Mc 4,35-5,43 : la victoire de Jésus sur le mal et sur la mort.

La tempête apaisée (Mc 4,35-41)

Les anciens pensaient autrefois que la mer était un lieu d’habitation des forces du mal… Dans un tel contexte, Jésus va manifester ici sa victoire sur le mal, et la pire de ses conséquences, la mort. Ecrit après sa mort et sa résurrection, cet épisode est aussi comme une parabole évoquant sa Passion, où se sont déchaînés les forces obscures, puis le ‘sommeil’ de sa mort et enfin… sa Résurrection, où la Lumière de la Vie a brillé sans que les ténèbres de la mort aient pu l’en empêcher (Jn 1,5)… 

Ce texte est très bien construit. Commençons donc par regarder quel est son « mouvement littéraire »…

                Introduction :

(35) Et il (Jésus) leur dit en ce jour-là, le soir étant venu :                                   le temps,

« Passons sur l’autre rive ».                                                                                 la géographie (cf Mc 5,1),

(36) Et, ayant laissé la foule, ils l’emmènent comme il était dans la barque,      le lieu de l’action : la barque.

et d’autres barques étaient avec lui.

                 Tempête menaçante, Jésus dort.

(37) Et il advint une grande bourrasque de vent et les vagues se jetaient sur la barque,              

de telle sorte que la barque se remplissait déjà.

(38) Et lui était dans la poupe, dormant sur le coussin.

Crainte des disciples : réveil de Jésus.

A – Et ils le réveillent et ils lui disent : « Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssons ? »

Action de Jésus.

(39)            – Et s’étant réveillé,              

                           (a) il menaça le vent

                                   (b) et dit à la mer :

                                               « Tais-toi, sois réduite au silence. »

                           (a’) Et le vent tomba

                                   (b’) et il advint un grand calme.

Jésus reproche à ses disciples leur crainte, expression d’un manque de foi.

(40) A’ – Et il leur dit : « Pourquoi êtes-vous craintifs ? N’avez-vous pas encore de foi ? »

Conclusion: Question des disciples sur l’identité de Jésus.

(41)   Et ils eurent peur d’une grande peur, et ils se disaient l’un à l’autre                 

« Qui donc est celui-ci pour que et le vent et la mer lui obéissent ? »

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A la suite du discours en paraboles que Jésus « expliquait en particulier à ses disciples » (Mc 4,34), St Marc a regroupé quatre gestes de puissance accomplis par le Christ pour ses disciples :

– Mc 4,35-41: la tempête apaisée (menace de mort).

– Mc 5,1-20: la libération du possédé de Gérasa (habitant parmi les morts).

– Mc 5,21-24.35-43: la résurrection de la fille de Jaïre (de la mort à la vie).

– Mc 5,25-34: la guérison de l’hémoroïsse (perdant son sang, blessée à mort).

« Par là même, l’évangéliste veut montrer que le Règne de Dieu ne se manifeste pas seulement dans l’enseignement de Jésus, mais aussi dans son action. Ces deux faces de la mission du Messie – paroles et gestes – sont indissociables. »[1] Et cette action est toujours l’œuvre du Père par la Puissance de l’Esprit Saint. «  En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui même, qu’il ne le voie faire au Père ; ce que fait celui-ci, le Fils le fait pareillement. Car le Père aime le Fils, et lui montre tout ce qu’il fait » (Jn 5,19-20)… « Mon Père est à l’œuvre jusqu’à présent, et j’œuvre moi aussi », en « Serviteur » du Père (Jn 5,17 ; Mt 12,18 ; Ac 3,13.26 ; 4,27.30). Et tout cela s’accomplit dans un Mystère de Communion unique en son genre : « Je suis dans le Père et le Père est en moi… Et le Père demeurant en moi fait ces œuvres » (Jn 14,10-11) par la Puissance de l’Esprit (Lc 4,14 et 5,17).

Père-Fils-Saint-Esprit-Trinité

Les deux premiers signes seront tout spécialement consacrés à la manifestation du pouvoir de Jésus face au mystère du mal et de sa conséquence la plus terrible, la mort… Mais la mort physique appartient toujours ici au domaine du signe : elle renvoie à la mort spirituelle qui est privation de la Plénitude de la Vie de Dieu. Or toute la mission du Fils est de nous communiquer cette Vie, à nous pécheurs, et donc de vaincre, par son Amour et sa Miséricorde toute puissante, tout ce qui s’oppose en nous à l’accueil de cette Vie…

Pour nous révéler « Qui » il est et ce qu’il est venu faire pour chacun d’entre nous, Jésus va donc à nouveau prendre l’initiative et inviter ses disciples, constitués uniquement pour l’instant d’Israélites, à « passer sur l’autre rive », et donc à rejoindre un pays païen et impur, celui des Géraséniens. Bientôt, après sa mort et sa résurrection, ils entendront : « Allez dans le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création » (Mc 16,15). L’Eglise ne cessera donc d’aller sur « l’autre rive » pour rejoindre tous ceux et celles qui ne connaissent pas encore le Christ, Lui qui est venu en ce monde pour donner à tous les hommes de pouvoir vivre le plus pleinement possible de sa Vie… Mais pour recevoir cette vie, donnée gratuitement par Dieu, encore faut-il accepter, en toute liberté, de se tourner vers Lui… Alors, le premier à en être heureux sera Dieu Lui-même, Lui qui nous a créés pour que nous partagions son Être et sa Vie. Tel est le seul but qu’il poursuit à notre égard, inlassablement, cherchant à enlever tout ce qui, dans nos cœurs et dans nos vies, pourrait nous empêcher de la recevoir… Or l’obstacle principal est notre péché, notre révolte vis-à-vis de Dieu, notre abandon de Dieu… Comment en effet recevoir l’Eau Vive de la Vie si l’on s’est détourné et éloigné de Dieu, la seule Source d’Eau Vive ? C’est pourquoi Jean-Baptiste présentera tout de suite Jésus en St Jean en disant : « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1,29). Telle est donc l’action première du Christ pour nous, pécheurs, une action éternellement actuelle et donc toujours susceptible d’être mise en œuvre dans tous les instants présents de nos vies blessées… Jésus ne cesse ainsi de dire à tous les hommes : « Homme, tes péchés sont pardonnés » (Lc 5,20). Si nous acceptons de les lui offrir de tout cœur, jour après jour, avec « un esprit sans fraude », sincère, vrai, ces Paroles des Psaumes s’accompliront pour chacun d’entre nous :

Ps 32(31),5 : Je t’ai fait connaître ma faute, je n’ai pas caché mes torts.

