Le Saint Sacrement – Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS, paroisse Saint-Jean-de-Malte (Aix-en-Provence)

« Puisque nous avons part au même pain,

nous formons un seul corps ».

Frères et sœurs, c’est le jour ou jamais de nous poser la question : qu’est-ce qui constitue un peuple comme peuple ? C’est un problème de brûlante actualité parce que si on essaie de réfléchir à ce qui constitue aujourd’hui, dans la mentalité générale de l’Occident, un peuple, on pourrait dire qu’il y a deux réalités en cause. La première, c’est un héritage. Une terre, un pays plus ou moins découpé, on parlait autrefois de frontières naturelles, actuellement, cela n’a plus beaucoup de sens. Une histoire, des monuments, des cartes postales, le Mont Saint-Michel… Un héritage, une langue, une culture, une manière d’être, manger des grenouilles ou ne pas en manger… Un héritage ? Une certaine façon, surtout en France, de se sentir absolument unique et incomparable, cela nous joue des tours.

Bref, d’abord un héritage. Mais on se rend compte aujourd’hui que cela ne suffit pas. Ce qu’on a appelé les démocraties modernes, c’est le fait qu’il y a entre nous un certain projet commun. Oh ! Ça n’empêche pas de se battre comme des chiffonniers à l’Assemblée Nationale, mais on peut dire quand même avec beaucoup d’esprit critique, avec beaucoup de jugement et d’intelligence comme on peut le faire en France, on peut discuter ensemble de ce qui constitue un objet commun, une tâche commune à réaliser. On peut au moins risquer cela. Au fond, les démocraties modernes reposent sur l’idée que dans le débat, la discussion, la contestation, les grèves, on peut malgré tout cela essayer de vivre ensemble un projet à peu près commun. Chaque élection, chaque décision politique s’inscrit en fonction de ce projet. Cela porte sur la vie sociale, ses limites, sur certains droits de la vie privée, sur la vie de l’ensemble de la cité, etc. Il faut ces deux choses-là. Cela veut donc dire que pour faire un peuple, ce ne sont pas des critères raciaux, il y en a qui ont essayé à une époque de l’autre côté du Rhin, mais on préfère ne pas essayer nous-mêmes. Ce ne sont pas des critères biologiques, ce sont plutôt des critères spirituels relevant d’une volonté, relevant d’une tradition, d’une insertion dans l’histoire de l’humanité, avec des particularités, des données concrètes.

Si on essaie de réfléchir à l’Église, qu’est-ce qui fait que l’Église est un peuple ? Cela n’est pas tout fait à cause de l’héritage et la culture, surtout aujourd’hui que l’Église a pris une dimension universelle, il y a quand même beaucoup plus de catholiques en Amérique latine qu’en Europe ! Ce ne sont pas des critères raciaux ; ce n’est pas non plus exactement des critères biologiques, on ne peut pas dire : montrez-moi votre ADN et je vous dirai si vous êtes cathos. En fait, saint Paul, vingt ans après la mort du Christ, expliquait aux Corinthiens : « Parce que nous mangeons un seul pain, nous formons un seul corps ». C’est une affirmation politique assez radicale. Quel est le pays qui peut affirmer cela pour justifier son projet d’existence comme pays, et comme projet politique ? Personne. Donc ici, saint Paul y va très fort : parce que nous mangeons un seul pain, nous formons un seul corps, c’est-à-dire que pour lui, c’est un seul peuple, une Église.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Alors que pour les pays, les sociétés naturelles pour être précis, le facteur de volonté de vivre ensemble et de déterminer ensemble un certain nombre d’objectifs communs est absolument déterminant et indispensable, dans le cas de l’Église, ce n’est pas la base. Ce n’est pas parce que nous voulons fonder, continuer à commémorer le souvenir du Christ que nous sommes l’Église. Nous ne sommes pas « Loi 1901 » sur la base d’une sorte de contrat et de cotisations. C’est parce qu’un seul corps est donné, parce qu’un seul pain est donné, que cela constitue un peuple, un corps. L’Église est la société politique au grand sens du terme, sur le mode le plus « donné » qui soit. Cela ne peut venir que de Dieu. On ne peut pas dire que c’est Dieu qui a fait la France ! Il y en a beaucoup qui le croient, mais il ne faut pas exagérer, ce sont les Français qui ont fait la France, ce n’est déjà pas mal d’ailleurs.

Mais dans le problème de l’Église, on est bien obligé de dire que c’est Dieu qui fait l’Église. Ce qui nous constitue ensemble comme Église, ce n’est pas simplement le fait que nous nous sommes dit qu’il faudrait peut-être aller à la messe, mais c’est le fait que Dieu nous rassemble en un seul corps. C’est le fait que toute l’initiative vient de Dieu qui nous donne le pain et le vin. On ne peut pas appliquer directement, et c’est quand même très important dans la société pour la mentalité d’aujourd’hui, des catégories chrétiennes en politique. Ce n’est pas possible. Vouloir faire des Etats chrétiens, c’est demander qu’il y ait une unité politique des Français sur la base du sang du Christ. Je vous laisse le soin de réaliser ce projet ! Ce n’est même pas la peine d’essayer, cela n’a pas de sens.

