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Le chemin de la confiance et de l’abandon total à Dieu… – Père Matta el-Maskîne

Le chemin de la confiance

et de l’abandon total à Dieu…

Père Matta el-Maskîne

 

Les grâces de la vie contemplative n’apparaissent pas dans nos vies avec la rapidité de l’éclair ; elles prennent plutôt leur cours avec une sérénité qui rend leur progression imperceptible, comme un lever de soleil dont la lumière naît faible et atténuée à l’aube, perçant calmement, mais avec force, le voile de l’obscurité. Et tandis qu’il est difficile d’en fixer le commencement, tu la vois s’étendre, s’amplifier, se développer en dissipant petit à petit les ténèbres environnantes ; c’est alors que paraît le soleil.

Pour arriver à une vie de prière féconde il ne faut pas nous attendre à ce que les grâces fondent sur nous soudainement ; il nous faut y aller à pas lents mais fermes, par un effort long et soutenu ; il nous faut la patience et la contrainte volontaire.

Il suffit d’avancer, quelles que soient la lenteur de la progression et l’épaisseur de l’obscurité qui enveloppe notre foi. La simple progression dans la vie de prière et d’intimité avec Dieu est garante de notre arrivée au but ; la lumière apparaîtra immanquablement, même si nous en avons été longtemps privés. Alors apparaîtront les fruits de nos efforts, de notre foi et de notre patience.

Quant à la contrainte que nous nous imposons dans les efforts, les sueurs, les larmes et le combat contre le doute, quant à la marche en avant malgré l’obscurité qui nous enveloppe de partout, elles sont chères aux yeux de Dieu malgré l’apparente stérilité qu’elles peuvent revêtir à nos propres yeux : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn 20,29), « car Dieu n’est point injuste, pour oublier ce que vous avez fait et la charité que vous avez montrée par son nom » (He 6,10).

Certains pensent que le chemin de la vie de piété, de contemplation et de solitude est parsemé de roses et de doux parfums. Non, ce chemin est aride et austère, « sans beauté ni éclat et sans aimable apparence » (Is 53, 2). Il suffit que le Christ l’ai décrit comme un chemin resserré, une porte étroite, à l’accès difficile (cf. Mt 7, 14). Après t’y être engagé, la peur te prend, le doute t’assaille, et tu te demandes : Suis-je vraiment en route vers Dieu ? Mais où donc est-il ? Ainsi commence cette épreuve du chemin que l’âme emprunte, éloignée de toute aide humaine, dépourvue de signe et de toute satisfaction spirituelle, dépourvue même d’un mot d’encouragement ou de la moindre promesse. La raison elle-même se dresse contre toi, pour que ta foi soit mise à l’épreuve, loin de toute claire vision.

C’est à cause de l’aridité de ce commencement, c’est en raison de cette épreuve, et à la vue de ce chemin et de ses aspérités, que beaucoup sont revenus en arrière et ne purent effectuer la traversée, avec sur les lèvres le scepticisme de Nathanaël : « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? » (Jn 1, 46). Mais heureux ceux qui ont suivi le chemin de la foi, car : « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu » (Jn 11, 40).

Même la foi ne t’accompagnera pas toujours avec force, elle déclinera de temps en temps ; en chemin tu revendiqueras les plaisirs d’antan, et ton cœur reviendra au pays d’Egypte, « où tu étais assis devant des marmites de viande et mangeais du pain à satiété » (Ex 16, 3), ton âme se retournera contre toi et te blâmera disant : « Pourquoi m’amener dans ce désert pour me faire mourir ? » Pauvres âmes, la tienne et la mienne, ou plutôt, âmes à la nuque raide qui revendiquent des marmites de viande dans un désert. Elles demanderont un signe qu’elles ne trouveront pas, et une parole pour la route qui ne leur sera pas donnée.

Beaucoup, déconcertés, se sont arrêtés là, se demandant : où en sommes-nous ? Que faisons-nous sur ce chemin ? Quel message est le nôtre, après tout cela ? Ces questions sont celles du doute et des appels à battre en retraite. Nombreux sont ceux qui, à mi-chemin, sont revenus parce qu’ils ont voulu « cheminer dans la claire vision et non dans la foi » (2Co 5,7). Ils ont exigé signe et miracle et, ce faisant, ont démontré leur absence de foi. N’obtenant pas de réponses à leurs demandes, ils ont fait volte-face et se sont jetés à corps perdu dans l’océan tumultueux du monde, absorbés dans ses œuvres innombrables, s’en préoccupant éperdument, non pas parce que ces œuvres sont bonnes à leurs yeux, mais pour fuir la vérité contre laquelle ils ont buté, et parce qu’ils ont été pris d’effroi à la pensée de cheminer dans la seule foi sans rien voir.