J’ai dit : « Je rendrai grâce au Seigneur en confessant mes péchés. »

Et toi, tu as enlevé l’offense de ma faute.

(1) Heureux l’homme dont la faute est enlevée et le péché remis !

(2) Heureux l’homme dont l’esprit est sans fraude !

prodigue

Ps 103(102) : Bénis le Seigneur, ô mon âme, bénis son nom très saint, tout mon être !

2 – Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits !

3 – Car il pardonne toutes tes offenses et te guérit de toute maladie ;

4 – il réclame ta vie à la tombe et te couronne d’amour et de tendresse…

11 – Comme le ciel domine la terre, fort est son amour pour qui le craint ;    

12 – aussi loin qu’est l’orient de l’occident, il met loin de nous nos péchés ;

13 – comme la tendresse du père pour ses fils, la tendresse du Seigneur pour qui le craint !

Que nul ne prenne donc prétexte de sa misère, de ses faiblesses, de ses échecs… Le Christ est justement venu pour remplir nos vases de misère de sa Miséricorde et de sa Gloire (Rm 9,23). La seule attitude qu’il attend de nous est d’accepter de faire la vérité dans notre vie, et cela, tout le monde peut le faire, jusqu’au pire des mécréants… Et cette vérité se fera dans un contexte d’Amour et de Tendresse : celle de notre Père des Cieux qui nous a tous créés pour que nous participions à sa Lumière et à sa Vie… C’est pourquoi le Psalmiste nous invite à tourner notre regard vers l’infinie Bonté de Dieu… Alors et alors seulement, nous aurons le courage de regarder nos fautes en face et de tout lui offrir, dans la certitude que sa réponse ne sera qu’Amour, Tendresse, Pardon et Volonté de nous combler des Trésors de sa Vie…

Ps 51(50) : « Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché.

Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense ».

Telle est toute l’œuvre du Christ : « enlever le péché » pour que nous puissions recevoir ce que le péché ne nous permettait pas de recevoir : la Lumière de Dieu, sa Vie, sa Plénitude. Tel est « le regard de Dieu » qui se manifeste en Jésus Christ : non pas un regard réprobateur, accusateur, culpabilisant, mais une Bienveillance inébranlable qui ne cherche et ne poursuit que notre bien le plus profond… Et ce Bien est participation à la Plénitude de sa Vie. C’est pour cela que nous avons tous été créés… Accepterons-nous de tout lui offrir ?

Pardon

« Le soir était venu »… La nuit commençait à tomber… Or, « la nuit passe, dans la mentalité antique, pour un moment propice au déchaînement des forces du mal ». Cette précision prépare aussi le sommeil de Jésus, fatigué par une journée bien remplie… D’autre part, « la mer est également le lieu par excellence où résident les puissances démoniaques »[2], les monstres marins (Léviathan : Job 3,8 et 40,25 ; Is 27,1; Ps 74,13-14 ; Rahab : Is 30,7 ; 51,9-10 ; Ps 87,4 ; 89,10-11 ; Job 9,13; 26,12-13), les dragons (Job 7,12), les démons de toutes sortes… C’est ainsi que l’épisode suivant nous montrera un homme libéré d’une « Légion d’esprits mauvais »… Ces esprits entreront dans des porcs, et ces porcs iront se jeter à la mer. Les démons sont revenus chez eux… Tout ceci, bien sûr, est de l’ordre de l’image, une image adaptée au contexte et aux croyances de l’époque… Mais son sens est clair : Dieu en Jésus Christ est vainqueur de toutes les forces du mal dès lors qu’on accepte de le laisser agir… Et cet acte de confiance, d’abandon, de remise de soi de tout cœur entre les mains d’un Autre, qui est de plus invisible à nos yeux de chair, personne d’autre que nous ne le fera à notre place…

Léviathan 1

Notre scène se passe donc la nuit, au milieu de la mer : Jésus et ses disciples s’avancent en « pays hostile »… Les difficultés qui viendront renverront donc de manière symbolique aux forces du mal qui vont se déchaîner contre la communauté des disciples, une occasion pour le Christ de manifester la victoire de Dieu et d’inviter à la confiance… Notons à quel point ils sont déjà nombreux : une barque ne suffit pas, et les autres sont décrites en référence directe à Jésus seul : « D’autres barques étaient avec lui »… Mais St Marc n’en parlera plus par la suite…

