle éprouve, pour l’instant, est une grande fatigue, contre laquelle elle lutte avec un courage stupéfiant. Chaque jour, elle se force à de longues promenades dans les bois. Elle aime particulièrement un lac de montagne, situé en contrebas de l’hôpital, qu’on appelle « lac vert ».

Elle revient de ces expéditions exténuée, mais pas question pour elle d’y renoncer, tant est grand son émerveillement devant cette sublime nature montagnarde.

Dans cette farouche volonté, on discerne aussi un besoin de se dépasser, de se lancer un défi. Nombreux sont les malades qui, au quotidien, dans le vouloir, donnent aux bien portants ces leçons de courage phénoménal.

Julie la jolie a pris froid. Blottie dans son lit, fiévreuse, les yeux brillants dilatés, elle grelotte, malgré les médicaments et la couverture supplémentaire.

La veille, elle a voulu se rendre, comme d’habitude au lac Vert, malgré une météo instable. Les orages en montagne sont très violents, elle est revenue sous une pluie diluvienne.  Je la gronde pour son imprudence, elle me répond, avec une ironie très aristocratique qui me laisse confondue :

            « Au point où j’en suis, quelle importance ?

Je caresse son front brûlant de fièvre. Elle me sourit gentiment, comme pour me consoler. Les larmes me viennent aux yeux, et je me détourne pour faire semblant de me moucher.

Cette enfant des îles, merveilleuse d’humanité, de tendresse, va bientôt nous quitter. On ne s’habitue pas à tant d’injustice…

Julie me demande de lui faire écouter un peu de musique, et ne peut s’empêcher de remuer doucement, au creux de ses draps, au rythme du zouk. Sa situation pour le moins dramatique ne l’empêche pas de manifester la joie intérieure que rien ni personne ne pourront lui enlever. Elle rayonne d’une flamme intense, faite d’amour pour la vie, de compassion pour ses congénères malades, de Foi en Dieu et dans les hommes.

C’est moi qu’elle réconforte !

Peu à peu, la chambre se remplit. Le téléphone arabe a fonctionné, chacun est averti du malaise de Julie. Tout ceux qui l’aiment viennent la voir, et ils sont nombreux.

Elle a tellement donné d’elle-même, réconfortant les plus tristes, riants avec les plus gais, préparant des friandises pour ceux qui n’avaient plus d’appétit. Longtemps sa voix a résonné dans les couloirs, voix douces chantant les merveilles de son pays de soleil. Ils sont tous là, jeunes et vieux, unis dans leur amour pour cette jeune femme rayonnante.

Elle passe une très mauvaise nuit malgré les somnifères et, le lendemain, m’annonce que sa mère va venir de Saint-Pierre de la Martinique.

            « Pour des vacances bien mérités », me précise-t-elle, souriante. Je sais bien qu’elle n’est pas dupe. Le médecin a prévenu la famille que la jeune fille vivait ses derniers jours.

            La maman arrive le surlendemain, grise d’angoisse sous la peau sombre.

            Après un grand moment passé près de sa fille, elle me dit qu’elle est un peu rassurée : Julie lui semble moins malade qu’elle ne l’aurait cru. C’est qu’elle s’entend à donner le change, notre Julie !

Qui la croirait malade, la voyant toujours gaie, souriant, plaisantant, chantant et s’activant tout la journée en salle commune ?

Pour accueillir sa mère, elle s’est levée, est même parvenue à la conduire dans la pièce de réunion, où elle l’a présentée à tous ses amis.

Chacun lui ayant chanté les louanges de sa précieuse fille, elle est ravie, et affiche une fierté non usurpée. Pendant la sieste de Julie, elle me rejoint dans la pièce réservée aux visiteurs et, devant un bon café, me confie.

