Jeudi Saint par P. Claude Tassin (Messe du soir)
Exode 12, 1-8.11-14 (Prescriptions concernant le repas pascal)
Au seuil des trois jours célébrant la Pâque de Jésus, la première lecture rappelle l’institution de la Pâque d’Israël. C’est la première pâque, en lien étroit avec la libération d’Égypte, puisque l’auteur sacerdotal de la Bible la situe entre l’annonce du dernier fléau, la mort des premiers-nés égyptiens, et son accomplissement. Mais c’est aussi la mise en place des rites à accomplir à chaque génération comme le mémorial de la libération : chacun se rendra présent par la mémoire à l’antique événement en sorte d’obtenir d’un Dieu toujours à l’œuvre les grâces de *liberté.
Les Azymes étaient, à l’origine, la fête printanière des cultivateurs, et la Pâque celle des nomades. La Bible joint les deux festivités terriennes. Désormais on célébrera moins le cycle des saisons que l’intervention décisive de Dieu dans l’histoire : les rites traduiront la hâte de la libération (cf. Exode 12, 34) et le mot Pâque est compris comme le passage de Dieu qui épargne, saute par-dessus les maisons marquées du sang de l’agneau. Au matin de Pâques, nous rappellerons que le salut nous vient d’un autre sang, celui du Christ, versé par amour pour nous (cf. 2 Co 5, 8). Notons enfin, dans les préparatifs de la fête, le caractère familial de la pâque juive (cf. aussi Exode 12, 26).
* Liberté. « En toute génération, c’est une dette pour l’homme de se voir comme si lui-même était sorti d’Égypte. Car il est dit : « Et tu raconteras à ton fils, en ce jour-là, disant : En vue de tout ceci le Seigneur agit pour moi, quand je sortis d’Égypte. » Non point nos pères seulement, il les sauva, mais nous-mêmes, en eux, il nous sauva » (Rituel du repas pascal juif).
Psaume 115 (« La coupe du salut »)
Voici un psaume «d’action de grâce» (en hébreu un tôdâh ; en grec une eucharistia). Dans ce passage assigné à la liturgie du jeudi saint, nous reconnaissons les caractéristiques de ce genre de prière. Au milieu des siens, de «tout son peuple»), le poète, délivré de son épreuve, libéré des chaînes de la mort, partage une coupe de fête ; il l’appelle «coupe du salut», puisqu’elle est la preuve de sa survie. L’élévation de la coupe et l’invocation du Seigneur pourraient se traduire aujourd’hui ainsi, de manière fort vulgaire : « À la santé du Seigneur, et à la nôtre !» L’homme sauvé découvre en sa chair que, décidément, Dieu a horreur de la mort de ses fidèles serviteurs. Il veut leur vie.
Au-delà de la coupe des retrouvailles, le psalmiste va accomplir ses «promesses», un ex voto, le vœu qu’il avait fait ‘(«si je suis sauvé, je t’offrirai…» Il va immoler un animal en «sacrifice d’action de grâce», en tôdâh, en eucharistia, un animal dont le psalmiste et son entourage, selon le rite, vont partager joyeusement les morceaux, en signe de communion avec Dieu et avec les siens, devant toute l’assemblée, en signe public de reconnaissance.
Dans ce psaume, le chrétien voit symboliquement et réellement la coupe eucharistique. Il entend symboliquement et réellement la voix du Christ exprimant sa foi en sa résurrection, selon sa propre annonce : «Je vous le dis : désormais, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, avec vous dans le royaume de mon Père» (Matthieu 26, 30).
Dans ce psaume, l’assemblée chrétienne lit sa participation à « la coupe de la nouvelle Alliance» (2ième lecture) et elle partage ainsi l’espérance du Christ en la vie. Nous le faisons «jusqu’à ce qu’il vienne»… et, autre traduction légitime : «pour qu’il vienne», de la manière que Dieu voudra.
1 Corinthiens 11, 23-26 (« chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur»)
Écrite avant les évangiles canoniques, la Première Lettre aux Corinthiens offre ici le récit le plus ancien de l’institution de l’Eucharistie. Paul le présente comme une tradition reçue ; il l’a sans doute recueillie de l’Église d’Antioche, où il a longuement séjourné au début de ses missions, et il la partage avec, à sa suite, l’évangile de Luc, dépendant de la même tradition d’Antioche.
Le pain
Le Seigneur accomplit d’abord les rites de bénédiction de la table juive lors des fêtes (prendre le pain, prononcer la bénédiction ou action de grâce et le partager aux convives). Ces gestes et paroles revenaient au chef de famille et signifiaient que l’on voyait dans ce pain le don de Dieu pour subsister et vivre ensemble. Mais Jésus, tragiquement, ajoute ceci : ce don de Dieu, c’est « mon corps, qui est pour vous ». Prenant ce pain comme étant le corps du Christ, bientôt livré à la croix, nous faisons l’expérience que *sa mort est pour nous source de vie et d’unité.
La coupe
Chez les Juifs, la coupe est signe de fête, surtout les quatre coupes du repas pascal. Elle est ici comprise comme celle de l’Alliance nouvelle annoncée par Jérémie 31, 31-34, nouvelle manière de vivre ensemble et avec Dieu. Elle est fondée sur le sang, non plus celui du sacrifice du Sinaï (Exode 24, 8), mais le sang versé par celui qui « a goûté la coupe de la mort », comme on disait alors chez les Juifs, pour parler du décès de quelqu’un.
En mémoire de moi
Accomplir ce mémorial, en chaque eucharistie, c’est proclamer devant Dieu le sens de « la mort du Seigneur », dans l’espérance qu’il vienne, « jusqu’à ce qu’il vienne ». La grammaire grecque permet aussi une autre traduction ; « pour qu’il vienne. » Qu’il vienne accomplir en plénitude le mystère d’une communion universelle, une communion mise à mal par les divisions sociales au sein de l’Église de Corinthe, et les nôtres, à travers les temps (voir 1 Corinthiens 11, 17-22).
* La mort du Christ. « Avec la mort, [le Seigneur] accepte tout le reste, tout ce qui fait partie de ce vide infini, inerte et mortel : l’opacité spirituelle de ses disciples, leur manque de foi, la douleur, la trahison, le rejet dont il est l’objet de la part de son peuple, la bêtise brutale et meurtrière du monde de la politique, l’échec de sa mission et de l’œuvre de toute sa vie. Il a devant lui le calice abyssal de sa vie : il le saisit à pleines mains, plonge son regard dans ses profondeurs ténébreuses et le porte à ses lèvres, anticipant avec une pleine conscience et un plein acquiescement ce que nous appelons sa Passion, la Passion du Fils de l’homme, sa mort, pour tout dire » (Karl Rahner).