Marc souligne le danger : « une grande tempête, un ouragan de vent », et les vagues « se jetaient sur » la barque comme des pirates à l’abordage… Ce verbe « jeter sur, épiballô » en grec, intervient quatre fois en St Marc. Ici, puis en Mc 11,7 lorsque les disciples « jettent » leurs manteaux « sur » l’ânon que Jésus empruntera pour entrer à Jérusalem juste avant sa Passion. Nous le retrouvons en Mc 14,46 lors de son arrestation : « Ils mirent la main sur lui ». Et le dernier emploi intervient en Mc 14,72, dans une expression difficile à traduire : « et ayant jeté sur, il (Pierre) pleura »… Mais nous le constatons : à l’exception de notre passage, « épiballô » intervient toujours dans le contexte de la Passion qui commencera très peu de temps après l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem monté sur un âne, comme autrefois le roi David… A la lumière de la prophétie de Zacharie (9,9-10), il se présentait ainsi sans un mot comme le Fils de David, le Messie promis, le roi tant attendu… Les foules espéraient qu’il libèrerait Israël de l’occupant romain. Elles l’acclament : « Hosanna (« Sauve-nous donc ! », en hébreu) ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni soit le Royaume qui vient, de notre Père David ! Hosanna au plus haut des cieux ! » (Mc 11,9-10). Et lorsqu’elles le verront entre les mains des Romains, frappé et humilié, elles crieront dans leur déception : « Crucifie le ! Crucifie le ! » (Mc 15,13-15). Par cette petite enquête sur ce verbe « épiballô, jeter sur », nous constatons ainsi à quel point notre épisode de la tempête apaisée renvoie aux évènements de la Passion : là, les forces du mal se déchaîneront sur Jésus… Tous ses disciples fuiront… Jésus restera seul… Mais lui ne criera pas vers son Père qui, en cet instant, semble dormir… Nous n’entendrons pas : « Je suis perdu ; cela ne te fait rien ? » Par contre, alors qu’il porte et supporte tout le péché du monde, toutes ses ténèbres, il reprendra sur la Croix la prière du pécheur : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34). Il sait en effet qu’il est en train de mourir pour tous les pécheurs… Par amour, il a voulu s’unir à leurs ténèbres et les vivre pour en triompher… Et ce même Psaume (22(21)) se termine par un cri de victoire : « Tu m’as répondu ! Et je proclame ton nom devant mes frères, je te loue en pleine assemblée ! » Il le cherchait désespérément dans son épreuve. « Tu me mènes à la poussière de la mort »… Là, il chante : « Ils loueront le Seigneur, ceux qui le cherchent : à vous toujours, la vie et la joie ! » Telle est l’expérience qu’il fera par sa résurrection… Jésus, assailli par les vagues de la pire des tempêtes, le sait… Il a confiance, il s’abandonne : « Père, en tes mains, je remets mon esprit ! » (Lc 23,46 ; Ps 31(30,6)). Et là aussi, il faudrait lire tout le Psaume : « Tu me guides et me conduis… En tes mains, je remets mon esprit, Seigneur, Dieu de vérité… Moi, je suis sûr du Seigneur. Ton amour me fait danser de joie… Devant moi, tu as ouvert un passage »… Et ce sera la Résurrection, alors que tout semblait perdu… Oui, « tu m’as répondu »…

Les disciples, eux, n’ont pas encore cette foi, cette confiance en Dieu… La barque menace de couler… Ce sont des pécheurs professionnels, ils connaissent bien la mer, le danger est grand… Et Jésus dort ! Longtemps, les commentateurs se sont demandés comment le Christ pouvait-il dormir dans une barque submergée par les flots… Non ! Il ne dormait pas ! Il faisait semblant pour tester la foi de ses disciples. Jusqu’où tiendraient-ils ? Mais fin janvier 1986, il y eut une grande sécheresse en Galilée et le niveau du lac de Tibériade baissa de manière inhabituelle… Un jour, deux frères du kibboutz Ginnosar, Moshe et Yuval Lufan, marchaient sur ce qui était d’habitude le fond du lac et soudainement, ils découvrirent une forme étrange. Ils eurent le bond réflexe d’alerter immédiatement les archéologues qui, avec d’infinies précautions, extrairont de la boue les restes imposants (8m 20 sur 2 m) d’une ancienne barque. La technique de construction fut datée de la période 100 avant JC à 200 après JC. Douze prélèvements de bois furent soumis à l’examen du carbone 14, qui donna comme résultat de 40 avant JC à 80 après JC. Enfin, les céramiques et la lampe à huile trouvées à proximité furent datées de 50 avant JC à 80 après JC. Nous sommes donc en présence d’une barque de l’époque du Christ ! Elle comportait à l’arrière (la poupe) une zone couverte, un local assez ample où étaient rangés les filets et des sacs de sable qui servaient de ballast pour lui donner du poids et donc de la stabilité. On en trouva un de 50-60 kg et deux de 25. Cette barque est maintenant exposée dans un musée spécialement construit pour elle au bord du lac de Tibériade, le « Yigal Allon Centre »…

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Clous, agrafes et poteries trouvées dans la barque ou à proximité…

Cette découverte permit de mieux comprendre notre texte d’Evangile. Les disciples emmènent Jésus « comme il était dans la barque »… Mais nous sommes toujours « comme nous sommes ! » Cette précision souligne donc quelque chose d’inhabituel… Jésus avait passé toute la journée à « enseigner au bord de la mer une foule très nombreuse » (Mc 4,1). Il était donc très fatigué. Aussi, dès qu’il fut dans la barque, il alla dans ce petit local fermé, à l’arrière, il s’étendit sur les filets, se cala peut-être la tête sur un sac de sable et s’endormit. Le début de la traversée est calme, et lorsque la bourrasque se lève, il est dans un profond sommeil, bien à l’abri des embruns… Il sait que son heure n’est pas encore venue, et de toute façon, il est en confiance, il dort… Son Père ne l’a « pas laissé seul », il est avec lui (Jn 8,29), il s’occupe de lui, il veille sur lui… Pour les disciples, la situation devient critique. N’oublions pas que ce sont des professionnels du lac. Ils connaissent bien ces tempêtes aussi brutales que soudaines… « Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà, elle se remplissait d’eau » et menaçait de les faire couler. Eux ne voient pas comment s’en sortir. Leur conclusion est sans appel. Ils réveillent Jésus et lui crient dans leur affolement : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Réveillé, Jésus interpelle le vent avec vivacité et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba et il se fit un grand calme… Les disciples sont stupéfaits ! On le serait à moins…

