Jésus « Pain de Vie » par sa chair offerte (Jn 6,48-58)
a) Du Pain « Parole » au Pain « chair » (Jn 6,48-51)
Nous assistons ici à un nouveau commencement. Quelle grande affirmation retrouve-t-on au tout début (Jn 6,48) ? Puis quelle allusion réapparaît en Jn 6,49 après être intervenue dans l’introduction du discours (Jn 6,31-32) ? Quel thème, déjà présent en cette même introduction (Jn 6,32-33) est-il ensuite repris (Jn 6,50-51ab) ? Quel mot est répété cinq fois en ces quelques lignes (Jn 6,48-51) ? Et comment sera-t-il nouvellement redéfini dans la dernière partie du v. 51 ? Compter combien de fois ce mot intervient dans cette dernière partie du discours, en Jn 6,48-58 ; en incluant Jn 6,63 qui fait allusion à cette dernière partie, à quel résultat arrive-t-on ? 7 étant symbole de perfection, conclusion ?
Et puisque nous sommes dans la symbolique des chiffres, comptez le nombre de fois où le mot « pain » apparaît dans les sections suivantes :
1 – « Le pain multiplié » (Jn 6,1-27).
2 – « Le Pain Parole de Dieu » (Jn 6,28-47),
en se souvenant, qu’à l’époque de Jésus, la manne en était venue à évoquer le don de la Loi fait à Moïse…
3 – « Le Pain Chair offerte de Jésus » (Jn 6,48-58).
Rappelons que le chiffre 7 est symbole de perfection, et 3 renvoie à Dieu en tant qu’il agit : conclusion générale pour ce chapitre 6 ? Et plus largement encore, puisque le mot pain intervient à nouveau en Jn 13,18 ; 21,9 et 21,13, combien de fois apparaît-il en tout dans l’Evangile selon St Jean ? Sachant que le chiffre 8 évoque l’infinie perfection[1], et 3 « Dieu en tant qu’il agit », quelle conclusion pouvons-nous tirer de ce résultat global sur tout l’Evangile ? St Jean y a-t-il pensé, l’Esprit Saint l’a-t-il voulu, nous leur demanderons quand nous les verrons…
Dans la Bible, « la chair » n’est pas simplement un élément constitutif de l’homme au même titre que son âme ou son esprit. L’homme est vu en effet comme un être à la fois « un » et « multiple ». Ainsi, il est tout à la fois « chair », « esprit » et « âme », autant de facettes par lesquelles on aborde un seul et même mystère : celui de l’homme… Lorsque Jésus donne sa chair pour la vie du monde, c’est donc lui tout entier qui se donne à chacun d’entre nous, ce « Verbe fait chair » qui vit et s’exprime « dans la chair » et qui finalement mourra sur la Croix pour notre salut à tous… « Chair » en St Jean, renvoie donc à Jésus Vivant tout entier. Il est ce Pain Vivant qui possède la Plénitude de la Vie car il la reçoit de son Père de toute éternité (Jn 5,26). Et il se donne tout entier en sa chair à chacun d’entre nous dans le seul but de voir grandir sa Vie au cœur de chacune de nos vies. Et notons bien tout de suite que cette Vie nous est communiquée aussi bien par « Jésus Pain de Vie par sa Parole » que par « Jésus Pain de Vie par sa chair offerte », les deux grandes parties de chacune de nos Eucharisties. Dans les deux cas, nous le verrons, cette Vie nous est communiquée par l’Esprit Saint : « C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les Paroles que je vous ai dites sont Esprit et elles sont Vie » (Jn 6,63). Or Dieu est Esprit (Jn 4,24). La Vie communiquée par le Don de l’Esprit est la propre Vie de Dieu, sa Vie éternelle… Voilà ce que le Christ est venu offrir gratuitement, par amour, à tous les hommes de tous les temps… Ne pas être tourné vers Celui qui est Source d’Eau Vive (Jr 2,13 ; 17,13), Source de Vie, Celui qui donne, donne et donne sans cesse la Vie, c’est se priver de la recevoir… Et « être privé de la Vie éternelle », tel est ce que le Nouveau Testament appelle « la mort ». Que ses créatures, faites pour partager sa Vie, en soient privées tout simplement parce que leur cœur n’est pas tourné vers la bonne direction, voilà ce que Dieu ne supporte pas. Aussi est-il venu en Jésus Christ nous inviter à nous détourner du mal pour nous retourner de tout cœur vers Lui. Alors, et alors seulement, nous pourrons recevoir sa Vie…