« Julie, petite fille indépendante dès ses premières années, avait toujours rêvé de vivre en métropole. C’était sa grande ambition. Elle aurait voulue être médecin, mais… la case familiale se remplissait chaque année d’un nouveau-né, la jeune fille n’avait pu faire que de modestes études d’aide-soignante, et encore en les payant soi-même. Ne trouvant pas de travail sur son île, elle est venue en métropole, mais avec l’arrière-pensée, toujours, de mener à bien des études d’infirmière, de regagner un jour sa terre natale pour s’y rendre utile auprès des souffrants. »

Je découvre une Julie tenace, volontaire, allant jusqu’au bout de ses projets. Ce caractère entier lui a sans doute permis ce dépassement de soi lors de sa maladie.

Nous retournons près d’elle. Elle règle elle-même sa pompe à morphine, et ne souffre pas. Ses yeux rieurs nous accrochent, comme pour nous dire de ne pas nous inquiéter, que ce qu’elle traverse n’est pas grave. Son regard ferme, volontaire, nous supplie de ne pas nous apitoyer. De concert, la maman et moi trouvons quelques plaisanteries à échanger, le cœur serré, en espérant qu’elle ne remarquera pas nos yeux embués… Je les laisse.

La maman, le soir, me dit que Julie est prête à partir, elle a promis de « veiller, de là-haut, sur sa famille, particulièrement ses petits frères qu’elle chérit plus que tout. »

Je raconte le courage extraordinaire de la jeune fille, ses promenades, sa disponibilité à aider les plus malades qu’elle.

Quand nous retournons dans la chambre, Julie s’est endormie, un léger sourire aux lèvres, comme si elle se promenait déjà dans la contrée accueillante qu’elle va bientôt rejoindre, du moins nous l’espérons.

Le lendemain matin, quand j’arrive dans le service,  j’entends des lamentations, des pleurs lancinants. Comprenant tout de suite que Julie est partie, je vais dans sa chambre. La maman se balance d’avant en arrière sur sa chaise, et se lamente. Le personnel, complice dans son chagrin, la laisse s’épancher.

La jeune fille, étendue sur son lit, est extraordinaire de beauté et de sérénité.

D’après sa maman, au moment de partir, elle a eu un regard et un sourire lumineux et a murmuré :

            –  « Maintenant, je me sens bien »…

Paroles qui en disent long sur les souffrances que, durant de longues semaines, elle s’est ingéniée à nous cacher, avec un courage qui confine à l’héroïsme !

Quand la pauvre mère en deuil est plus calme, nous parlons longuement de ce fameux passage dans une dimension dont nous ignorons tout.

            Elle est persuadée qu’elle reverra sa fille, et que celle-ci se trouve à présent heureuse dans une contrée où la maladie et le malheur n’existent plus. Cette pensée va la soutenir durant de mois, facilitant son travail de deuil.

           La Foi aide puissamment lors d’un deuil.

            Tout d’abord, l’Espérance, voire la certitude, de retrouver l’être cher adoucissent le chagrin, atroce les premiers jours. Une fois passée la période de stupeur, de déni, la personne va essayer de chercher consolation là où elle peut. La famille, les amis, l’entourage d’une façon générale peuvent réconforter, bien sûr. Mais rien  ne remplace  la Foi, cette Confiance en un Dieu d’Amour qui accueille chacun en son sein, une fois la période d’épreuves sur terre achevée.

                                               « Dernières joies avant la mort ». Edition du Cerf.

                                                                       Noéline FOURNIER

 

 




L’étreinte de Dieu avec l’humanité en Jésus Christ – Enseignement du père Lagrange O.P. et du cardinal Tauran par Fr. Manuel Rivero O.P.

Au terme et au sommet spirituel de son livre de vulgarisation sur l’exégèse des quatre évangiles, le père Lagrange écrit : « Il y a là un envahissement des choses divines, qui étonne la raison. C’est l’insertion de la divinité dans l’humanité, la nature humaine participant par la grâce à la nature divine, une telle prodigalité de dons, des exigences si hautes qu’une raison trop courte en est écrasée plutôt qu’attirée. On est tenté de dire que c’est trop beau !