jesus-apaise-tempete

Symboliquement, Jésus vient de leur révéler qu’il est plus fort que le mal. « Sur moi, le Prince de ce monde n’a aucun pouvoir » (Jn 14,30). Ce « pouvoir » est en fait mis en œuvre pour lui par Dieu son Père, car le Fils ne peut rien de lui-même pour lui-même… Lorsqu’il était tenté par le démon au désert, ce dernier lui suggéra d’utiliser pour lui-même son état de « Fils de Dieu ». Tu as faim ? « Dis à cette pierre qu’elle devienne du pain » (Lc 4,3). Mais non… Jésus ne peut pas se sauver lui-même… « Sauve-toi toi-même ! » lui diront ceux qui se moquaient de lui sur la croix. « Il en a sauvé d’autres, qu’il se sauve lui-même s’il est le Christ de Dieu, l’Élu ! » (Lc 23,35-43). Mais c’est justement parce qu’il est bien le Fils du Père qu’il attend tout du Père : « Le Seigneur fait tout pour moi. Seigneur, éternel est ton amour, n’arrête pas l’œuvre de tes mains » (Ps 138(137),8). Telle est la logique de l’amour : se confier entièrement en celui qu’on aime, dans la certitude qu’il met tout en œuvre pour que le meilleur s’accomplisse… Et ici, le meilleur était que le Fils ait la force de supporter tout ce mal et de lui répondre par de l’amour, et rien que de l’amour… C’est ainsi qu’il a pu manifester la victoire de l’Amour. Et maintenant, tous ceux et celles qui se confieront en lui participeront à cette victoire qui, par l’action de l’Esprit, se déploiera dans leurs vies, et surtout au cœur de leurs épreuves lorsqu’ils auront à subir, comme le Christ, toutes sortes d’épreuves, d’injustices, de méchancetés… L’Amour sera là pour les soutenir, les aider à garder la paix et leur donner de triompher par leur patience, dans l’espérance de pouvoir également participer plus tard à la Plénitude de sa Résurrection (Rm 8,16-17 ; Ph 3,10-11)…

Ce récit de la tempête apaisée annonce donc de manière symbolique la victoire du Père en son Fils sur toutes les forces du mal et de la mort… « Sois muselée » dit-il littéralement à la mer, une expression identique à celle employée en Mc 1,25 lorsque Jésus, dans la synagogue de Capharnaüm, s’adressa à « un homme possédé d’un esprit impur ». Et le fait qu’il commande à la mer une fois « réveillé » suggère que, Ressuscité, « relevé d’entre les morts » (Jn 2,22), il continuera de commander aux flots déchaînés pour sauver son Eglise des tempêtes de ce monde… Non, ce n’est pas le mal qui aura le dernier mot mais le Christ et la Puissance de sa Résurrection qui n’est autre que celle de l’Esprit Saint dont un des premiers fruits est la Paix : « Et il se fit un grand calme »… Alors, « pourquoi avoir peur ? » La peur apparaît donc ici comme la conséquence immédiate d’un manque de confiance en la Présence de Dieu et en son action, une Présence certes invisible à nos yeux de chair mais bien concrète, dans la douceur, la discrétion mais aussi la Toute Puissance de l’Esprit…

Résurrection

« On peut dire », écrit Jacques Hervieux, « que l’évènement ne se présente pas comme un simple récit de miracle. Il offre, symboliquement comme un condensé du destin de Jésus. S’il a entraîné ses disciples dans la bourrasque, ce n’est pas par hasard ! Toute sa vie est un dur combat contre les forces du Mal. Et il va au-delà de l’affrontement le plus violent qui soit : celui de sa propre mort. Qu’il dorme, l’air totalement absent au cœur de la tempête, est hautement significatif. Dans l’Ecriture, le sommeil est le symbole fréquent de la mort » (Is 26,19 ; Dn 12,2 ; Ps 13,4 ; cf Mc 5,39 ; Ep 3,14). « Ici, la Passion de Jésus est comme mimée par avance. Jésus s’endort dans la mort au sein du chaos infernal que suggèrent les flots déchaînés. On comprend que les disciples devant le sommeil de leur maître soient en plein désarroi ! A la croix, comme ici, leur manque de foi sera flagrant.

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Cependant Marc, aux qualités littéraires vraiment rares, ménage à ses lecteurs un contraste étonnant ; au sommeil de Jésus, succède son réveil ». (cf Ps 44,24; 78,65; Is 51,9). « « Ressuscité », Jésus manifeste maintenant sa victoire sur les forces du Mal et de la Mort. Et cette maîtrise souveraine provoque chez les disciples l’interrogation majeure : « Quel est cet homme habité d’un pouvoir surhumain ? ». Car dans la Bible, Dieu seul a le pouvoir de dompter les eaux de la mort (Ps 107,23-30)… En sa personne, Dieu agit donc avec une puissance suprême…

L’Evangéliste, en dressant ce tableau réaliste, poursuit ici un double dessein. D’abord manifester en l’homme Jésus quelqu’un d’Autre qui a la maîtrise absolue du mal et de la mort. Ensuite, et du même coup, répondre aux besoins actuels de l’Eglise de son temps. Les chrétiens de Rome sont pris dans la tourmente des persécutions. Comme les disciples de la barque, ils sont prisonniers de la peur. Pour eux aussi, le Christ semble dormir… Que fait le Seigneur pour les arracher à une mort certaine »[3] ?

 

Guérison d’un démoniaque dans la Décapole (Mc 5,1-20)

Jésus traverse le lac de Tibériade et arrive dans la région des Géraséniens qui fait partie de ce qu’on appelle « la Décapole » (du grec déka, dix et polis, cité), un territoire qui regroupe dix villes de Transjordanie. Il est donc en territoire païen, ce que confirmera la présence des porcs. Les Juifs considéraient en effet que cet animal était impur, notamment « parce qu’il était associé au culte d’Adonis à qui on le sacrifiait pour activer les forces vitales souterraines. Il était donc banni de la terre d’Israël »[4].

