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COMMEMORATION DE TOUS LES FIDÈLES DÉFUNTS

                 Où vont nos morts ?

             Paradoxalement, on n’a jamais vu autant la mort que ces temps derniers : au travers des informations télévisées, où rien ne nous est caché, souvent avec une totale impudeur. Avec la surabondance des films violents, sans parler des jeux vidéo, où l’on est autorisé à tuer son adversaire. La mort virtuelle est omniprésente dans chaque foyer. Et l’on peut jouer avec elle, cela semble tout naturel à nos jeunes.

            Cette banalisation de la mort ne la rend pas pour autant moins effrayante pour l’homme. D’autant que cette banalisation est de plus en plus dangereuse, incitant les jeunes à des conduites outrancièrement risquées, tel le tristement jeu du foulard, qui a déjà fait de nombreuses victimes.

            On va jusqu’à la frôler cette mort, on flirte avec elle, et, trop souvent, ce côtoiement, cette intimité de plus en plus poussés, conduisent à la catastrophe sans retour.

            De même que l’on meurt de plus en plus violemment, que ce soit d’accident, de guerre, de catastrophe naturelle, d’agression par autrui ou soi-même, la maladie est aussi une agression violente.

            Alors, on la cache et surtout, on se la dissimule à soi-même.

            Nous nous posons la question de savoir si les croyants meurent « mieux » que les autres. L’expérience nous apprendra que non.

            Comme dans la population courante, il y a des personnes qui meurent sereinement, d’autres difficilement. Entre ces deux extrêmes, toute une gamme infinie de nuances, suivant la personnalité du sujet, la façon dont il a vécu, sa culture, ses lectures, ses croyances.

            Tout d’abord, à quoi correspond l’expression « bien mourir » ?

            Pour la plupart des gens, cela signifie ne pas souffrir, partir le plus rapidement possible. Là encore l’idée de mort reste dans le flou. On a l’image d’un évanouissement dans le néant.

            Et si la mort représentait bien autre chose ? Réfléchissons.

           La naissance est un phénomène reconnu, nous pouvons dire, pour employer le jargon à la mode, « hypermédiatisé ».

            En effet, bébé est attendu, par la famille, bien sûr, mais aussi par la société, qui l’entoure avant même qu’il paraisse.

            Les visites médicales, la préparation de la chambre, le choix du prénom, tous ces actes posent la naissance comme un événement important, l’enfant à naître est reconnu en tant que personne dès sa conception.

            En tant qu’être neuf, on attend de lui des miracles d’amour, de tendresse, de réussite. Les parents se projettent en lui, vont souvent vivre à travers lui, par procuration, les rêves qu’ils n’ont pas pu réaliser par eux-mêmes.

            L’enfant deviendra le réceptacle, en même temps que le rédempteur, de toutes les frustrations, toutes les erreurs accumulées au cours de l’existence de ses géniteurs.

            Dans ce contexte plein d’attente, de fièvre parfois, il est bien évident qu’une naissance est un phénomène d’une extrême importance, puisqu’elle représente un début, le commencement d’une grande aventure, que l’on espère heureuse pour toute la cellule familiale.

            Qu’en est-il de la mort ?

            Celui qui part a fini sa vie, s’il est âgé, ses parents ne sont plus. S’il est jeune, sa mort signifie la fin des espoirs de ses parents. La mort d’un jeune est toujours vécue comme un échec, quel que soit l’âge de l’enfant. Les parents qui perdent un enfant se sentent coupable de ne pas avoir réussi à le protéger, à l’éduquer jusqu’à l’âge d’homme.

            La disparition d’une personne âgée représente autre chose. Quel que soit le degré d’attachement que l’on avait pour elle, son évolution terrestre est accomplie, elle a, pour employer l’expression populaire, « fait son temps ».

            Certaines familles ressentent plutôt du soulagement devant la fin des souffrances et la déchéance de la personne âgée.

            D’autres encore, se réjouissent secrètement de toucher enfin l’héritage… Comportements humains, parfois discutables, mais bien réels.