Mais en dehors, il n’y a rien, rien qui compte pour nous, rien qui porte la marque de l’infini. Nous voilà en face du néant. Où aller, Seigneur ? Il ne reste qu’à se renfermer dans un doute fastueux – ou désespéré. Ou plutôt à se serrer autour de Pierre qui dit toujours : « Vous avez les paroles de la vie éternelle« , et à s’abandonner à l’étreinte de Dieu en Jésus Christ. [3]»

De son côté, le cardinal Tauran partage la même expression « étreinte de Dieu » pour exprimer l’union du Fils de Dieu avec l’humanité dans le mystère de l’Incarnation et de la Croix : « Pour le grand apôtre (saint Paul), le centre de l’unité, vers laquelle l’humanité doit nécessairement converger, est la personne du Christ. Souvent, il se plaît à souligner le rôle non seulement cosmique, mais salutaire de la Croix et de la Pâque qui ont fait du Christ le Kyrios, Seigneur de l’humanité et de l’Histoire. En outre, c’est dans le « mystère«  de la Croix que Paul voit l’étreinte de l’humanité tout entière, réconciliée après les déchirements et les divisions qui, de son vivant, étaient représentées par la double réalité du monde religieux hébraïque et du monde religieux gréco-romain [4]».

 

C’est ainsi que Jésus le Christ s’unit à tout homme accomplissant le mystère de la Rédemption par l’Incarnation et la Croix. Ce mystère commencé dans le sein de la Vierge Marie s’accomplit dans l’élévation de la croix et dans la mort de Jésus. En partageant la condition humaine jusqu’à la mort, le Fils de Dieu, qui a pris sur lui le mal et le malheur de l’humanité entière, partage la gloire de sa divinité à ceux qui mettent leur confiance en Lui.

 

L’humanité de Jésus le Christ semblable à celle de tous les hommes, excepté le péché, constitue le commun dénominateur de Dieu avec le genre humain : « Par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. » (Concile Vatican II, Gaudium et spes, n°22).

La Croix et la mort de Jésus représentent le sommet de l’amour de Dieu plus fort que la mort.

Ressuscité d’entre les morts le matin de Pâques, Jésus accomplit sa prière sacerdotale à la veille de sa Passion : « Père, qu’ils soient un comme nous » (Jn 17, 11) ; « Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux. » (Jn 17,26).

Religion par excellence du corps, le christianisme célèbre l’étreinte de Dieu avec l’humanité réalisé dans le corps de Jésus, corps douloureux dans la Passion, lumineux dans sa résurrection, avec l’énergie de l’Esprit Saint envoyé par le Père.

Le corps glorieux de Jésus intègre les croyants en son nom qui en deviennent ses membres, le Christ total, formé de la Tête et des membres : les fidèles.

Si pour certaines religions, il est impensable que Dieu assume un corps humain dans sa vulnérabilité, et encore moins qu’il subisse la douleur ou la mort, le christianisme accueille la révélation déployée par Jésus le Christ. Dieu s’unit à la nature humaine pour que la nature humaine s’unisse à Dieu. Fruit de la grâce et de la miséricorde divine, Jésus ressuscité le manifeste à Marie-Madeleine dans le jardin de Jérusalem : « Va trouver mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20, 17).

Renversé sur le chemin de Damas par la lumière éblouissante de Jésus ressuscité, Paul de Tarse vit l’expérience de la présence aimante de Jésus vivant qui s’identifie aux chrétiens persécutés (cf. Ac 9).

Pharisien, formé à Jérusalem par le grand maître Gamaliel, Paul commente ainsi les versets de la Genèse : « ‘L’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair’ : ce mystère est de grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église » (Eph 5,31-32).

Dans le Cantique des Cantiques, la bien-aimée s’exclamait : « Son bras est sous ma tête et sa droite l’étreint » (Ct 2,6). Par l’amour du Christ Jésus, l’Église célèbre l’étreinte avec Dieu. Les paroles de la prière eucharistique au cours de la messe mettent en lumière cette union humaine et divine : « Regarde, Seigneur, le sacrifice de ton Église, et daigne y reconnaître celui de ton Fils qui nous a rétablis dans ton alliance ; quand nous serons nourris de son corps et de son sang et remplis de l’Esprit Saint, accorde-nous d’être un seul corps et un seul esprit dans le Christ » (Prière eucharistique III).