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Au loin, l’emplacement de Capharnaüm; le petit point blanc-rouge est l’Eglise Orthodoxe construite à proximité…

Jésus débarque donc ici chez les païens, une terre impure pour les Juifs, le domaine par excellence des esprits impurs. Et de fait, à peine est-il arrivé qu’ « un homme avec un esprit impur » vient à sa rencontre. Il est doublement « impur » car il habite parmi les morts : « Celui qui touche un cadavre sera impur sept jours » (Nb 19,11). Puis, Marc va insister sur la gravité de sa situation pour mieux mettre en lumière l’œuvre libératrice du Christ (5,2b-5) :

  • Les mots « tombe» et « tombeau» reviennent trois fois : « ces tombeaux, multipliés sur la toile de fond du récit, expriment assez clairement que les démons ont partie liée avec la mort ; l’homme possédé n’appartient » déjà plus, de par sa situation, « au monde des vivants »[5]. « Familier de la mort », « il vit en marge de la communauté humaine, hantant les lieux où ne se tiennent pas les vivants »[6].

  • Le mot « chaîne» revient trois fois, « entrave» deux fois, et deux fois également il est dit que « personne ne pouvait le lier » ou le « dompter ». Marc insiste sur cette impossibilité de le maîtriser : ce possédé se caractérise par une force sans égale pour briser les liens que le monde des hommes a voulu tisser avec lui. « L’esprit impur » s’emploie donc à détruire les relations, et à empêcher, avec toute la force dont il dispose, qu’elles puissent se tisser à nouveau… Mais là où les hommes ont échoué, Jésus réussira.

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Ce possédé est donc présenté comme « un être sans lien, rebelle à toute relation, errant » dans les tombes et les montagnes. Absence de relations humaines, habitat au milieu des morts, c’est à dire avec ceux qui ne peuvent plus avoir de relations avec les vivants… Le lien entre « relation » et « vie » est indirectement suggéré : vivre, c’est être en relation…

  • Enfin, « il se taillade avec des pierres », il se blesse lui-même, une attitude qui manifeste toute la puissance d’autodestruction qui est à l’œuvre dans le mystère du mal et du péché. Nous retrouvons ici, avec une présentation très réaliste, à quel point celui qui fait le mal se fait du mal à lui-même… « Souffrance et angoisse à toute âme humaine qui commet le mal » (Rm 2,9). Un pécheur est donc un souffrant. Et Dieu, quand il le regarde, voit avant tout cette souffrance, son mal-être, son malheur profond. Sa situation le bouleverse… « Ne recherchez donc pas la mort par les égarements de votre vie et n’attirez pas sur vous la ruine par les œuvres de vos mains», une ruine de ses enfants que le Dieu Père ne supporte pas… Car « il n’a pas fait la mort », la mort spirituelle, et « il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être » et pour la vie (Sg 1,12‑14) ! Le regard que porte Dieu sur un pécheur est donc avant tout un regard de compassion : il se désole à son égard des conséquences du mal qu’il commet… En agissant mal, il construit sa propre perte… Dieu en est bouleversé… « Mon peuple est cramponné à son infidélité. On les appelle en haut, pas un qui se relève… Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent »… « Mes entrailles ! Mes entrailles ! Que je souffre ! Parois de mon cœur ! Mon cœur s’agite en moi ! Je ne puis me taire car j’ai entendu l’appel du cor, le cri de guerre. » Les destructions arrivent… Personne ne s’en préoccupera, personne ne soignera les plaies causées par tant de violence ! « Toute la tête est mal-en-point, tout le cœur est malade, de la plante des pieds à la tête, il ne reste rien de sain. Ce n’est que blessures, contusions, plaies ouvertes, qui ne sont pas pansées ni bandées, ni soignées avec de l’huile ». (Is 1,5-6 ; Os 11,7-8 ; Jr 4,19). Etonnant verset qui décrit les conséquences du péché des hommes, avec son cortège de souffrances pour ceux-là même qui « ont abandonné le Seigneur, qui se sont détournés de lui » (Is 1,4)… Et pourtant, nous avons ici une description du Christ en Croix… Telle sera la réponse de Dieu au mal : le prendre sur lui, en supporter toutes les conséquences pour le vaincre de l’intérieur par la Force de l’Amour… Et nous, nous aimerions tellement qu’il le fasse disparaître en donnant un grand coup de poing sur la table ! Difficile chemin que de mettre nos pas dans les siens et de supporter l’injustice quand nous ne pouvons pas la faire disparaître par nous-mêmes… « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il prenne sa croix, chaque jour et qu’il me suive » (Mc 8,34)… Mais ces difficultés à supporter seront habitées par une Présence : « Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le poids du fardeau, et moi, je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples et vous trouverez le repos. Car mon joug est facile à porter et mon fardeau léger » (Mt 11,28-30). « Mon joug, mon fardeau », non pas le nôtre mais celui du Christ. Or ce joug, ce fardeau, c’est notre vie avec son poids d’épreuve… Voilà ce que le Christ veut porter. Et de fait, si Lui le porte, « je vous soulagerai » et notre fardeau deviendra léger… La difficulté portée avec Jésus est alors habitée par une grâce, une joie… Elle ne disparaît pas, mais se joint à elle une Présence qui est Vie, Plénitude de Vie, et donc Paix et Joie profondes… Paradoxe de la foi : la croix, qui est toujours une souffrance et que nul ne peut désirer en elle-même, devient joie… « Si faisant le bien, vous supportez la souffrance, c’est une grâce auprès de Dieu » (1P 2,20 ; cf. 3,14 ; 4,14 ; 2Co 1,3-7). « Ne croyez pas que lorsque je serai au Ciel je vous ferai tomber des alouettes rôties dans le bec… Ce n’est pas ce que j’ai eu ni ce que j’ai désiré avoir. Vous aurez peut-être de grandes épreuves, mais je vous enverrai des lumières qui vous les feront apprécier et aimer. Vous serez obligés de dire comme moi : « Seigneur, vous nous comblez de joie par tout ce que vous faites » »  disait Ste Thérèse de Lisieux.