            La mort, au contraire de la naissance, n’apparaît pas, dans nos civilisations occidentales, comme un phénomène important, puisqu’on fait tout pour l’occulter. POURQUOI ?

             Tout d’abord, parce qu’elle représente une fin, contrairement à la naissance.

            Ensuite, la peur de l’inconnu semble la cause la plus évidente, ainsi que ses corollaires : peur de perdre les êtres chers, les biens terrestres, la fortune, la liste peut s’allonger à l’infini.

            La naissance est un phénomène connu, dès qu’elle survient, mais avant, où se situe l’humain ?

            « Nul ne se donne à soi-même sa vie, c’est toujours à partir de la vie que s’engendre la vie, même lorsque la vie particulière d’un embryon est procurée par une manipulation in vitro.

             La vie ne vient jamais de nulle part, que l’on naisse d’un acte d’amour, ce qui est le plus humain, ou que l’on naisse d’une éprouvette, c’est d’une vie déjà existante que la vie, notre vie, surgit.

            La vie se révèle toujours dans un vivant qui en est le support, l’expression. Puisque la vie s’engendre elle-même dans un vivant dans lequel elle s’exprime, et que pas un de ces vivants ne se donne la vie à lui-même, on peut en conclure, en remontant l’origine de la vie, qu’il y a nécessairement « la vie capable de s’engendrer elle-même, celle que le christianisme appelle Dieu ».

            C’est ainsi qu’en christianisme, la Vie auto-engendrée est le Père, et le Vivant Éternellement Engendré qui exprime la vie est le Verbe ou encore le Fils. »

                                   Michel AUPETIT.

            La mort est connue également au moment où elle a lieu, mais après, que devient cette part intangible que l’on appelle âme ? 

            Ce sont ces deux grandes questions, apparemment impossible à résoudre hors de la Foi, qui angoissent tellement la plupart des gens.

            Quand un malade sent venir le grand voyage, il n’est pas rare  qu’il se tourne vers la spiritualité. Même ceux qui ont été, au cours de leur vie, exclusivement matérialistes, commencent à s’interroger, sauf bien sûr quelques irréductibles.

            Par contre, paradoxalement, ceux qui, toute leur vie, ont pratiqué une religion, qu’elle soit chrétienne ou non, ne meurent pas plus facilement que les autres, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Bien au contraire !

            Ce sont souvent eux qui doutent, alors que les néophytes en la matière font les découvertes essentielles, à savoir la Foi et l’Amour des autres.

            Dans l’esprit de bien des gens, religion et foi sont mêlées, alors qu’il s’agit de deux domaines, certes intriqués, mais très différents.

            LA RELIGION est le lien, le véhicule qui amène la créature au Créateur ; elle est souvent empreinte de rites, de dogmes, qui ne conviennent  qu’à très peu de gens.

           La FOI est, au contraire, libératrice, et très personnelle. Elle relève du domaine de l’Espérance, de l’Amour. Elle permet à l’humain de se rattacher aux autres, au cosmique, à l’univers, aux règnes animaux et végétaux.

            C’est grâce à la Foi que l’homme trouve un sens à sa vie. L’essentiel est d’admettre ce qui nous dépasse. Malheureusement, c’est la notion la plus difficile à partager…

            Ceux qui manifestent de l’aigreur sont rares, et leur cas est doublement dramatique.

            Atteinte d’une maladie qui ne leur laisse que très peu de temps, leur caractère difficile les empêche de se lier, de savourer des moments de sympathie, d’amitié, d’attachement affectif. D’où une souffrance aggravée.

            Quand on perd un être cher, on se pose souvent la question :

            Pourquoi lui, qui n’a jamais fait de mal à personne ?

            Cette question hante parfois durant des années les personnes en deuil.

            Malheureusement, nul ne détient la réponse, et il importe de le dire aux endeuillés.

            Pourquoi certains partent avant d’autres, alors que, comme la plupart des humains, ils ne sont « ni meilleurs ni pires » ?