Saint-Denis/ La Réunion, le 21 octobre 2020.

 

 

 

 

[1] Frère Marie-Joseph Lagrange O.P. (1855-1938), fondateur de l’École biblique de Jérusalem. Site de l’Association des amis du père Lagrange : http://www.mj-lagrange.org/ ; Facebook : Marie-Joseph Lagrange, dominicain.
[2] Cardinal Jean-Louis Tauran (1948-2018), président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (2007-2018).
[3] Marie-Joseph LAGRANGE O.P., L’Évangile de Jésus Christ avec la synopse évangélique, traduite par le père Ceslas Lavergne O.P. Préface de Jean-Michel Poffet O.P. ; présentation de Manuel Rivero O.P. Paris. Éditions Artège Lethielleux. 2017. P. 675.
[4] Cardinal Jean-Louis Tauran, Je crois en l’homme, « Les religions font partie de la solution, pas du problème ». Paris. Bayard. 2016. P. 37 Présentation du « Codex Paoli », Rome, le 18 juin 2008.

 




Homélie de Mgr Aubry – REPONDRE A L’INVITATION AVEC « FRATELLI TUTTI »

Messe télévisée Le Jour du Seigneur 
prévue pour le 11 octobre 2020 et annulée le 25 septembre 2020

La messe du 11 octobre a été célébrée à 9 H 
en l’église Saint Camille de Lellis, paroisse de la Bretagne 
et radioffusée sur « Arc-en-ciel » et facebook de la radio

 

Mot d’accueil et préparation pénitentielle

Chers frères et sœurs en Jésus-Christ,
Chers frères et sœurs en humanité,
Bonjour à vous tous en cette église Saint Camille de Lellis et à chacun de vous qui
priez avec nous grâce à Radio Arc-en-ciel et Facebook. Paix dans ton cœur de bien-
portant ou de malade. Paix dans les familles, paix dans le travail et les loisirs, paix
dans les hôpitaux et les prisons. N’ayons qu’un seul cœur et une seule âme. Aussi,
préparons-nous à la célébration de l’eucharistie en reconnaissant que nous sommes
pécheurs.

* * *

Homélie
(cf. Lc 22, 1 à 14)

Chers frères et sœurs en Jésus-Christ,
Chers frères et sœurs en humanité,

Dieu Notre Père, le Roi du Royaume d’amour, a un grand projet d’amour pour
l’humanité. Mais au début, au commencement, au commencement avant le
commencement, il n’y a pas d’humanité. Il n’y a que Dieu, rien d’autre que Lui, Lui
Amour et Lumière incréés crée tous les univers par l’expansion de son amour. Mais
que serait un amour qui n’aurait pas un autre amour qui lui réponde ? Dieu qui est
hors du temps se soumet au temps dans le rythme d’évolution de sa création. Il dit et
il fait. Il dit et c’est fait. Il prépare la terre comme un grand jardin d’harmonie et de
paix pour une maison commune. Une maison commune pour qui ? Le Livre des
origines, les deux grands poèmes de la Genèse nous donnent la réponse : « Dieu
créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme…
et vit que cela était très bon » (Gn 1,27).

Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Nous les humains, les hommes et les femmes,
nous sommes interdépendants les uns des autres. Dans le Bien comme dans le Mal.
Aujourd’hui, il nous est facile de comprendre qu’un acte posé en 2020 aura des
conséquences dramatiques en 2050 et bien après… surtout s’il s’agit de décisions
qui concernent la vie elle-même, la transmission de la vie et l’avenir de la planète.
Ainsi en est-il du péché des origines et de ses conséquences. Avec Adam et Eve,
avec les premiers hommes et les premières femmes et jusqu’à nous… la conscience
de l’humanité s’est déchirée. Elle est blessée. Nous pourrions la croire cassée mais
nous portons en nous la nostalgie d’un paradis perdu. L’aspiration au bonheur est là.

