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Dimanche des Rameaux et la Passion par P. Claude Tassin (Dimanche 20 mars 2016)

Isaïe 50, 4-7 (Le Serviteur de Dieu accepte ses souffrances)

Ce passage du livre d’Isaïe est le troisième des * quatre poèmes du Serviteur du Seigneur. Le prophète se confie ici dans le style des confessions de Jérémie (cf. Jérémie 11, 18-20).

Le Serviteur, disciple et prophète

En fidèle disciple, le Serviteur est à l’écoute du Seigneur qui lui donne chaque jour sa parole pour « réconforter celui qui n’en peut plus », à savoir les petites gens de l’Israël exilé à Babylone qui doit se préparer à un retour au pays, à un nouvel Exode libérateur. Mais ce message dérange certains Juifs installés, voire enrichis, à Babylone. Ils ne souhaitent pas le changement annoncé et couvrent d’insultes le messager de la libération. Le Serviteur ne se dérobe pas à la persécution : elle fait partie de sa mission et c’est le projet libérateur divin que l’on conteste à travers lui. Le Seigneur assistera sûrement celui qu’il a envoyé et qui, dans la ligne de ses prédécesseurs (cf. Ézékiel 3, 8-9), se contente de ceci : « j’ai rendu ma face dure comme pierre » pour supporter l’épreuve.

Jésus, héritier du Serviteur

Luc 9, 51 reprendra cette dernière expression (« il endurcit son visage ») pour traduire la décision de Jésus d’aller à Jérusalem en vue de sa mort et de son Ascension. Et si les évangélistes signalent les coups et les crachats dans les récits de la Passion (cf. Matthieu 26, 67 et 27, 30), c’est pour nous renvoyer à ce Serviteur en qui ils voient déjà Jésus, prophète persécuté et confiant jusqu’au bout en son Dieu. Notons cependant que, par respect pour le Seigneur, Luc évitera ces détails sordides dans son récit de la Passion.

* Les quatre poèmes du Serviteur. On appelle ainsi quatre poèmes qui, dans le livre d’Isaïe, dépeignent la figure énigmatique du Serviteur : le 1er chant (Isaïe 42, 1-7) présente sa vocation initiale de prophète. Le 2e (Is 49, 1-9) réaffirme sa vocation de « lumière des nations » (Isaïe 42, 6 et 49, 6), avec ses luttes intérieures pour assumer sa mission difficile. Le 3e (50, 4-11, dimanche des Rameaux) montre le personnage persécuté. Le 4e (52, 13 – 53, 12) évoque le martyre du Serviteur s’offrant en sacrifice pour les pécheurs. Il reste difficile de savoir à qui pensait l’auteur, qui envisage tantôt un personnage singulier, tantôt une communauté. Les interprétations sont aujourd’hui nombreuses. L’essentiel pour nous tient dans la fréquence avec laquelle les évangélistes recourent à ces quatre poèmes pour éclairer la destinée et la mission de Jésus, voire celles de saint Paul. Peut-être Jésus lui-même a-t-il abordé sa Passion dans l’esprit du quatrième poème que nous lisons le vendredi saint. Le 1er et le 2e chant se lisent respectivement le lundi et le mardi saints.

Psaume 21 (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »)

Évidemment, ce psaume est retenu par les évangélistes de la Passion en raison de détails qui concordaient avec le supplice de Jésus : pieds et mains percés, vêtements mis à l’encan. Vraisemblablement, les premières communautés chrétiennes priaient ce psaume lorsqu’elles. célébraient la Passion du Seigneur. Le quatrième Évangile fait fort ! Il a lu le parallélisme : « (A) Ils partagent entre eux mes habits / (A’) et tirent au sort mon vêtement ». Bien sûr, les habits et le vêtement sont la même chose dans le poème. Mais, pour montrer que la prophétie s’accomplit « à la lettre » dans la Passion du Seigneur, saint Jean ne craint pas de disloquer ces deux vers (A-A’) : partage des vêtements de Jésus (A), puis tirage au sort de la tunique (A’). Du point de vue des événements, pourquoi pas ? Mais c’est l’humour littéraire qui se profile ici.. Car la Passion de Jésus mérite la vertu de l’humour. Qui le nierait, quand notre évangéliste (vendredi saint) travestit la mort du Nazaréen comme une marche vers la Gloire ?