            La mort nous touche tous, que l’on soit bon ou méchant, jeune ou vieux. Elle est toujours perçue comme une injustice, quel que soit l’âge du départ.

Voici le témoignage de Claudie GUIMET, aumônière en milieu hospitalier.

            Julie est une belle jeune fille Antillaise. Grande, mince, des yeux profonds, chaleureux et remplis d’amour.

            Atteinte d’une leucémie, on a tenté sur elle une greffe de moelle osseuse, qui a échoué.

Aide-soignante de son métier, elle n’ignore rien de son cas, et sait qu’elle n’en a plus pour longtemps. Elle ne souffre pas, ses cheveux commencent à repousser après une chimiothérapie très éprouvante. Le seul symptôme qu’elle éprouve, pour l’instant, est une grande fatigue, contre laquelle elle lutte avec un courage stupéfiant. Chaque jour, elle se force à de longues promenades dans les bois. Elle aime particulièrement un lac de montagne, situé en contrebas de l’hôpital, qu’on appelle « lac vert ».

Elle revient de ces expéditions exténuée, mais pas question pour elle d’y renoncer, tant est grand son émerveillement devant cette sublime nature montagnarde.

Dans cette farouche volonté, on discerne aussi un besoin de se dépasser, de se lancer un défi. Nombreux sont les malades qui, au quotidien, dans le vouloir, donnent aux bien portants ces leçons de courage phénoménal.

Julie la jolie a pris froid. Blottie dans son lit, fiévreuse, les yeux brillants dilatés, elle grelotte, malgré les médicaments et la couverture supplémentaire.

La veille, elle a voulu se rendre, comme d’habitude au lac Vert, malgré une météo instable. Les orages en montagne sont très violents, elle est revenue sous une pluie diluvienne.  Je la gronde pour son imprudence, elle me répond, avec une ironie très aristocratique qui me laisse confondue :

            « Au point où j’en suis, quelle importance ?

Je caresse son front brûlant de fièvre. Elle me sourit gentiment, comme pour me consoler. Les larmes me viennent aux yeux, et je me détourne pour faire semblant de me moucher.

Cette enfant des îles, merveilleuse d’humanité, de tendresse, va bientôt nous quitter. On ne s’habitue pas à tant d’injustice…

Julie me demande de lui faire écouter un peu de musique, et ne peut s’empêcher de remuer doucement, au creux de ses draps, au rythme du zouk. Sa situation pour le moins dramatique ne l’empêche pas de manifester la joie intérieure que rien ni personne ne pourront lui enlever. Elle rayonne d’une flamme intense, faite d’amour pour la vie, de compassion pour ses congénères malades, de Foi en Dieu et dans les hommes.

C’est moi qu’elle réconforte !

Peu à peu, la chambre se remplit. Le téléphone arabe a fonctionné, chacun est averti du malaise de Julie. Tout ceux qui l’aiment viennent la voir, et ils sont nombreux.

Elle a tellement donné d’elle-même, réconfortant les plus tristes, riants avec les plus gais, préparant des friandises pour ceux qui n’avaient plus d’appétit. Longtemps sa voix a résonné dans les couloirs, voix douces chantant les merveilles de son pays de soleil. Ils sont tous là, jeunes et vieux, unis dans leur amour pour cette jeune femme rayonnante.

Elle passe une très mauvaise nuit malgré les somnifères et, le lendemain, m’annonce que sa mère va venir de Saint-Pierre de la Martinique.

            « Pour des vacances bien mérités », me précise-t-elle, souriante. Je sais bien qu’elle n’est pas dupe. Le médecin a prévenu la famille que la jeune fille vivait ses derniers jours.

            La maman arrive le surlendemain, grise d’angoisse sous la peau sombre.

            Après un grand moment passé près de sa fille, elle me dit qu’elle est un peu rassurée : Julie lui semble moins malade qu’elle ne l’aurait cru. C’est qu’elle s’entend à donner le change, notre Julie !

