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IRÉNÉE DE LYON

Né à Smyrne (Izmir en Turquie actuelle) entre 120 et 130, Irénée est un personnage assez bien connu de l’historiographie bien que ses écrits soient demeurés longtemps introuvables. La plupart des renseignements concernant sa vie nous sont donnés par Irénée lui-même, dans son œuvre. Nous sommes également renseignés par Eusèbe de Césarée qui décrit les persécutions subies par la communauté de Lyon au IIème siècle. Deuxième épiscope de la ville, il a connu Polycarpe de Smyrne et fut – selon Jérôme de Stridon – un disciple de Papias de Hiérapolis. Arrivé à Lyon vers 175 en tant que simple « prêtre », Irénée assiste alors l’épiscope Pothin dans la conduite spirituelle de la communauté. Lorsque ce dernier meurt, victime de la persécution déclenchée sous Marc-Aurèle en 177, c’est Irénée qui lui succède et est chargé de porter la lettre relatant la situation lyonnaise à Eleuthère, épiscope de Rome (auquel il se présente en qualité de « presbytre »). Son rôle à la tête de la communauté est marqué par une forte activité missionnaire ayant abouti à la création de plusieurs diocèses gaulois (Besançon par exemple). Selon les témoignages fort tardifs de Jérôme et Grégoire de Tours, il serait mort martyr durant la persécution de Septime Sévère (202) mais rien ne permet à l’heure actuelle de confirmer ce fait.

          Irénée est l’auteur d’une œuvre majeure de la littérature patristique, intitulée Réfutation de la Gnose au nom menteur mais plus connue sous l’appellation Contre les Hérésies (Aduersus hæreses) en cinq livres. Dans cet ouvrage, il fait œuvre de théologien systématique et entreprend de démontrer la fausseté des conceptions de ceux que l’on appelle « Gnostiques » (notamment le plus célèbre, Valentin), démontrant habilement que la véritable gnose (connaissance) est celle transmise par la prédication apostolique et conservée dans l’enseignement qui en est hérité.  Pour lui, l’orthodoxie dépend directement de l’histoire du salut débutée au début de l’Ancien Testament, selon un dessein divin ininterrompu. Irénée fait preuve d’une très grande maîtrise de la rhétorique pour contester point par point les arguments avancés par ses adversaires. Jamais outrancier, il manifeste bien sa réputation pacifique (déjà prouvée lors des conflits concernant la date de la Pâque) et fonde solidement son argumentation sur la dualité entre la chair magnifiée par le Christ et l’esprit dans lequel s’incarne la perfection de la création. En cela, la pensée d’Irénée est clairement influencée par la théologie de Jean. Les prétentions apostoliques des Gnostiques sont faussées par le détournement de cette dualité et une conception déviante du Christ. Il est également l’auteur d’une Démonstration de la prédication apostolique parvenue uniquement dans une traduction arménienne (à l’instar de nombreux fragments du Contre les hérésies).

          L’œuvre d’Irénée nous a conservé des éléments intéressants, tels que la mention du fameux Évangile de Judas ou encore la première attestation de l’évangile tétramorphe (c’est-à-dire l’utilisation des quatre évangiles néotestamentaires reconnus comme inspirés). On peut affirmer que les écrits d’Irénée constituent des ouvrages incontournables pour la compréhension de la théologie chrétienne naissante autant que pour l’appréhension de la construction de l’orthodoxie.

Bibliographie élémentaire

IRÉNÉE DE LYON, Contre les hérésies I à V, A. Rousseau et L. Doutreleau (éd. et trad.), Paris, Cerf, 1965-1982.

IRÉNÉE DE LYON, Démonstration de la prédication apostolique, A. Rousseau (trad.), Paris, Cerf, 1995.

J. FANTINO, La Théologie d’Irénée, Paris, Cerf, 1994.

E. NORELLI, C. MORESCHINI, Histoire de la littérature chrétienne ancienne grecque et latine, T. I, Genève, Labor et Fides, 2000 pp. 269-279.

S.-C. MIMOUNI, P. MARAVAL, Le Christianisme, des origines à Constantin, Paris, PUF, 2006, pp. 396-397.

Extraits

           Sans égard pour la vérité, certaines gens introduisent (dans la doctrine) des paroles mensongères et de vaines généalogies, qui soulèvent plus de difficultés, comme dit l’Apôtre, qu’elles ne contribuent à bâtir l’édifice de Dieu dans la foi ; leurs combinaisons adroites convainquent et entraînent les naïfs; ils les emprisonnent dans des explications falsifiées des paroles du Seigneur, dans des commentaires pervers de ses belles paroles. Ainsi chavirent beaucoup d’âmes, attirées par une prétendue connaissance (qu’on leur ferait acquérir), loin de Celui qui a organisé et ordonné l’univers. Qu’ont-ils donc à leur montrer, (ces habiles), de plus haut et de plus grand que ce Dieu qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent? Leurs artifices de paroles poussent à l’étude les incapables et leurs absurdités causent la perte de ces malheureux, qui, ne pouvant discerner le vrai du faux, blasphèment avec impiété le Créateur. Ils ne montrent pas leur erreur pour ne pas se découvrir et ne pas être pris; elle s’enveloppe adroitement de vraisemblances spécieuses, et, par ses dehors, elle apparaît aux novices comme plus vraie que la vérité même. Un homme qui valait mieux – que nous disait justement, en pensant à ces gens-là : l’émeraude est une pierre précieuse, que beaucoup achètent à gros prix ; elle ressemble (pourtant) — et c’est humiliant pour elle — à un morceau de verre bien travaillé, chaque fois que ne se rencontre pas un connaisseur capable de discerner ce travail. Mêlez de l’airain à de l’argent : qui donc pourra facilement s’en apercevoir?