« Voyant Jésus de loin, il court » : l’idée reprend celle exprimée au verset 2 où le possédé est déjà présenté comme venant à « la rencontre » de Jésus. Mystérieuse aimantation ? Ruse de l’ennemi qui fait semblant d’être conciliant ? La situation est en tout cas assez paradoxale : l’homme possédé « se prosterne devant Jésus » alors qu’un démon se caractérise comme celui qui justement refuse de « se prosterner devant Dieu ». En St Matthieu, ce verbe n’est appliqué qu’à Dieu et à Jésus[7]: l’homme ne doit en effet « se prosterner » que devant Dieu seul (Mt 4,10). En St Marc, il n’apparaît que deux fois : ici et au moment de la Passion, en Mc 15,29, où les soldats romains se prosternent devant Jésus en se moquant de lui…

Jésus-démoniaque

Les premiers mots du possédé, « Qu’y a-t-il entre moi et toi ? », visent immédiatement la relation qui peut exister entre cet esprit impur et Jésus. Ce type de phrase n’est utilisé dans les Evangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) que dans les dialogues entre Jésus et les démons (Mt 8,29 ; Mc 1,24 ; Lc 4,38 et 8,28…). Elle se retrouve aussi dans l’Ancien Testament (Jg 11,12 ; 2Sm 16,10 ; 19,23 ; 1R 17,18 ; 2R 3,13 ; 2Ch 35,21). Elle exprime une surprise, un contraste, une divergence de point de vue, par rapport à une situation passée, présente ou future. Dans le cas d’une demande, elle annonce d’ordinaire un refus.

Le P. A. Vanhoye écrit : « Parler ainsi, c’est poser une question sur la relation de moi à toi. La traduction la plus exacte serait : « Quelle relation y a-t-il entre moi et toi ? » Parce qu’elle est en elle même très vague, cette question peut s’appliquer à toutes sortes de situations. Si on voulait la préciser par une seconde question, il faudrait dire dans certains cas « Y a-t-il quelque chose qui nous unit ? » (Jos 22,24-25), mais dans d’autres cas il faudrait dire tout au contraire « Y a-t-il quelque chose qui nous oppose ? » (Jg 11,12). Dans d’autres cas, on pourrait dire encore : « Quel genre de relations y a-t-il entre moi et toi ? Es-tu mon ami ou mon ennemi ? » (1 R 17,18) »[8].

Le contexte, ici, laisse supposer une réponse négative : puisqu’il n’existe aucune relation entre l’esprit impur et Jésus, qu’il le laisse donc tranquille… De plus, il est chez lui, en cette terre païenne que les Juifs considèrent comme « impure ».

Cette parole du possédé trahit d’ailleurs un mélange de ruse et de crainte. Ruse et attaque, car par deux fois, il va utiliser des noms propres : celui de Jésus, qu’il développe, pour bien montrer qu’il le connaît bien, « Fils du Dieu Très Haut », et celui de « Dieu » lui-même, par lequel il adjure Jésus de ne pas le tourmenter ! Un démon qui jure par Dieu : la situation est encore paradoxale… Mais, « ce que le démon dit par flatterie et menace constitue en fait une reconnaissance et une proclamation du mystère de Jésus »[9], que le lecteur ou l’auditeur de l’Evangile est invité à apprécier à sa juste valeur.

Le nom dans la mentalité sémitique renvoie à la personne qui le porte ; connaître le nom de quelqu’un, c’est donc avoir la faculté d’exercer sur lui un certain pouvoir par l’intermédiaire de son nom. Le démon est dans cette logique : il attaque par l’intermédiaire des noms. « En montrant à Jésus qu’il connaît son nom et sa qualité, il s’établit dans une position de force et avance une subtile menace »[10].

Sa question est d’ailleurs une réponse à un ordre laconique de Jésus : « Sors de cet homme, esprit impur ». On peut noter au passage que « les termes « homme » et « esprit impur » sont distingués l’un de l’autre : le possédé est désigné, non comme une créature démoniaque, mais, au sens strict, comme un être qui n’est plus maître chez lui, qui est au pouvoir d’un autre que lui‑même »[11]. Le verbe « sortir » employé par Jésus compare d’ailleurs indirectement le cœur de l’homme à une sorte de maison, qu’il est possible d’habiter, d’influencer, de dominer. Le possédé reste donc une créature « à l’image et ressemblance de Dieu » (Gn 1,26-27) et Jésus va s’attacher à lui redonner son intégrité première. Dieu ne l’a pas créé en effet pour qu’il soit sous l’influence de démons, dans les ténèbres, mais « rempli » par son Esprit de Lumière et de Paix, comme « Etienne, rempli de foi et de l’Esprit Saint » (Ac 6,5 ; 7,55 ; 9,17 ; 11,24 ; 13,9)…

Jésus-démoniaque 2Jésus va ensuite reprendre les propres armes du démon et lui demander son nom. La réponse est surprenante : « Mon nom est Légion ». Singulier et pluriel se court-circuitent. Marc, qui écrit vraisemblablement son Evangile à Rome, dans un contexte de persécutions, fait certainement allusion ici à l’armée romaine, qui en plus, occupait la Palestine à cette époque. Le nom du démon est donc le même que celui de l’occupant ! « De plus, se déclarant « Légion », le démon manifeste ainsi toute l’étendue de sa puissance, forte comme une légion romaine (soit 6000 hommes !)… Cette allusion à l’armée romaine se retrouve d’ailleurs très finement prolongée lorsqu’est mentionné le nombre des 2000 porcs qui se jettent dans la mer : c’est là exactement l’effectif d’un des bataillons qui composaient une légion. Sans compter que plusieurs légions romaines avaient pour emblème un sanglier (notamment la 10ième, « Fretensis » en Syrie Palestine)… A bon entendeur salut ! »[12]