Alors, est-ce que Dieu n’est plus Dieu ? Est-ce qu’Il a fait fausse route dans son
grand projet d’amour pour l’humanité ? Non. C’est nous qui nous nous détournons du
chemin qui peut nous reconduire nous-mêmes à nous-mêmes, à Dieu Lui-même, à
nos frères et à nos sœurs de la grande famille humaine si riche de nos multiples
diversités ethnoculturelles. Sans cesse, Dieu intervient dans l’Histoire de l’humanité
par des alliances successives, afin de relancer encore, et encore, et toujours, son
grand projet d’amour, pour un royaume d’amour, pour le royaume des cieux.
Souvenez-vous, souvenons-nous : Noé, Abraham, Moïse, les patriarches, les
prophètes… et Jésus.

Jésus, qui est-il ? Il est le Verbe fait chair de la chair de Marie par la puissance de
l’Esprit-Saint. Aujourd’hui, Dieu le Père, le Roi du Royaume des cieux, fait tout exister
par son Verbe fait chair et rien ne pourrait exister sans Lui. Jésus – Verbe de vie
épouse donc la condition humaine. Jésus est amoureux de tous les hommes, de
toutes les femmes, de tous les temps. Jésus aime jusqu’au bout de l’amour, jusqu’au
bout de la croix, jusqu’à la gloire rayonnante de la résurrection. Et Jésus a voulu se
donner à nous en nourriture avec le fruit de la terre et du travail des hommes. « Ceci
est mon corps, ceci est mon sang ». Corps livré, sang versé dans la coupe de
l’alliance nouvelle et éternelle. Jésus, l’agneau immolé, efface le péché du monde :
« Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole et je
serai guéri ». A chaque messe, nous sommes invités à participer au festin des noces
de l’Agneau par le Roi, le Père qui se réjouit des épousailles de son Fils avec
l’humanité. C’est Lui le Père qui nous invite au festin. Alors, comment répondons-
nous concrètement à l’invitation de Dieu le Père qui nous invite à célébrer les noces
de son Fils avec l’humanité dans chaque liturgie dominicale ? Ne cherchons pas des
alibis… ou plutôt, dénichons-les pour les éliminer.

 

Pour une civilisation de l’amour et de la vie

« Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Dieu fait corps avec l’humanité qui est
appelée à s’intégrer à son Royaume. Et nous, chrétiens, par Jésus, avec Lui et en
Lui, nous sommes invités à relire les événements et à agir en conséquence pour
donner sens à notre vie. Donner sens à notre vie personnelle, familiale, collective,
culturelle, économique, politique. Pensons par exemple à ce que nous dit le pape
François dans sa dernière encyclique « Fratelli Tutti », Tous frères, au sujet de la
pandémie Covid-19 : « Nous nous sommes rappelés que personne ne se sauve tout
seul, qu’il n’est possible de se sauver qu’ensemble. C’est pourquoi j’ai affirmé que
« la tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et
superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos
habitudes et priorités (…) A la faveur de la tempête, est tombé le maquillage des
stéréotypes avec lequel nous cachions nos ego toujours préoccupés de leur image ;

et reste manifeste encore une fois cette heureuse appartenance commune à laquelle
nous ne pouvons pas nous soustraire : le fait d’être frères » (§ 32).

« Le fait d’être frères » dans une société donnée, c’est, nous dit le pape François,
« Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens
sociaux et culturels ». Et cela n’est pas quelque chose d’automatique, tout au
contraire : c’est un processus lent, difficile… vers un projet commun » (§ 132). A La
Réunion, comme en France, nous entrons dans une période de turbulences
électorales. J’estime qu’il nous faut tous méditer les paroles de sagesse de notre
pape : « En politique, il est aussi possible d’aimer avec tendresse. Qu’est-ce que la
tendresse ? C’est l’amour qui se fait proche et se concrétise. C’est un mouvement qui
part du cœur et arrive aux yeux, aux oreilles, aux mains. La tendresse est le chemin à
suivre par les femmes et les hommes les plus forts et les plus courageux. Dans
l’activité politique, les plus petits, les plus faibles, les plus pauvres doivent susciter
notre tendresse. Ils ont le droit de prendre possession de notre âme, de notre cœur.
Oui, ils sont nos frères et nous devons les traiter comme tels » (§ 192).

