L’Ascension par P. Claude Tassin (5 Mai 2016)
Actes des Apôtres 1, 1-11 (« Tandis ques les Apôtres le regardaient, il s’éleva »)
Le texte, qui ouvre le livre des Actes des Apôtres, se divise en trois parties.
1) Le prologue s’adresse à Théophile, qui était déjà le destinataire, réel ou fictif, du «premier livre», l’évangile de Luc. Pour l’auteur, la mission du Christ va du «commencement», c’est-à-dire le Baptême de Jésus par Jean, jusqu’à l’Ascension, une autre manière de parler de Pâques : Jésus le Crucifié est exalté par Dieu. Dans son évangile, Luc place l’ascension au soir de Pâques (Luc 24, 50-52) ; au début des Actes, il la situe au bout de quarante jours d’apparitions «pédagogiques». Ce sont deux manières de présenter, dans le temps, un mystère qui échappe au temps.
2) L’ultime dialogue s’articule ainsi : les Apôtres vont être baptisés dans l’Esprit Saint, comme Jésus le fut au seuil de sa mission (Lc 3, 21-23). En bons lecteurs des prophètes, ils pensent que la fin des temps arrive, puisque l’Esprit revient. Jésus va donc restaurer l’État d’Israël. Qu’ils se détrompent! L’Esprit les fera prophètes, témoins de Jésus, pour prolonger son message «jusqu’aux extrémités de la terre».
3) La scène de l’ascension elle-même est sobre : «* ils le virent s’élever»… L’accent porte sur l’intervention des deux êtres «en vêtements blancs», des anges. Par eux, le Ciel confirme notre espérance (Christ viendra), mais nous interdit toute attente béate et stérile et nous pousse au témoignage, par la force de l’Esprit.
* «Ils le virent s’élever»… «Iils le regardaient»…, «à leurs yeux»…, «ils fixaient le ciel»…, «pourquoi… regarder vers le ciel»…, «de la même manière que vous l’avez vu»… Cinq mentions de «vision» pour treize lignes du lectionnaire! Qui peut faire plus ? Pourquoi cette insistance ? La clé se trouve dans la scène de l’ascension d’Élie en 2 Rois 2, 1-14, où se trouve la même insistance : Élisée recevra la plénitude de l’Esprit prophétique d’Élie s’il voit l’enlèvement céleste de son maître. Et il le voit ! Or, pour saint Luc, Jésus est le nouvel Élie. Comme Élisée hérita de l’Esprit prophétique d’Élie, de même les Apôtres vont hériter, à la Pentecôte, de l’Esprit de Jésus. Ne coinçons pas nos doigts entre l’arbre et l’écorce en prétendant trouver «ce qui s’est passé» (l’écorce) dans le mystère indicible de l’Ascension (l’arbre) ! Contentons-nous de comprendre ce que Luc veut nous dire en recourant à l’icône de l’ascension d’Élie : nous avons à continuer par le monde entier l’œuvre prophétique de libération que Jésus a inaugurée au pays des Juifs..
Lettre aux Hébreux 9,24-28 ; 10,19-23 (« Le Christ est entré dans le ciel même »)
L’Ascension est l’entrée de Jésus, le grand prêtre, dans le sanctuaire du ciel, et notre entrée à sa suite. La figure du grand prêtre juif nous parle peut-être peu. Alors, dans le contexte de ce passage, prenons l’image plus séculière d’un délégué, notre représentant auprès de Dieu. Jésus, notre délégué, entre chez Dieu, rouvre la porte, *«le rideau du Sanctuaire» et, à nous qui sommes massés derrière lui, il reviendra dire qu’il a gagné notre cause, que nous sommes admis auprès de Dieu.
Pourtant, nous pourrions hésiter à suivre l’auteur, pour trois raisons : 1) Ce délégué nous représente-t-il vraiment ? Ne défend-il pas ses propres intérêts ? Non, dit la Lettre aux Hébreux : ce médiateur a payé de son sang l’accès auprès du Maître de l’univers. 2) Admettons ! Mais sommes-nous sûrs qu’il est bien entré chez Dieu, et non pas dans un de ces vestibules d’attente que sont les temples terrestres ? «Il est entré dans le ciel même» et Dieu l’a même «établi» sur sa «maison», affirme l’auteur. 3) Soit ! Mais une foule de médiateurs prétendent faussement nous conduire à Dieu. Ce n’est pas le cas, répond l’auteur, de celui qui se donne lui-même totalement, «une fois pour toutes».
* Le rideau du Sanctuaire. L’auteur songe au voile qui séparait le Saint des Saints du reste du Temple. Le grand prêtre, et lui seul, traversait une fois par an ce rideau, au jour du Grand Pardon (le Kippour) pour obtenir de Dieu le pardon des péchés commis par le Peuple élu. C’est cette tenture que les évangiles voient se déchirer lors de la mort de Jésus (Marc 15, 38). Par ce symbole, ils signifient à la fois la fin du culte ancien de Jérusalem et l’accès de tous les humains, sans plus de voile, auprès de Dieu.