  Pour revenir au psaume. On ignore l’identité du psalmiste, sinon qu’il est lourdement persécuté ou se fait le porte-parole de malheureux en proie à une violente hostilité et raillés par des voisins sans compassion. Au premier abord, on a l’impression d’une prière de supplication : « ô ma force, viens vite à mon aide ! » En réalité, il s’agit d’un psaume d’action de grâce, selon la deuxième partie du poème dont la liturgie de ce dimanche cite la première strophe : « Tu m’as répondu ! » Les épreuves évoquées sont du passé, et voici le psalmiste sauvé, rendant grâce dans « l’assemblée » liturgique, au milieu de ses frères croyants. Peut-être la suite de ce deuxième volet (« vous sui le craignez, louez le Seigneur ») restitue-t-il l’oracle d’un prêtre ou d’un prophète lié au culte et tirant, pour les fidèles réunis, les leçons du salut dont le psalmiste a bénéficié.

  Selon Marc 15, 34, relayé par Matthieu 27, 36, le premier verset du psaume a été la dernière parole de Jésus sur la croix : « Éloï, Éloï, lema sabactani. Ce qui se traduit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » L’expression lancée en araméen donne à ce cri ultime un parfum d’authenticité. Dès lors, à travers les siècles suivants, les commentateurs vont se diviser en deux courants. Pour les uns, en prononçant le début du poème, le Crucifié songe à l’ensemble du psaume et proclame ainsi l’espérance de sa résurrection (« Tu m’as répondu ! »… « Et moi, je vis pour lui… ») Pour les autres, Jésus ressent atrocement sa mort comme un abandon de Dieu, mais, du fond de son drame et comme dernier acte de foi, il prie encore son Dieu et Père. C’est ce second sens que saint Luc a compris. C’est pourquoi, craignant de heurter la foi fragile de ses lecteurs grecs, il a remplacé cet aveu par la citation plus paisible d’un autre psaume : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Luc 23, 46 =, modifié : Psaume 30 [31], 6).

  Que voulait dire Jésus de Nazareth dans sa parole finale ? C’est son secret ! Nous en aurons la clé, quand nous le rejoindrons dans le monde des Ressuscités.

 

Philippiens 2, 6-11 (Abaissement et glorification de Jésus)

Paul a peut-être pris et retouché dans le livre de chants de l’Église d’Antioche, où il a séjourné avant ses premières missions, cet hymne qui célèbre le Christ abaissé et glorifié. Deux figures se profilent entre les lignes : celle d’Adam qui voulut se faire l’égal de Dieu à l’instigation du tentateur (« vous serez comme des dieux », Genèse 3, 3 ; cf. verset 22), et celle du Serviteur souffrant qui « s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort » (Isaïe 53, 12). Le texte ne s’arrête pas à l’idée que le Christ est mort « pour nous » ; il décrit quel homme fut Jésus devant Dieu, quel type d’homme il a plu à Dieu d’élever. Le tout se divise en deux parties.

L’abaissement

Jésus, le nouvel Adam ne revendiqua rien pour lui. Sa vie fut une opération vérité : il est allé jusqu’à la mort la plus humiliante par solidarité avec l’histoire d’une humanité tombée en esclavage, l’esclavage du péché. Littéralement, « il s’est vidé ». Se fondant sur le verbe grec sous-jacent, les théologiens parlent de la *« kénôse » du Christ. Il a compté que Dieu seul pouvait lui rendre justice. Peut-être est-ce Paul qui, au cantique primitif, a ajouté l’expression : « et la mort de la croix. »

L’élévation

« C’est pourquoi », se voyant compris par cet homme, Dieu l’a placé au sommet de l’univers. Désormais, quand nous disons « Jésus », nous devons dire aussi « Seigneur », c’est-à-dire le Nom même de Dieu dans l’Ancien Testament. Et nous disons « Seigneur » « pour la gloire du Père », pour que Dieu soit fier de nous voir reconnaître son œuvre dans le mystère de Pâques. Notons que la louange du Christ doit être universelle ; selon les conceptions antiques d’une création en trois étages, elle doit retentir aux cieux, sur la terre et dans l’abîme (les régions souterraines). À cette représentation du monde correspondent les formules du credo ; « il descendit du ciel », « il est descendu aux enfers » et « il est monté aux cieux ». Enfin, appliquée à Jésus, l’expression que « tout genous fléchisse » est audacieuse

 

Luc 22, 14 – 23, 56 (La Passion du Seigneur)

