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La solitude de Dieu
« Pourquoi mon âme être accablée par la tristesse, pourquoi gémir au fond de moi ? » Frères et sœurs, nous allons dans quelques instants entendre l’évangile de la Passion et ma parole n’est là maintenant que pour vous aider à entrer dans cette Parole, comme on entre dans une maison, dans une demeure, avec infiniment de précaution, de délicatesse, parce que cette demeure, c’est le cœur de Dieu qui entre dans sa Passion.
« Pourquoi mon âme es-tu triste jusqu’à la mort ? » C’est le mystère de la solitude de Dieu. La tristesse qui envahit le cœur de Jésus n’est pas simplement la tristesse d’avoir à souffrir, comme un certain dolorisme chrétien nous a appris à voir la souffrance uniquement dans les coups et blessures physiques. C’est vrai, il ne faut pas nier cette souffrance physique réelle, Dieu a vraiment, réellement souffert dans sa chair pour nous. Mais le cœur du cœur de la souffrance de Dieu ces jours-là, c’est la solitude.
Frères et sœurs, pour comprendre la solitude de Dieu dans sa Passion, il faut que nous-mêmes, nous fassions une sorte de retour sur nous pour comprendre que chez nous, la solitude est toujours ambivalente. La solitude pour nous peut être vraiment ce qu’on appelle une tour d’ivoire, un blindage. Il y a des gens qui sont seuls, parce qu’ils sont fiers de n’avoir besoin de personne. La solitude alors, est cette espèce de caricature de l’autonomie, et je crains que nous ne projetions un peu trop facilement sur Dieu. Nous sommes tellement habitués à penser : Dieu est si grand, si puissant, si fort, ce jour-là, Il s’est débrouillé tout seul pour nous sauver. On croit alors que la solitude de Dieu, c’est ce défi, ce coup de force qui consiste à dire : « Oui, c’est vrai, vous avez le péché, vous avez des tas de questions à régler avec moi, mais c’est secondaire, et au fond, je fais ce que j’ai à faire et je vous récupère ». Aucune tendresse, aucune blessure dans cette solitude-là. C’est ce que par exemple Nietzsche a exalté dans la solitude des forts, ceux qui précisément ne se laissent ni toucher, ni apitoyer, ni entraîner d’une quelconque façon par un sentiment de la part des autres. C’est la solitude de la forteresse, c’est la solitude de l’enfermement et si Dieu par hypothèse impossible s’était laissé enfermer dans cette solitude-là, il faut le dire, sa mort serait un suicide. Car, c’est très rare, mais si un suicide est une chose absolument délibérée et maîtrisée, c’est l’épreuve de la solitude : je suis si seul que je peux même me donner la mort.
Ici, ce n’est pas de cette solitude-là dont il s’agit. Ce n’est pas non plus la solitude de l’aigreur, la solitude de l’envie : « Oui, vous les hommes, vous n’en faites qu’à votre tête, vous vous fabriquez votre petit bonheur, vous n’avez pas besoin de moi ». C’est la solitude qui gémit, la solitude des plaintes. Mais, de quoi Dieu se plaindrait-Il ? Il est le créateur de cette humanité et de cette liberté qui est la nôtre, et par laquelle nous avons abandonné Dieu. Là encore, cela rejoint nos pires raisonnements humains : pourquoi Dieu nous a-t-Il créés libres ? Pourquoi nous a-t-Il laissés faire tant de bêtises, depuis les dégustations de pommes au Paradis, jusqu’à plus grave aujourd’hui ? A ce moment-là, si c’est de cette solitude qu’il s’agit, Il n’a qu’à s’en prendre à Lui-même, ce sont les quolibets que nous entendrons tout à l’heure de la part des foules au pied de la croix. De quoi Te plains-Tu ? Tu as tous les pouvoirs. Tu n’es pas content de nous ? Eh bien, tant pis ! Tu nous as faits comme ça ! C’est la solitude de la plainte, c’est la solitude qui gémit, c’est la solitude du manque. Mais comment Dieu peut-Il manquer de quelque chose ?