« Je suis le Pain de Vie » nous dit par deux fois Jésus dans ce discours. Et St Jean insiste en reprenant la formulation grecque particulière employée en Ex 3,14 lorsque Dieu révèle son Nom à Moïse : « Je suis ». C’est elle que nous retrouvons ici en Jn 6,35 et Jn 6,48. Autrement dit, en Jésus Christ, Dieu Lui-même se donne en nourriture… Il se fait « pain », prêt à disparaître tout entier pour que nous puissions vivre en le mangeant ! Mais si, c’est une image, nous mangeons « Je Suis », alors, nous allons devenir « Je Suis » par ce que nous recevons. Nous allons participer nous aussi à ce « Je Suis » et chacun d’entre nous, s’il accepte de recevoir Jésus, le Pain Vivant, pourra dire lui aussi pleinement, à sa mesure de créature : « Je Suis »… Tel est le projet de Dieu sur chacun d’entre nous : il nous appelle à participer à ce qu’Il Est en Lui-même… Et tout ceci n’est que le seul fruit de son Amour… Il suffit de consentir à le recevoir et le laisser nous transformer, petit à petit, de miséricorde en miséricorde…
Insistons sur ce point : Dieu nous appelle tous, sans aucune exception, à partager sa Vie. L’Eglise, dans certaines situations particulières, et nous pensons ici aux divorcés remariés, peut demander de s’abstenir de communier à « Jésus Pain de Vie par sa chair offerte ». Comme ce pain consacré est le sacrement de l’Alliance par excellence et que le sacrement du mariage est lui aussi « le sacrement de l’Alliance », elle désire seulement nous mettre en face de nos responsabilités, tout en sachant que quantité de souffrances peuvent nous atteindre sans que nous l’ayons nous-mêmes cherché… Mais ceci étant dit, nous pouvons tous, et de tout cœur, recevoir par notre foi et dans la foi, « Jésus Pain de Vie par sa Parole offerte ». Avec elle et par elle, nous est donnée la même Vie que celle qui est communiquée par « la Chair offerte », les hosties consacrées ! Nous retrouvons ainsi les deux tables de nos Eucharisties où la même nourriture nous est offerte sur chacune d’entre elles : « Jésus Pain de Vie » venu nous communiquer la Vie de l’Esprit.
Personne ne peut donc prétexter de ses misères, de ses faiblesses, de sa situation matrimoniale pour ne pas aller à Jésus « Pain de Vie » offert aux pécheurs, gratuitement, par amour, pour enlever justement le péché du monde. Et c’est bien parce que nous sommes pécheurs que nous avons besoin de le recevoir ! « Vous péchez tous les jours ? », disait St Augustin, « alors, communiez tous les jours ! »… Avec bien sûr le désir d’un repentir sincère, de tout cœur…
Répétons-nous : nous sommes tous invités à la table de l’Eucharistie, tous, sans aucune exception, pour nous nourrir de la Vie de Jésus qui nous sera transmise par son Esprit. « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, au repentir » (Lc 5,31-32). L’Eucharistie est ce remède que Jésus médecin est venu offrir au pécheur, pour les guérir petit à petit de ce mal qui, trop souvent nous domine, pour finalement nous blesser, nous opprimer, et le pire, nous priver de la Plénitude de la Vie. Et c’est bien parce que nous sommes encore trop souvent si faibles que nous avons besoin de sa force pour nous lever et grandir sur les chemins de la Vie en choisissant, librement, par amour, de dire « non » au mal…