« La suite du récit nous plonge au cœur des croyances populaires relatives aux esprits : la conviction commune est qu’il ne suffit pas qu’un démon soit chassé. Délogé de son lieu, il se met en effet à errer, plus dangereux que jamais, partant à la recherche d’une nouvelle proie où se préparant simplement à revenir au lieu d’où il a été expulsé » (Mt 12,43-45 ; Lc 11,24-26). « Pour cesser d’être menaçant, il doit donc être transféré et fixé ailleurs »[13]. Jésus s’adapte à ce contexte, à ces croyances… Il en tient compte dans ses paroles et dans ses actes pour être bien compris. Il part de ce donné commun, aussi imparfait puisse-t-il être, pour le dépasser, le purifier et aller plus loin… Et c’est ce qu’il va faire ici avec l’épisode des porcs. Dans ces croyances populaires, ces esprits impurs devaient être chez eux dans ces animaux impurs… La scène ne manque pas d’humour… Ils ne veulent pas partir : « Ils suppliaient Jésus avec insistance de ne pas les chasser en dehors du pays ». Cette supplication est déjà un aveu d’impuissance face au Christ (cf. Jn 1,4-5 ; 14,30). Et ils vont donc demander eux-mêmes d’être envoyés (encore un aveu de faiblesse) « vers ces porcs »… Et Jésus « le leur permit » ! Ont-ils gagné ? La suite prouvera le contraire : « Alors, ils sortirent de l’homme et entrèrent dans les porcs. » Et aussitôt, « du haut de la falaise, le troupeau se précipita dans la mer »… Ils sont chassés en dehors du pays ! Ils reviennent chez eux, du moins toujours selon ces croyances populaires ! « Sous l’action du Christ, les choses rentrent dans l’ordre : les forces du mal… qui essayaient d’envahir la terre des hommes retournent dans la mer qui est leur lieu d’origine ; elles sont rejetées dans le grand abîme d’où elles n’auraient jamais dû sortir »[14].

Jésus-démoniaque 3

Enfin, avec un imparfait qui souligne la durée et ne manque pas de pittoresque, St Marc nous montre les porcs qui s’étouffaient dans la mer. Là encore, les esprits impurs ont partie liée avec la mort…

Jésus, en libérant ce possédé, manifeste donc son autorité, son pouvoir sur les forces du mal. Il vient d’imposer à la mer et au vent le calme et le silence… Ce pouvoir qui s’étend à la création toute entière apparaît comme étant celui-là même de Dieu, le Dieu Créateur… Avec Lui et par Lui, Dieu agit donc pour le bien de sa créature, pour la libérer de tout ce qui l’opprime et l’empêche de vivre pleinement… « Je suis venu pour qu’on ait la vie, et qu’on l’ait en surabondance » (Jn 10,10)… « Je Suis la Lumière du monde… La Lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie… Moi, Lumière, je suis venu dans le monde pour que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres, mais ait la Lumière de la Vie » (Jn 8,12 ; 1,4-5 ; 12,46). Alors, croyons-nous vraiment qu’avec le Christ nous ne craignons rien des forces du mal ? Allons-nous encore avoir peur lorsque telle ou telle personne nous dira avoir accompli telle ou telle démarche ou pratiqué tel ou tel rite pour nous nuire ? Le mal a prise sur nous par la peur, et la peur est un manque de confiance, un manque de foi… « Pourquoi avoir peur ? Comment se fait-il que vous n’ayez pas la foi ? » (Mc 4,40).

Au verset 14 apparaissent de nouveaux personnages, ceux qui « faisaient paître les porcs ». Ils s’enfuient et annoncent ce qui vient de se produire « à la ville et dans les campagnes », c’est-à-dire « partout ». Cette nuance se retrouvera à la fin du texte avec « tous » étaient dans l’étonnement, c’est à dire tout le monde, « toute la région de la Décapole ».

Celui qui avait été possédé est maintenant « assis » comme l’est un disciple à l’écoute de son maître ; il demandera d’ailleurs par la suite à « rester en compagnie » de Jésus… Il est « habillé » ; jusqu’à présent, il ne l’était donc pas comme le sont habituellement les hommes. Il a donc retrouvé sa dignité et sa sociabilité. Enfin, il est « dans son bon sens », rendu pleinement à lui-même, maître chez lui. Plus personne ne lui impose sa loi : il est libre, il est en paix…

Démoniaque 4

Et de partout, les gens sont accourus. Ils voient le démoniaque « devenu raisonnable » et ils ont peur, de cette crainte qui, dans l’Ancien Testament, naît parmi les hommes lorsque Dieu se manifeste (cf Mc 4,41)… Puis, au verset 16, Marc met à nouveau en scène les témoins qui racontent « ce qui advint au démoniaque, et au sujet des porcs »… La réaction est immédiate : « Ils réalisent que toute cette affaire leur a coûté leur troupeau. En conséquence de quoi, ils viennent demander à Jésus, poliment mais fermement, de s’éloigner au plus vite de leurs terres »[15]. « Lui qui a vaincu Légion s’incline devant la mauvaise volonté des hommes »[16]. On ne peut « servir à la fois Dieu et l’argent » (Mt 6,24), et donc, ce qui revient au même, « l’homme et l’argent »…

Jésus s’incline… Il ne pourra plus annoncer directement l’Evangile sur cette terre païenne… Il s’incline, mais il ne renonce pas : c’est ce « possédé » libéré qui le fera à sa place en témoignant de ce qu’il a vécu avec lui auprès de tout ceux et celles qu’il rencontrera…

(19b) Jésus lui dit : A – « Va chez toi, auprès des tiens,

                                        B – et annonce leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi

                                                 – et (comment) il t’a fait miséricorde. »

(20)                       A’ – Et il partit,

                                       B’ – et il commença à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui,

                                                C’ – et tous étaient dans l’étonnement.