Sans Moïse, Israël n’aurait pas marché un seul jour dans le désert ! Pourtant, c’est quarante ans que Moïse marcha dans l’espoir d’atteindre la terre promise, et c’est avec la seule foi qu’il a mené cet immense combat. C’est armé de cette seule foi qu’il a pu convaincre et contraindre un peuple buté à marcher derrière lui quarante ans dans un désert aride et désolé.

Il nous manque la conduite d’un Moïse afin de marcher dans la foi, afin de nous contraindre à émigrer sur le chemin de Dieu, quand même nous ne verrions rien, et à nous battre quelles que soient la durée et la longueur du combat ; car nous savons qu’au bout du chemin, la Jérusalem céleste nous attend « comme une jeune mariée parée pour son Epoux » (Ap 21,2). Et qu’en chemin, ses promesses sincères, ses mystérieuses consolations et sa voix qui perce l’éternité nous suffisent.

Le propos de ce chapitre concerne la volonté. Dans la théologie ascétique le discours sur la volonté est parmi les plus délicats et les plus dangereux. En y changeant un seul mot, le projet de l’homme peut s’inverser et passer du combat légitime à une forme de combat erronée, travestie, menant à l’égarement, voire à la maladie.

Dès le départ, il nous faut bien mettre en évidence la forme saine et légitime de l’effort et de la contrainte volontaire qui mènent au Christ et à la vie éternelle : c’est lorsque la volonté s’oriente vers l’abandon total à Dieu et que la contrainte s’oriente vers la pleine soumission de l’âme au projet de la grâce, avec une foi inébranlable, quelles que soient les circonstances et ce, jusqu’à ce qu’il ne reste à l’âme aucune volonté propre, aucune passion particulière que celles d’obéir toujours à la voix de Dieu et à ses commandements.

Dans l’ardeur de l’adoration, il nous faut nous méfier de la dérive du moi quand commencent à apparaître les signes du succès, ainsi que la joie et la satisfaction qui s’y rattachent, car alors, le moi tend à amplifier ce succès et cette satisfaction par un effort personnel supplémentaire. Là réside le point critique où l’effort et la contrainte volontaire dévient de leur parcours sain et légitime pour s’inverser et se transformer en effort centré sur soi-même. Au lieu d’un effort visant à la soumission à Dieu et d’une contrainte volontaire dirigée vers l’obéissance absolue, l’effort devient celui de la volonté propre et la contrainte volontaire se met au service du développement des capacités personnelles.

Il nous faut savoir que le succès et la joie spirituelle sont l’œuvre de Dieu, et non point de l’homme, et que Dieu se permet de les accroître quand il veut, et autant qu’il le veut, que ce soit à cause de l’homme, ou indépendamment de ses mérites.

L’effort et la contrainte volontaire ne doivent avoir aucun autre mobile qu’un amour de Dieu plus profond en la personne de Jésus Christ. On manifeste cet amour en s’astreignant à obéir aux commandements quel qu’en soit le prix, et en contraignant la volonté et la conscience à se soumettre au plan de Dieu, même si les conséquences sont peu agréables.

De même, il ne faudrait pas que l’effort et la contrainte volontaire soient encouragés par des facteurs affectifs tels que l’autosatisfaction et les louanges du monde, de même qu’ils ne doivent pas être touchés par les railleries ou les critiques des hommes.

Quant à l’objectif qui doit être le nôtre par rapport à l’effort et à la contrainte volontaire, c’est la soumission entière à Dieu et l’abandon total à sa volonté.

Quelques indications pour éclairer la voie de l’effort et de la contrainte volontaire :

  1. Méfie-toi de la tension de la volonté. Elle pourrait te jeter dans le tourbillon de l’effort personnel centré sur soi. Quand la volonté s’active et s’enthousiasme, attache-la immédiatement à l’obéissance au Seigneur afin qu’elle ne fasse rien de son propre chef.

  1. Rejette tout sentiment de responsabilité personnelle vis-à-vis du succès ou de l’échec, et transforme-le immédiatement en un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la seule poursuite de l’effort, dans la fidélité.

  1. Ne recherche pas l’aide manifeste des puissances invisibles, car le Christ ne te laisse manquer de rien. Il s’est porté garant des besoins et des exigences de ta route. Que sa force te suffise. Que tes efforts s’appuient sur elle. Et si tu reçois les aides et les consolations d’en haut, sois heureux et réjouis-toi, mais n’en fais pas la condition dont dépend ton effort, afin que ta marche n’en soit pas perturbée ni ne s’arrête.

  1. L’effort et la contrainte volontaire ne sont pas destinés à obtenir quelque chose pour soi, à renforcer la volonté ou à affronter l’ennemi. Ils sont là au contraire pour se dépouiller de soi, pour confier sa volonté, pour se réfugier en Christ au lieu d’affronter l’ennemi.

