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L’Ascension – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

L’HUMANITE APPELÉE A LA PLÉNITUDE

 

« Oracle du Seigneur à mon Seigneur : siège à ma droite, car Tu es mon Fils Bien-Aimé » (Ps.109). Et cette autre Parole de Dieu que nous lisons dans l’épître aux Ephésiens : « Que Dieu ouvre votre cœur à sa lumière pour vous faire comprendre l’espérance que donne son appel, la gloire sans prix de l’héritage que vous partagez avec les fidèles et la puissance infinie qu’Il déploie pour nous, les croyants » (Ephésiens l, 18-20). Alors que nous fêtons l’Ascension, nous fêtons un mystère extrêmement important, et je dirais : plus important pour nous que pour le Christ. Et pour bien vous le faire percevoir, je voudrais repartir de deux réalités qui étaient courantes à l’époque de la naissance de l’Église.

Romain 8 22La première réalité, qui ressemble énormément à ce que beaucoup d’entre nous pensent aujourd’hui : c’est que tout va toujours de plus en plus mal. À l’époque de Jésus, on avait une vue plutôt pessimiste de l’existence et de la vie. Pensez par exemple au peuple Israël, qui avait connu une histoire prestigieuse : des rois, une histoire qui avait duré près de vingt siècles, un peuple fier d’avoir été appelé par Dieu, fier de son élection, ce peuple se trouvait en réalité dans une situation absolument impossible, occupé par les Romains, soumis à des divisions et des tensions internes, une vie politique sociale et religieuse extrêmement agitée. Tout allait mal. Et les païens de cette époque-là pensaient aussi, déjà, que le monde ne cessait pas de se dégrader. On était pour ainsi dire écologiste avant la lettre : « ça allait toujours très mal ! » Aussi les païens avaient-ils toujours recours à une divinité qui était très prisée à l’époque qui s’appelait « la bonne Fortune ». Nous dirions aujourd’hui la loterie nationale ou internationale, dont le slogan aurait pu être le suivant : pourvu que je décroche le gros lot dans l’existence ! Et pourquoi cela ? Précisément parce que « ça » allait toujours mal et que le seul moyen de compenser consistait à mettre la fortune, entendez la déesse et en même temps la monnaie, dans sa poche. Et ceci est d’ailleurs d’autant plus étonnant que, pour les juifs, vous le savez, le récit de la création était là sans cesse pour nous rappeler que « tout cela était bon » ! Mais une telle affirmation paraissait très difficile à accepter. C’est aussi le cas pour nous à certains moments de la vie : la valeur et la bonté de la Création nous paraissent difficiles à accepter. Et, même chez saint Paul, nous trouvons un écho de ce pessimisme généralisé. Il écrit : « Actuellement la Création gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Rom. 8, 22). Or l’enfantement, on n’a jamais trouvé ça très drôle ! Ainsi donc, saint Paul veut nous dire que lorsqu’on regarde la création, ça va mal, la création est en souffrance. Vous me direz peut-être que c’est déjà bien optimiste de penser que la création est en souffrance d’enfantement. Certes, mais en tout état de cause, cela reste un très mauvais moment à passer. Voilà pour la première chose.

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La seconde, la voici : dans ce monde-là, il n’y avait qu’une réalité vraiment consolante, avoir des enfants. Là-dessus, nos contemporains n’ont plus tout à fait le même sentiment. On dit que « ça a évolué ». Mais à cette époque-là, il était extraordinaire d’avoir des enfants. Pourquoi ? Parce qu’au milieu de cette dégradation générale, avoir un enfant, un fils, c’était extraordinaire car on pouvait, comme parents, se donner un héritier qui arrive à la même plénitude que celle à laquelle on était soi-même parvenu, c’est-à-dire un homme en plein âge adulte, en pleine maîtrise de ses facultés, de son intelligence, de sa volonté et de sa liberté. Par conséquent le fait d’avoir un fils était fondamentalement une promesse extraordinaire que le lignage allait continuer, l’héritage allait se transmettre et, au milieu de cette dégradation générale, demeurait cette continuité imperturbable, il y aurait quelqu’un pour assumer tout ce qui constituait la beauté, la grandeur, la noblesse et la richesse du patrimoine familial.