Cette réflexion du pape me fait penser aux plus petits, aux plus faibles, aux sans
défense que sont les fœtus et les bébés dans les seins maternels. Au moment où les
lois de bioéthique sont en révision et que, contrairement à une opinion publique
matraquée, la loi n’est pas encore votée, nous devons tous prendre en considération
les questions posées par le Conseil permanent de la Conférence des Evêques de
France. Voici ces questions :

‒ Une société peut-elle être fraternelle lorsqu’elle n’a rien de mieux à proposer
aux mères en difficulté que l’élimination de l’enfant qu’elles portent ?
‒ Une société peut-elle être fraternelle lorsqu’elle renonce à reconnaître le rôle
de la mère et du père,
‒ lorsqu’elle ne reconnaît plus que le lieu digne de l’engendrement d’un être
humain est l’union corporelle d’un homme et d’une femme qui ont choisi d’unir
leur vie pour créer un espace d’alliance et de paix au milieu de ce monde
magnifique et dangereux ?

Je ne doute pas de votre réponse à vous, chrétiens, catholiques. Je ne doute pas de
votre réponse à vous tous, citoyens de bons sens. Je ne doute pas de votre
engagement à respecter et à faire respecter la vie humaine depuis le sein maternel
jusqu’à la mort naturelle. Je compte aussi sur vous, vous nos sénateurs et nos
députés de La Réunion et de la Nation, pour défendre cette cause qui transcende les
partis politiques. Ne développons pas une culture de mort mais construisons les
conditions d’une civilisation de l’amour et de la vie.

Le pape François nous invite à concevoir et à réaliser une « bonne politique ». Il nous
dit : « La bonne politique unit l’amour, l’espérance, la confiance dans les réserves de
bien qui se trouvent dans le cœur du peuple en dépit de tout. C’est pourquoi la vie
politique authentique qui se fonde sur le droit et sur un dialogue loyal entre les
personnes se renouvelle avec la conviction que chaque femme, chaque homme et
chaque génération portent en eux une promesse qui peut libérer de nouvelles
énergies relationnelles, intellectuelles et spirituelles » (§ 196).

Et le pape François nous a dit précédemment « J’invite à l’Espérance qui nous parle
d’une réalité au plus profond de l’être humain, indépendamment des circonstances
concrètes et des conditionnements historiques dans lesquels il vit. L’Espérance nous
parle d’une soif, d’une aspiration, d’un désir de plénitude, de vie réussie, d’une
volonté de toucher ce qui est grand, ce qui remplit le cœur et élève l’esprit vers les
grandes choses, comme la vérité, la bonté et la beauté, la justice et l’amour.
L’Espérance est audace, elle sait regarder au-delà du confort personnel, des petites
sécurités et des compensations qui rétrécissent l’horizon, pour s’ouvrir à de grands
idéaux qui rendent la vie plus belle et plus digne (…) » (§ 55).

Que Dieu nous donne la joie de l’Evangile. Qu’avec l’aide de Dieu, disparaissent les
larmes de tous les visages pour que le désespoir cède la place à l’espérance, que
l’enfermement cède la place à l’ouverture aux autres, que nos égoïsmes cèdent la
place à la générosité et à la solidarité. Ainsi se réalisera pour nous ce que nous
chantons avec le psaume 84 : « Amour et vérité se rencontrent. Justice et paix
s’embrassent » tous les jours de notre vie, pour la durée de nos jours, pour les
siècles des siècles. Amen.

Monseigneur Gilbert AUBRY