C’est peut-être là que nous abordons le vrai visage de la solitude de Dieu. Et peut-être nous-mêmes, bien modestement j’en conviens, avons-nous fait une fois ou l’autre l’expérience de cette terrible solitude. Quand on a quelque chose de merveilleux à donner et à partager, quand on y a mis tout son cœur, quand on a essayé de faire que ce que l’on veut donner soit le plus vrai et le plus beau possible, et que cela ne rencontre que du mépris, alors à ce moment-là, en général pour nous, on ne voit pas comment réparer la blessure. La solitude dans ce cas-là, c’est la solitude de l’irréparable. Il n’y a pas d’amnistie possible sur ce genre de blessure. Je t’ai promis ma parole, mon cœur, et tu l’as méprisé. Comment pourrions-nous faire encore ou penser quelque chose ensemble ? C’est une solitude terrible. Elle n’est pas basée sur le fait qu’on aurait un droit sur l’autre, ce n’est pas le cas, puisqu’on a été nous-même à l’initiative de donner, mais il nous semblait que le don qu’on allait faire était si grand et si précieux, qu’il équivalait pratiquement à nous-même et que refuser ce don c’était nous refuser d’exister.
Frères et sœurs, c’est peut-être quelque chose comme cela qu’il y a dans le cœur de Dieu aujourd’hui quand on célèbre et qu’on fait mémoire de sa Passion. Personnellement, je n’ai jamais pu m’empêcher de penser qu’au moment où Jésus était sur le dos de son âne, j’imagine que cette acclamation devait lui paraître à la fois rocambolesque, fantastique, et en même temps, génératrice en lui d’une terrible solitude. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? Est-ce qu’ils ont vraiment envie d’attendre quelque chose de moi ? S’ils attendent quelque chose de moi, est-ce que la mesure de leur attente c’est leur propre cœur, ou c’est mon cœur ? En fait, c’est une chose étrange que Dieu ait accepté cette scène un peu d’hystérie collective, et qu’Il ait deviné, qu’Il ait vu dans le cœur de cette foule, d’une certaine manière, toute l’ambiguïté du désir des foules, et qu’Il se soit dit : « Au fond, où est-ce que je vais ? Quel est ce chemin de solitude mystérieuse dans lequel je m’engage ? Apparemment, je suis au milieu d’une foule incroyable et cette foule est polarisée vers moi, elle m’acclame, elle jette ses manteaux à mes pieds, cette foule agite des palmes », comme nous ce matin. Apparemment c’est le bonheur, et pourtant, qu’est-ce que cela veut dire ? Je crois que cette question-là, Il est allé jusqu’au bout, et c’est pourquoi ce matin, nous lisons en même temps l’évangile des Rameaux, et l’évangile de la Passion. Car c’est cela le fil conducteur de la fin de la mort de Jésus. Ce n’est pas simplement les coups et blessures, c’est le fait d’entrer dans cette solitude de Dieu qui veut tout donner, qui n’a pas de mesure à son don, et qui ne rencontre rien, aucun geste de compréhension, d’attention ou de reconnaissance. C’est Dieu qui circule, porteur d’un trésor, à travers une foule et personne n’en veut.
Frères et sœurs, il ne faut pas nous faire d’illusion, aujourd’hui encore, nous sommes cette foule. Ce n’est pas la peine de remettre uniquement le contexte sur l’histoire de ce qui s’est passé il y a deux mille ans. Aujourd’hui encore, même avec nos rameaux, nous sommes traversés par cet Inconnu qui est là au milieu de nous et qui se demande : « Quel est leur désir, qu’attendent-ils de moi ? Ce que je leur propose, est-ce que ce n’est pas à tout moment l’occasion de demi-mesure, malgré une grande bonne volonté, l’occasion d’ajustements, de négociations, de compromis ? Est-ce qu’en fin de compte, je ne me retrouve pas seul comme toujours ? »
La grandeur de Dieu, c’est qu’Il ne peut pas s’enfermer dans la solitude, non seulement parce qu’il est Père, Fils et Esprit Saint, mais surtout, parce que Dieu, dans son cœur, dans son être même, ne peut pas accepter que le don qu’Il a fait, la création, et le don qu’Il veut faire, le salut, ne soit pas vainqueur. Seulement voilà, Il n’a pas trouvé d’autre solution, même Dieu semble avoir une imagination qui a des limites, Il n’a pas trouvé d’autre solution que de passer par cet enfer de la solitude que nous appelons la Passion. A partir de là, Il a ressurgi de la mort, Il a ressurgi de cet abîme de la solitude, et curieusement, à partir de là, il y a quelques témoins, et nous en sommes aussi avec toute l’ambiguïté de notre adhésion, qui ont commencé à dire que Dieu ne s’était pas retiré seul dans l’infini des cieux, mais que grâce à sa solitude, Il avait pu faire entrer les hommes, nous-mêmes et chacun de ceux qui l’entendent, en communion avec Lui. Amen.