Vous vous demandez peut-être ce que cela a à voir avec le mystère de l’Ascension. Je vous assure que nous sommes au cœur du problème. Car comment les premiers chrétiens ont-ils exprimé cette réalité de l’Ascension du Seigneur ? Par la petite phrase que j’ai citée tout à l’heure: « Siège à ma droite parce que Tu es mon Fils ». Quand les premiers chrétiens voulaient dire que le Christ était exalté dans la gloire, ils citaient donc ce mot : « Siège à ma droite » – il s’agit d’une parole prononcée par le Père –, « car tu es mon Fils » – cette parole s’adresse au Fils. Cela signifiait précisément : « Ce Jésus que nous avons connu dans son humanité, sa mort et sa déréliction, voici que Dieu a décidé de le traiter comme son Fils ». Et vous devinez toutes les résonances que cela pouvait avoir. Jésus est l’héritier, Il est l’égal de Dieu, Il possède en Lui tout ce que Dieu veut bien Lui donner, c’est-à-dire le patrimoine de l’amour divin, la force, la puissance infinie dont nous parlait tout à l’heure la lettre aux Ephésiens. Autrement dit, l’Ascension est le moment où le Christ est exalté, manifesté clairement, totalement et définitivement comme l’égal du Père, l’héritier de tout ce que le Père veut Lui donner. On entre dans un nouvel âge de l’humanité, car jusque-là avec Abraham, avec Moïse, avec tous les prophètes, on avait été, comme le dit saint Paul dans la lettre aux Galates, dans le temps des pédagogues c’est-à-dire l’école, et à cette époque-là c’étaient les esclaves qui faisaient l’école.

Or précisément, les premiers chrétiens ont saisi la transformation : l’humanité, dans et par l’humanité de Jésus, est arrivée à sa pleine maturité. Voilà donc ce que veut dire l’Ascension. Un homme, Jésus, est arrivé à la plénitude de sa vie et de son existence parce que Dieu a élevé sa condition d’homme à la hauteur de Dieu, Lui a donné un statut de Fils en lui confiant la plénitude de l’héritage, plénitude humaine telle que jamais aucun homme ne l’avait eue. Et donc, pour les premiers chrétiens, célébrer le Christ exalté dans la gloire de son Ascension, c’était fondamentalement célébrer leur fête, la fête de leur accession à la plénitude de l’existence humaine. Parce qu’ils ont vu Jésus, leur maître, recevoir le statut de l’égal de Dieu, ils ont perçu qu’en Lui Jésus, toute l’humanité parvenait désormais à ce statut d’enfant de Dieu et à cette plénitude de l’existence humaine. C’est donc la fête de l’accès à notre plénitude d’existence d’hommes. Par l’Ascension, l’humanité entière est enfin arrivée à sa véritable liberté filiale, liberté vers laquelle elle soupirait depuis les premiers temps de la promesse, depuis Abraham, depuis le temps de la pédagogie et de l’apprentissage à devenir pleinement hommes. L’humanité est devenue adulte : elle est devenue grande de Celui qui en est la tête, Jésus-Christ, exalté, siégeant à la droite du Père, de Jésus devenant « le Seigneur ». l'ascension de jésusEt dès lors il se passe ce bouleversement fondamental. Si Jésus est parvenu à cette plénitude, et si par ailleurs, le monde donne toujours l’apparence d’aller de mal en pis, l’Ascension cependant signifie le début du « renversement de la vapeur« . Si maintenant, au milieu de tout ce qu’a vécu Jésus, et notamment sa mort, sa déréliction sur la croix, si au cœur de cette déchéance même, Jésus, dans son humanité est parvenu à la plénitude (siéger à la droite du Père), s’Il a vécu cela pour nous, alors nous avons reçu la certitude absolue que chacun d’entre nous est appelé à cette plénitude, quoiqu’il arrive dans ce monde. Et même si nous voyons actuellement encore le mal à l’œuvre dans ce monde et qu’à certains moments nous avons envie de nous décourager, en réalité la fête de l’Ascension doit nous rappeler avec force qu’au cœur même de cette souffrance, de ces insatisfactions et de ces tâtonnements, c’est le mystère de la plénitude de notre humanité, de notre liberté qui s’accomplit.

Désormais nous avons la certitude de grandir, de devenir vraiment et pleinement fils de Dieu, au milieu même de tout ce qui peut nous blesser et nous faire souffrir, Dieu ne cessera jamais d’exercer sur nous la puissance de l’espérance, la force de l’appel et la grandeur agissante de la Seigneurie de Jésus-Christ. Nous sommes l’Église, nous avons à devenir le corps du Christ. Nous avons la certitude, par grâce, comme le dit saint Paul, de « chercher avec le Christ les choses d’en Haut, là où le Christ siège, à la droite du Père » (Colossiens 3, 1).

Nous possédons là une espérance, un héritage que nous ne pouvons pas laisser se dilapider. C’est vrai qu’aujourd’hui nous éprouvons à tout moment ce sentiment qu’il est difficile de vivre de notre foi chrétienne, de vivre à la hauteur même de l’appel que nous avons reçu. C’est vrai même qu’à certains moments, nous essayons de métamorphoser ce désir de participer à la seigneurie du Christ en croyant l’établir solidement sur la terre à travers des moyens très humains qui, parfois, sont un peu douteux. Mais en réalité il faut que nous croyions que le point de départ est d’abord la foi que nous avons reçue en l’humanité de Jésus-Christ glorifiée et exaltée. C’est parce que Jésus est vraiment ressuscité dans la gloire que nous, nous savons comment, souterrainement, secrètement mais réellement, ce monde et l’humanité parviendront à la plénitude de la vie filiale et de la liberté. Amen.