Concluons par une remarque. Le Père intervenait très souvent en Jn 6,35-47 ; en sera-t-il de même en Jn 6,48-58 ? Sur qui le regard va-t-il donc se focaliser ? De plus, qui donnait le pain en Jn 6,32-33 ? Qui le donne maintenant en Jn 6,51 ? Autrement dit, Jésus adhère de tout cœur à la volonté du Père qui n’a d’autre but que « la vie du monde » (Jn 6,33.51)… Le Père le donne (Jn 6,32) ? Le Père lui donne la force de se donner ? Jésus dit « Oui ! », de tout cœur, et il adhère totalement à cette invitation du Père jusqu’à dire « Je »… « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde » (Jn 6,51). Ma vie, « personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même » (Jn 10,18). « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne », chantons-nous, mais cela ne se fera pas sans combat (Mt 26,39 ; Mc 14,36 ; Lc 22,42 ; et Jn 14,30-31 ; 8,29 ; 4,34 ; 6,38-40)…
b) Les fruits reçus du « Pain Chair » (Jn 6,53-58)
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La seconde partie du discours de Jésus (Jn 6,48-58) est donc, comme la première (Jn 6,35-47), coupée en deux par « un murmure » des auditeurs, « une discussion violente entre eux »… St Jean reprend ici sa technique du quiproquo pour faire avancer le dialogue. Les interlocuteurs de Jésus vont prendre en effet le mot « chair» en son sens premier de « viande », une méprise semblable à celle des Juifs dans le Temple (Jn 2,18‑21), de Nicodème (Jn 3,4), de la Samaritaine (Jn 4,11-12.15)…
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Que désigne en général le couple « chair et sang » dans la Bible (Si 14,18 ; 17,31 ; Mt 16,17 ; Jn 1,13 ; 1Co 15,50 ; Ga 1,16 ; He 2,14) ? A quelle réalité renvoie donc ici « la chair » de Jésus ? De plus, que croyaient les anciens à propos du sang (cf. Lv 17,11.14 ; Dt 12,23) ? Toutes ces remarques vont dans le même sens, souligné encore par l’insistance déployée en Jn 6,53-54 : Jésus se donne tout entier à chacun de nous pour qu’en le recevant, nous puissions devenir à notre tour, tout entiers, ce que Lui seul Est… Alors, et alors seulement, nous vivrons pleinement de sa Vie… Tel est son seul but… « Je suis venu pour qu’on ait la vie, et qu’on l’ait en surabondance » (Jn 10,10)…
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St Jean emploie ici deux verbes grecs différents pour exprimer l’idée de « manger ». Le premier, « esthiô », peut se comprendre aussi bien à un niveau concret (6,5.23.26…) que symbolique (Ez 2,8-3,3 ; Is 55,1-3). Celui qui « mange la Parole » la reçoit alors avec foi. Le second verbe, « trôgô » (Jn 6,54.56.57), signifie « manger, croquer, se mettre sous la dent » et renvoie alors clairement au « Pain chair ». Mais la démarche qui permet de recevoir le Pain-Parole est-elle différente pour le Pain-chair : qu’est-ce qui est important dans les deux cas (Jn 6,47) ? Autrement dit, notre foi s’exprime dans un premier temps par une écoute attentive de la Parole de Dieu, un cœur ouvert, abandonné, confiant… La foi accueille alors la Vie donnée… Et cette même foi s’exprime ensuite dans un deuxième temps par toute l’attitude corporelle qui consiste à se lever à l’appel de Jésus, à marcher et à ouvrir nos mains et notre bouche pour recevoir le pain consacré qui nous est gratuitement offert… Nos mains ouvertes sont alors le signe visible de ce qui, en nous, ne l’est pas : notre cœur, ouvert, abandonné, confiant… Et la foi accueille la Vie donnée… Que disons-nous d’ailleurs lorsque le pain consacré nous est présenté ? « Amen ! » C’est-à-dire, en hébreu : « C’est vrai ! ». « C’est du solide ! ». Autrement dit, nous disons : « Oui, nous croyons ! ».
Quels sont les trois fruits, accompagnés de verbes au présent, que le croyant est invité à recevoir dès maintenant, dans l’aujourd’hui de sa foi :
(1) Jn 6,53-54 ;
(2) Jn 6,56 ;
(3) qui précise (1) : Jn 6,57.