La lettre aux Hébreux choisit une autre transposition : chaque année, le grand prêtre, gravissait quelques marches pour exerceer sa fonction (symbole horizontal) sans vraiment rencontrer Dieu ; le Christ, lui, par sa résurrection, est monté dans le vrai Saint des Saints, une fois pour toutes (symbole vertical). Nous bénéficions de son ministère sacerdotal de pardon.
Luc 24, 46-53 (« Tandis qu’il les bénissait, il fut emporté au ciel »)
Luc boucle son évangile en une journée, celle de Pâques. Le soir, après l’épisode des disciples d’Emmaüs, Jésus rejoint «les onze apôtres et leurs compagnons». Il leur livre son ultime testament et les entraîne vers le lieu de son ascension.
Le testament de Jésus
Le testament de Jésus est un envoi pour lequel d’abord «il leur ouvre l’esprit à l’intelligence des Écritures» (verset 45) : nous devons lire l’Ancien Testament avec des lunettes chrétiennes, c’est-à-dire comme une carte tracée par Dieu pour nous conduire à la révélation de son Fils. D’ailleurs la mission confiée à l’Église par Jésus se branche sur le dernier prophète de l’Ancien Testament, Jean Baptiste, qui «proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés» (Luc 3, 3).
Luc annonce aussi le plan des discours que prononceront les Apôtres dans les synagogues juives. C’est d’ailleurs le schéma de toute prédication chrétienne : la Passion, la résurrection du Christ, l’appel à la conversion en vue du «pardon des péchés», nouveau départ dans la vie, une grâce divine que le monde juif expérimente au jour du Grand Pardon (le Kippour).
Ce message concerne «toutes les nations, en commençant par Jérusalem» : ce que Jésus a inauguré au sein de son peuple, «les témoins» l’exporteront par le monde entier. Ils pourront le faire parce qu’ils vont recevoir la «force venue d’en haut», c’est-à-dire l’Esprit Saint que Jésus reçut à son baptême et qui anima sa mission de Messie prophète. Que les disciples doivent être «revêtus» de l’Esprit est une expression étrange. Elle vient du passage biblique selon lequel l’Esprit prophétique passa à son disciple Élisée par le biais du vêtement de son maître Élie (2 Rois 2, 13-15 – comparer 1 Rois 19, 19 !). Or, pour Luc, Jésus est le nouvel Élie transmettant à ses disciples l’Esprit qui aniimait sa mission terrestre.
L’Ascension
La fin de l’évangile de Luc et le début des Actes des Apôtres se «tuilent», selon un procédé littéraire cher à l’évangéliste : mêmes derniers entretiens de Jésus avec les siens, même programme d’une mission universelle, même scène d’ascension (cf., ci-dessus, le commentaire de la 1ère lecture). Mais les points de vue diffèrent. Les Actes situent l’ascension sur le mont des Oliviers (Actes 1, 12 – comparer Zacharie 14, 4), et l’icône est celle du nouvel Élie, le prophète, qui revêtira ses disciples de son Esprit prophétique. L’évangile situe l’ascension à Béthanie, là où les croyants avaient proclamé la souveraineté de Jésus (voir Luc 19, 29-38), et l’icône est celle d’un nouvel Élie *grand prêtre en qui le culte nouveau se réalise. D’ailleurs, c’était le 1er du mois de Nisan, peu avant la fête de la Pâque, que le nouveau grand prêtre entrait en fonction.
Du Temple au Temple
L’évangile de Luc commençait au Temple, avec la vision de Zacharie, père de Jean Baptiste. Il s’achève au Temple, avec les disciples de Jésus qui ont désormais un grand prêtre céleste (2e lecture). Ils attendent, dans une grande joie la venue de l’Esprit par qui va s’ouvrir un culte nouveau, et qui fera d’eux les témoins de la mission de Jésus par tout l’univers.
*Jésus, grand prêtre. Selon Luc, Jésus avait annoncé «une année de bienfaits», allusion à l’année jubilaire juive en laquelle les dettes étaient remises et les esclaves libérés (cf. Luc 4, 18). Or, c’est le grand prêtre qui ouvrait officiellement l’année jubilaire, à la fête du Grand Pardon (le Kippour). Et nous lisons, au terme de l’évangile : «levant les mains, il les bénit». Jésus imite le grand prêtre qui, lors du Grand Pardon, bénissait l’assemblée prosternée (voir la scène en Siracide 50, 20-21).
Certains cercles juifs d’alors spéculaient sur l’existence d’un grand prêtre qui, monté au ciel, officiait devant Dieu et reviendrait à la fin des temps libérer son peuple : pour les uns, c’était Élie – or, Luc voit en Jésus le nouvel Élie ; pour d’autres, c’était le patriarche Hénoch, né sans père selon les légendes ; pour les gens de Qumrân, c’était Melkisédeq (cf. Genèse 14, 17-20), figure du Christ selon la Lettre aux Hébreux. Le Nouveau Testament exploite les figures légendaires susceptibles de donner toute son ampleur à la mission du Christ.