  1. Dans la mesure où tu t’appuies sur ta propre volonté, tu perds le sentiment d’être aidé par Dieu. Et dans la mesure où il te suffit de livrer ta volonté avec une soumission sereine et une persévérance résolue pour accepter le plan de Dieu, tu acquiers le sentiment certain que Dieu œuvre en toi, qu’il t’aide et qu’il te prend en charge.

  1. Ne suspends pas ton effort et ne cesse pas de te contraindre à obéir aux commandements de Dieu, quels que soient tes échecs, et quelles que soient tes épreuves, car derrière ton âme défaite se tient le Christ avec, dans ses mains, le trophée de l’effort. Tu n’es pas responsable de la réussite, mais tu es responsable de l’effort.

  1. Notre combat et notre contrainte volontaire, même pratiqués avec droiture, sont incapables, en soi, de nous faire progresser vers la justice ou de nous rapprocher de Dieu, mais leur seul objectif est de nous séparer de notre moi et de nous détacher de la vie de péché et d’insoumission. Quant à la justice, Dieu nous l’offre gratuitement ; et l’intimité avec Dieu, c’est le Christ lui-même qui s’en charge.

Il est une vérité que nous ne devrions pas perdre de vue, c’est que, lorsqu’on compte sur soi et sur sa volonté propre, on ne se doute pas que son combat est centré sur le moi. On ne réalise pas que sa confiance ne s’appuie pas sur Dieu et l’on va son chemin accroché à soi-même, trébuchant d’une ornière à l’autre, maudissant et blâmant son peu de volonté, rassemblant ses efforts volontaristes pour un surcroît de marches et de défaillances, de tristesse et de détresse, en continuant à se figurer que l’on s’appuie sur Dieu et que l’on n’a confiance qu’en lui.

La vérité est tout autre. Le fait de progresser dans la vie de soumission à la volonté de Dieu, ne saurait comporter le moindre blâme vis-à-vis du peu de volonté considéré comme responsable de la chute et du faux pas. La chute et les trébuchements ne proviennent pas de la faiblesse de la volonté, mais au contraire de sa force et de son ingérence. Cela est évident du fait que la victoire et le salut ne proviennent pas de la force de la volonté, mais de sa disparition derrière la grâce. Quand la volonté disparaît derrière la grâce, l’homme se renforce, surmonte, vainc, se contrôle, réussit, progresse. Mais quand la volonté se réveille, envahit les situations, se révolte et devient intransigeante, alors la chute et les faux pas sont inévitables. La chute dévoile la prédominance de la volonté et de son activité, et sa présomption vis-à-vis de la grâce. Quand nous blâmons notre peu de volonté, et que nous sommes déprimés dès que nous trébuchons, cela veut dire que nous confessons que nous cheminons selon notre volonté propre et non dans la soumission à Dieu. Et quand, après la chute, nous essayons de rassembler et de renforcer la volonté, c’est comme si nous nous préparions à subir un autre échec plus fort encore, et insistions à rendre la volonté responsable de notre cheminement spirituel.

Toute sollicitude à l’égard du moi est une tentative de l’ennemi de réveiller la volonté propre et ses désirs particuliers.

Tous les faux pas que nous endurons dans notre cheminement manifestent une même cause : notre refus de remettre totalement notre volonté à Dieu ; ils trahissent, par conséquent, notre manque de confiance.

Nos faux pas nous incitent donc à revoir l’authenticité de cet abandon de notre volonté et de la progression de notre confiance en Dieu. Ils soulignent la nécessité du refus de la volonté propre qui nous entraîne à accomplir nos désirs, et la nécessité de la conversion permanente dans le calme, la patience et l’endurance.

Il faut savoir aussi que les tristesses exagérées et déprimantes auxquelles l’homme s’abandonne après avoir péché ou trébuché, ne sont que manifestations d’un orgueil blessé, d’une haute considération de soi et d’une estime présomptueuse de sa volonté, qui font que l’on considère la chute indigne de la haute idée qu’on se fait de soi et de la force de sa volonté. On cherche alors à s’attirer les consolations et les encouragements trompeurs des gens ou du père spirituel, pour panser les blessures de son orgueil blessé.

La position saine de l’homme vis-à-vis de la chute, c’est l’aveu de la faute, le recours immédiat à la conversion, ainsi que la poursuite de l’effort assidu en vue de parfaire l’abandon de sa volonté propre et la soumission de son âme au Seigneur.

Matta el-Maskîne

                                                        Extrait de « L’expérience de Dieu dans la vie de prière »

                                                               (Abbaye de Bellefontaine – Editions du Cerf)