Et que retrouvons-nous comme objet de notre espérance « au dernier jour » (Jn 6,54) ? Néanmoins, que peut-on dire de cette Vie qui sera alors la nôtre : sera-t-elle différente, en sa nature, de celle que nous recevons dès maintenant dans la foi (Jn 6,58 ; 11,25-26) ? D’où la formidable aventure qu’il nous est possible de vivre dès maintenant, dans la foi… « Je ne vois pas trop ce que j’aurai de plus après ma mort… C’est vrai, je verrai le bon Dieu, mais pour ce qui est d’être avec lui, j’y suis déjà tout à fait sur cette terre » (Ste Thérèse de Lisieux).
C’est la première fois dans l’Evangile selon St Jean que le verbe utilisé en Jn 6,56 (2) pour décrire les conséquences de l’accueil de la chair et du sang du Christ apparaît en ce sens : à quel mystère renvoie-t-il (Jn 14,10-11.17.20.23[2] ; 15,4-10 ; 10,38 ; 17,20-26) ? Quel est donc le grand fruit de l’Eucharistie (1Jn 1,1-4 et tout spécialement le verset 3) ? Quelle conséquence immédiate en déduit-on sur le mystère de l’Eglise (1Co 10,16-17) ? Noter que ce point (2) est au cœur de notre passage ; les points (1) et (3) en précisent la nature… Il ne s’agit pas en effet d’une « communion » comme peuvent la vivre ceux qui partagent des mêmes goûts, une même passion, une même vision de la société ou du monde… Il s’agit d’une communion « existentielle » au sens où tous les disciples de Jésus sont unis les uns aux autres par une même Vie qui vient, de l’intérieur, animer, soulever, éclairer, dynamiser toute leur vie, et les lancer tous ensemble dans une seule et même direction : celle de l’Amour, de la Miséricorde, de la Vérité, de la Justice et de la Paix (Ps 85(84),11 ; Ga 5,22-23 ; Ep 5,8-11)… Cet Esprit reçu du Christ, dont la Présence est renouvelée et fortifiée à chaque Eucharistie, est donc à la racine du mystère d’Unité qui unit entre eux tous les disciples de Jésus (1Co 12,13), et plus largement encore tous les hommes de bonne volonté, tous ayant été créés « à l’image et ressemblance de Dieu » par la Présence en eux du Souffle de l’Esprit (Gn 1,26‑27 ; 2,4b‑7)…
Enfin, par rapport à la relation que le Christ vit avec son Père, que réalise en nous l’Eucharistie vis-à-vis du Christ (Jn 6,57) ? Retrouver cette dynamique en Jn 10,14-15 ; 15,5 avec 5,19 ; 15,9-10 ; 17,18.21 ; 7,37-39 avec 4,13-14.
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Jn 6,58 est la conclusion générale du discours de Jésus ; on y retrouve :
1 – Le thème principal de la première partie : Jésus « descendu du ciel » en tant qu’originaire du ciel. Il est venu accompli la volonté du Père : sauver le monde (Jn 3,16-17), « ne rien perdre » de tous les hommes…
2 – L’allusion au Livre de l’Exode et à la marche d’Israël au désert pendant 40 ans, nourri par la manne (Ex 16). Cette allusion avait ouvert le discours (Jn 6,31-32).
3 – Enfin, le but suprême poursuivi inlassablement par le Christ : que nous « vivions à jamais » en participant à sa vie…
Conclusion (Jn 6,60-61)
La clé d’interprétation de tout le discours, déjà rencontrée précédemment, est : « C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont Esprit et elles sont Vie » (Jn 6,63).
Mais la réalité spirituelle présente en Jésus se propose à la foi et ne peut être reçue que par la foi et dans la foi… Que se passe-t-il alors, même parmi les disciples de Jésus ? Quelle confession de foi Pierre donne-t-il au nom de toute l’Eglise ? Quel thème, apparu au tout début de Jn 3,19, retrouvons-nous ici indirectement (Jn 3,18-21 ; 7,12.43 ; 9,16 ; 10,19-21) ? Et pourtant, quel est le seul désir qui habite le cœur de Dieu (Jn 5,22 ; 3,16‑17 ; 17,24…) ?