Qui la croirait malade, la voyant toujours gaie, souriant, plaisantant, chantant et s’activant tout la journée en salle commune ?

Pour accueillir sa mère, elle s’est levée, est même parvenue à la conduire dans la pièce de réunion, où elle l’a présentée à tous ses amis.

Chacun lui ayant chanté les louanges de sa précieuse fille, elle est ravie, et affiche une fierté non usurpée. Pendant la sieste de Julie, elle me rejoint dans la pièce réservée aux visiteurs et, devant un bon café, me confie.

« Julie, petite fille indépendante dès ses premières années, avait toujours rêvé de vivre en métropole. C’était sa grande ambition. Elle aurait voulue être médecin, mais… la case familiale se remplissait chaque année d’un nouveau-né, la jeune fille n’avait pu faire que de modestes études d’aide-soignante, et encore en les payant soi-même. Ne trouvant pas de travail sur son île, elle est venue en métropole, mais avec l’arrière-pensée, toujours, de mener à bien des études d’infirmière, de regagner un jour sa terre natale pour s’y rendre utile auprès des souffrants. »

Je découvre une Julie tenace, volontaire, allant jusqu’au bout de ses projets. Ce caractère entier lui a sans doute permis ce dépassement de soi lors de sa maladie.

Nous retournons près d’elle. Elle règle elle-même sa pompe à morphine, et ne souffre pas. Ses yeux rieurs nous accrochent, comme pour nous dire de ne pas nous inquiéter, que ce qu’elle traverse n’est pas grave. Son regard ferme, volontaire, nous supplie de ne pas nous apitoyer. De concert, la maman et moi trouvons quelques plaisanteries à échanger, le cœur serré, en espérant qu’elle ne remarquera pas nos yeux embués… Je les laisse.

La maman, le soir, me dit que Julie est prête à partir, elle a promis de « veiller, de là-haut, sur sa famille, particulièrement ses petits frères qu’elle chérit plus que tout. »

Je raconte le courage extraordinaire de la jeune fille, ses promenades, sa disponibilité à aider les plus malades qu’elle.

Quand nous retournons dans la chambre, Julie s’est endormie, un léger sourire aux lèvres, comme si elle se promenait déjà dans la contrée accueillante qu’elle va bientôt rejoindre, du moins nous l’espérons.

Le lendemain matin, quand j’arrive dans le service,  j’entends des lamentations, des pleurs lancinants. Comprenant tout de suite que Julie est partie, je vais dans sa chambre. La maman se balance d’avant en arrière sur sa chaise, et se lamente. Le personnel, complice dans son chagrin, la laisse s’épancher.

La jeune fille, étendue sur son lit, est extraordinaire de beauté et de sérénité.

D’après sa maman, au moment de partir, elle a eu un regard et un sourire lumineux et a murmuré :

            –  « Maintenant, je me sens bien »…

Paroles qui en disent long sur les souffrances que, durant de longues semaines, elle s’est ingéniée à nous cacher, avec un courage qui confine à l’héroïsme !

Quand la pauvre mère en deuil est plus calme, nous parlons longuement de ce fameux passage dans une dimension dont nous ignorons tout.

            Elle est persuadée qu’elle reverra sa fille, et que celle-ci se trouve à présent heureuse dans une contrée où la maladie et le malheur n’existent plus. Cette pensée va la soutenir durant de mois, facilitant son travail de deuil.

           La Foi aide puissamment lors d’un deuil.

            Tout d’abord, l’Espérance, voire la certitude, de retrouver l’être cher adoucissent le chagrin, atroce les premiers jours. Une fois passée la période de stupeur, de déni, la personne va essayer de chercher consolation là où elle peut. La famille, les amis, l’entourage d’une façon générale peuvent réconforter, bien sûr. Mais rien  ne remplace  la Foi, cette Confiance en un Dieu d’Amour qui accueille chacun en son sein, une fois la période d’épreuves sur terre achevée.

                                               « Dernières joies avant la mort ». Edition du Cerf.

                                                                       Noéline FOURNIER