A ce moment-là, il faut reconnaître que le projet politique n’appartient qu’à un seul, pas même au pape, ni aux évêques, mais à Dieu. Et c’est cela qui constitue l’Église comme telle. Il y a des médiations, des intermédiaires, il y a des systèmes qui permettent un fonctionnement à peu près correct, mais le fond de l’affaire, c’est Dieu qui prend l’initiative de rassembler. A partir de là, les données de compréhension de ce corps sont complètement changées.

La deuxième chose encore plus compliquée, c’est que Dieu a choisi de nous rassembler précisément « comme corps ». C’est tout autre chose. Quand je parlais tout à l’heure des Etats et des nations, comment envisager leur l’unité ? Nous parlions de projet commun, intellectuel, spirituel, volontaire avec un héritage de culture en amont. Mais dans l’Église, saint Paul est formel : ce qui fait l’Église, ce ne sont pas nos idées, ni nos projets, ni ce que nous pensons : c’est le Corps du Christ qui nous est donné pour que nous devenions un seul corps. Comprenez-vous pourquoi l’eucharistie est si importante ? Ce n’est pas seulement l’heure pendant laquelle on vient recharger spirituellement ses accumulateurs ; l’Église, l’eucharistie, c’est le moment où nous sommes réellement, physiquement, constitués Corps du Christ. Nous devenons corps par le Corps du Christ. Au moment où nous nous approchons de l’autel pour recevoir le Corps et le Sang du Christ, nous recevons à ce moment-là la plénitude même de notre lien de peuple de Dieu, et il n’y en a pas de plus grand. C’est pour cela qu’il y a la présence réelle, ce n’est pas que Jésus a voulu se démultiplier de cette façon-là à défaut de faire faire des statues en plastique, en disant qu’avec le pain, c’était plus simple. Non ! C’est parce qu’à travers le pain et le vin, Il veut être Lui-même le lien politique de cette société qui est l’Église. Il faut donc que le pain soit son Corps à Lui, et que le vin soit son Sang à Lui, sinon cela ne tient pas. C’est tout le problème : le Christ veut être le lien. C’est bien plus qu’un héritage, c’est bien plus vaste que des projets et des idées, c’est bien davantage que des initiatives philanthropiques, c’est Lui le lien politique, c’est Lui la société, c’est Lui le corps. Il donne son corps à travers le pain et le vin pour que nous devenions son Corps réel, son Corps ecclésial. C’est cela l’eucharistie. C’est pour cette raison qu’on la célèbre chaque dimanche, ce n’est pas pour maintenir simplement le moral des troupes, c’est vraiment pour faire que l’unité soit rendue réelle et visible. Quand tous ensembles nous communions, il n’y a pas de manifestation supérieure à l’être de l’Église que cela.

Nous sommes pleinement l’Église. Même s’il n’y a pas le pape, peu importe ! C’est à partir du moment où nous célébrons en recevant le Corps du Christ et qu’Il nous fait corps, Dieu ne peut rien faire de plus pour le monde, Il ne peut rien faire de plus pour nous. C’est à ce moment-là qu’Il nous constitue comme son peuple.

Vous comprenez, il y a des moments où je suis furieux qu’on ait réduit l’assemblée eucharistique du dimanche à de la « pratique ». On a utilisé les coordonnées dont on disposait à une époque, mais il faut bien reconnaître que cela n’a pas de sens. La messe n’est pas une pratique, ce n’est pas « on pratique ou on ne pratique pas ». L’eucharistie est la manifestation de l’Église comme Corps du Christ, ce sont nos élections à nous, chaque dimanche à l’eucharistie. C’est notre acte politique par excellence, il n’y en a pas de plus haut, il n’y en a pas de plus grand. Tous les autres sacrements, toute la vie de l’Église est centrée là-dessus. Au moment où nous célébrons et recevons le Corps et le Sang du Christ, nous sommes le peuple, le corps constitué par le Corps du Christ. C’est la seule société au monde qui fonctionne de cette manière. Cette réalité-là, c’est le moment où le Christ se fait nourriture, Corps, pour nous faire exister comme corps. A partir de là, tout s’enchaîne, toute la manière dont nous vivons, dont nous faisons rayonner cette puissance de la grâce du Christ découle de cet acte souverain, politique par lequel nous avons reconnu que nous étions par pure grâce, sans que nous n’y soyons pour rien, rattachés, fondés enracinés dans le Corps du Christ. Amen.

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