Luc n’écrit pas en journaliste. Il nous fait entrer dans son interprétation de la Passion, et son message, à nous adressé aussi, pourrait se résumer ainsi : Lis la Passion en disciple, attaché à ton Seigneur, essayant de le suivre, en priant, en confrontant tes épreuves quotidiennes aux siennes, en adoptant les dispositions dont les personnages du récit t’offrent le modèle. Car, sur son chemin vers la croix, Jésus change les cœurs. Si je ne puis suivre la Passion en disciple fidèle, du moins puis-je pleurer avec Pierre en disciple repentant ; avec les femmes de Jérusalem (épisode propre à Luc), je peux entendre un appel à ma propre conversion ; avec le « bon larron » (épisode propre à Luc), je peux confesser ma confiance en la pleine royauté du Crucifié et, comme lui, exercer mon pardon ; avec le centurion du Calvaire, je peux proclamer *le Juste, Fils pleinement innocent et sauvé par Dieu (voir Sagesse 2, 16-18). Je dois savoir surtout que la Passion de Jésus traîne avec elle, répétons-le, le parfum du pardon. D’où la conclusion propre à Luc, avant l’ensevelissement : « Tous les gens qui s’étaient rassemblés pour ce spectacle, voyant ce qui était arrivé, s’en retournaient en se frappant la poitrine » (Luc 23, 48).

Le jardin des Oliviers

  Après le *Testament que constitue la Cène, la clé du message se trouve dans la manière dont Luc raconte l’épisode du mont des Oliviers. Il a d’abord dit : « Ses disciples le suivirent. » Puis une phrase encadre cette séquence : « Priez pour ne pas entrer en tentation », et l’évangéliste, à la différence des autres, se garde bien de mentionner la fuite des disciples : nous sommes justement les disciples appelés à suivre le Christ au sein de nos propres épreuves qui nous assimilent à sa Passion. Quant à Jésus, sa prière est une lutte mortelle, une agonie (cf. les « gouttes de sang », une image propre à Luc) en laquelle il s’ajuste au vouloir de Dieu. Il avance en confiance vers la mort. Son premier mot, dans ce drame, aura été « Père, si tu veux… », ses dernières paroles seront : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ». Telle est la confiance que nous devons avoir, nous aussi.

  Luc écrit lui-même en disciple vénérant son Maître : il n’ose pas dire carrément que le traître Judas embrassa Jésus; il réduit au minimum les scènes d’outrage contre Jésus, il ne dit nulle part que Jésus est « condamné » et il tait la tradition du « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il la remplace par un psaume de confiance : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. »

Un arrière-fond : l’expérience de la mission chrétienne

Enfin, Luc écrit depuis une Église qui, comme la nôtre, vit parfois la Passion. Dans les Actes des Apôtres, les apôtres ont comparu devant le sanhédrin, ils ont été battus ; Étienne, lapidé à mort, reprend les dernières paroles de Jésus (voir Actes 7, 59). Et Luc, dans les Actes, décrit la vie de Paul arrêté comme une imitation du témoignage de Jésus. Plus encore, si Luc innocente Pilate qui et (lui seul) renvoie l’Accusé devant Hérode Antipas, c’est en songeant que Paul eut affaire aux autorités romaines, mais que celles-ci renvoyèrent toujours l’Apôtre libre en disant que l’Évangile dénoncé devant elles était un problème entre Juifs, et non une atteinte à l’ordre de l’Empire. Nous lirons en disciples la Passion du Seigneur à la mesure où nous sommes capables de lire les situations d’aujourd’hui qui identifient l’Église à l’épreuve de Jésus.

* « C’était un juste… » En Marc 14, 39, le centurion proclame : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu » et chez Matthieu (27, 54) c’est tout le détachement des gardes qui professe la foi chrétienne. Plus sensible aux étapes de la mission chrétienne, Luc juge cette déclaration anachronique : « C’était un juste », dit simplement l’officier (Luc 23, 47). Mais Luc s’inspire là du livre de la Sagesse pour qui le fils de Dieu est le juste massacré que Dieu sauve de la mort comme son enfant (Sagesse 2, 18 ; 5, 4-5). C’est donc une prophétie de la résurrection de Jésus.

* Le Testament de la Cène. Le judaïsme ancien a publié des apocryphes appelés « testaments ». Il s’agit généralement d’un patriarche biblique rassemblant ses descendants avant de mourir. Pour eux, il fait le bilan de sa vie et leur livre son héritage spirituel pour se survivre en eux. Il prophétise les épreuves auxquelles ils succomberont parfois et les merveilles que Dieu fera pour eux au terme de l’histoire. Une lecture attentive de la Cène selon Luc montre que l’évangéliste a coulé l’épisode de la Cène dans ce genre « testament ».