Nous ne voulons pas que, par notre fait, des âmes soient emportées (par ces ravisseurs), comme des brebis par des loups, trompées par les toisons qui les couvrent, sans les reconnaître, eux dont le Seigneur a voulu que nous nous gardions, eux qui parlent comme nous et qui pensent autrement que nous! C’est pourquoi nous avons jugé nécessaire de puiser dans les écrits des disciples de Valentin, comme ils disent, et d’entrer en relations avec quelques-uns d’entre eux et de nous rendre maître de leur doctrine afin de vous révéler, mon bien-aimé, ces prodigieux et profonds mystères que tout le monde ne peut pas comprendre.., parce que tout le monde n’a pas un assez puissant cerveau. Apprenez à les connaître, vous aussi, afin de les révéler à ceux qui sont avec vous, afin de les exhorter à se bien garder des abîmes de la folie et des blasphèmes contre le Christ! Autant qu’il sera en notre pouvoir, c’est la doctrine de ceux qui enseignent aujourd’hui, — je parle des élèves de Ptolémée, la fleur de l’école de Valentin —, que nous ferons connaître brièvement et clairement ; et, dans la mesure de nos faibles moyens, nous vous mettrons en mesure de ruiner cette doctrine, en montrant que ce qu’ils disent est absurde et répugne à la vérité.

Nous n’avons pas l’habitude d’écrire, nous ne sommes pas habile dans l’art des mots; mais c’est la charité qui nous pousse à vous révéler, à vous et à ceux qui sont avec vous, les doctrines jusqu’ici cachées que la grâce de Dieu fait venir au jour : « car il n’est rien de caché qui ne doive être révélé, rien de secret qui ne doive être connu. » Vous ne chercherez chez nous — qui vivons chez les Celtes et qui, dans nos occupations, usons de la langue barbare —, ni l’art des mots que nous n’avons pas appris, ni la force du (véritable) écrivain que nous n’avons pas cherché à atteindre, ni ces grâces du style, ni cet art de plaire que nous ignorons. Simplement, véridiquement, sans recherche, mais avec amour, nous avons écrit (ce livre) pour vous; avec amour recevez-le de même ; développez-le, puisque vous en êtes plus capable que nous; les germes naissants que nous vous donnons fructifieront dans les profondeurs de votre pensée; vous montrerez avec force à ceux qui vous entourent ce que nous aurons faiblement indiqué. Vous cherchez depuis longtemps à étudier leur doctrine : nous nous sommes efforcés de vous la faire connaître et même de vous donner le moyen d’en montrer les mensonges ; rivalisez donc avec nous et occupez-vous de servir nos autres frères, selon la grâce que vous a donnée le Seigneur, afin que les raisons spécieuses (de ces gens-là) n’entraînent plus les âmes.

                                                          Contre les hérésies I, préface

          Le Seigneur de toutes choses a en effet donné à ses apôtres le pouvoir d’annoncer l’Évangile et c’est par eux que nous avons connu la vérité, c’est-à-dire l’enseignement du Fils de Dieu. C’est aussi à eux que le Seigneur a dit : « Qui vous écoute m’écoute, et qui vous méprise me méprise et méprise Celui qui m’a envoyé ». Car ce n’est pas par d’autres que nous avons connu l’ « économie » de notre salut, mais bien par ceux par qui l’Évangile nous est parvenu. Cet Évangile, ils l’ont d’abord prêché ; ensuite, par la volonté de Dieu, ils nous l’ont transmis dans des Écritures, pour qu’il soit le fondement et la colonne de notre foi. Car il n’est pas non plus permis de dire qu’ils ont prêché avant d’avoir reçu la connaissance parfaite, comme osent le prétendre certains, qui se targuent d’être les correcteurs des apôtres. En effet, après que notre Seigneur fut ressuscité d’entre les morts et que les apôtres eurent été, par la venue de l’Esprit Saint, revêtus de la force d’en haut, ils furent remplis de certitude au sujet de tout et ils possédèrent la connaissance parfaite ; et c’est alors qu’ils s’en allèrent jusqu’aux extrémités de la terre, proclamant la bonne nouvelle des biens qui nous viennent de Dieu et annonçant aux hommes la paix céleste : ils avaient, tous ensemble et chacun pour son compte, l’ « Évangile de Dieu ». Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Évangile, à l’époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Église. Après la mort de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Évangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Évangile, tandis qu’il séjournait à Éphèse, en Asie. Et tous ceux-là nous ont transmis l’enseignement suivant : un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, qui fut prêché par la Loi et les prophètes, et un seul Christ, Fils de Dieu. Si donc quelqu’un leur refuse son assentiment, il méprise ceux qui ont eu part au Seigneur, méprise aussi le Seigneur lui-même, méprise enfin le Père ; il se condamne lui-même, parce qu’il résiste et s’oppose à son salut, — ce que font précisément tous les hérétiques

                                                              Contre les hérésies III, 1