Le mot Seigneur, « kurios » en grec, peut être compris ici de deux façons :

  • Il traduit d’habitude dans la Septante (Traduction grecque de l’Ancien Testament réalisée à Alexandrie à partir du 3° siècle avant JC), le Nom divin « Yahvé»… Il renvoie donc ici en tout premier lieu au « Seigneur Dieu », à Dieu le Père…

  • Mais, aux yeux des témoins, qui a agi tout au long de cet épisode ? C’est bien Jésus, qui a ordonné avec autorité aux démons de « sortir de cet homme ». Indirectement St Marc semble donc appeler ici Jésus « Seigneur»… A la lumière de la résurrection, ce parallèle est d’ailleurs encore plus fort, car en le ressuscitant d’entre les morts, « Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié» disait St Pierre « à toute la maison d’Israël » (Ac 2,36 ; cf. Ph 2,6-11).

« Le parallèle entre Jésus et le Seigneur Dieu est sans aucun doute voulu par Marc pour insinuer le rôle sauveur de Jésus et son union avec Dieu le Père »[17]. A la lecture de ces lignes, et tel est le but de St Marc, on ne peut donc que se demander : « Mais qui donc est cet homme ? »

Notons bien que dans la bouche de Jésus, « le Seigneur » renvoie au « Père des Miséricordes » (2Co 1,3)… C’est Dieu le Père qui, par « son saint serviteur Jésus » (Ac 4,27.30) a donné à cet homme de pouvoir devenir pleinement lui-même, un enfant de Dieu appelé à partager la Plénitude de Vie de son Père (Jn 1,12). Mais Jésus « Serviteur du Père » est aussi ce Fils qui est « Dieu né de Dieu, Lumière né de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu ». A ce titre, il est lui aussi est « Seigneur » (Ac 2,36 ; cf. Ph 2,6-11). Mais avec lui et en lui, Dieu se révèle comme étant à notre service, pour notre vie, notre Plénitude, notre Bien-Être (Mc 10,45 ; Jn 13,1-17) au cœur de toutes les difficultés de ce monde… Avec Lui, « être Seigneur » devient synonyme de douceur, d’humilité (Mt 11,29), de pauvreté de cœur (Mt 5,3 ; Jn 5,19-20 ; 5,30 ; Mc 10,18) et, pour les forts de ce monde, ou du moins ceux qui se croient tels, d’apparente faiblesse (2Co 13,4)… On lui demande par exemple de partir, il part (Voir aussi Lc 9,51-56)… Paul Lamarche écrit[18] : « Le Christ, en se laissant chasser par les hommes révèle l’admirable faiblesse de Dieu. Dans son amour imprudent pour eux, il se livre pieds et poings liés, sans aucune défense. C’est dangereux et même parfois tragique. Mais comment à la fin les hommes ne reconnaîtraient-ils pas avec stupeur cet excès d’amour ? » Et c’est bien au moment de la Passion que « cet excès d’amour » (cf. Jn 13,1) se révèlera avec le plus d’intensité… Judas s’approche de lui pour le trahir par un baiser ? Jésus l’appelle « ami » (Mt 26,50)… « Et voici qu’un des compagnons de Jésus, portant la main à son glaive, le dégaina, frappa le serviteur du Grand Prêtre et lui enleva l’oreille. Alors, Jésus lui dit : « Rengaine ton glaive » »… « Et lui touchant l’oreille, il le guérit » devant ceux-là mêmes qui, malgré tout, vont l’arrêter (Mt 26,47‑56 ; Lc 22,47-51)… Puis, face aux faux témoignages, aux injures, aux insultes, et jusques sous les coups, il gardera le silence (1P 2,21-25), en « artisan de paix » (Mt 5,9)… Et à peine vient-il d’être crucifié qu’il prie pour que ses tortionnaires soient pardonnés (Lc 23,34)… Prière aussitôt exaucée car l’attitude du « centurion et des hommes qui, avec lui gardaient Jésus » laisse supposer un repentir qui leur permettra d’accueillir cette Miséricorde de Dieu toujours offerte. En effet, aussitôt après sa mort, ils dirent : « Vraiment, celui-ci était fils de Dieu » (Mt 27,54). « Et toutes les foules qui s’étaient rassemblées pour ce spectacle, voyant ce qui était arrivé, s’en retournaient en se frappant la poitrine » (Lc 24,47-48). Enfin, après sa Résurrection, Pierre s’adressera à ceux-là mêmes qui avaient participé à sa mise à mort et il leur dira (Ac 3,26) : « C’est pour vous d’abord que Dieu a ressuscité son Serviteur et l’a envoyé vous bénir, du moment que chacun de vous se détourne de ses perversités. » Tout cela révèle la Force inébranlable d’un Amour que rien ni personne ne pourra empêcher d’aimer…

Dieu-Amour

Le possédé libéré vient d’en faire l’expérience… Le Christ l’invite maintenant à être le témoin de cet Amour, de « tout ce que le Seigneur a fait pour lui dans sa Miséricorde ». Nous avons donc bien ici le premier missionnaire païen… Pour l’instant, Jésus ne pouvait pas l’intégrer physiquement au groupe de ses disciples. Cela se fera plus tard… Dans un premier temps, il a d’abord été « envoyé aux brebis perdues de la Maison d’Israël » (Mt 15,24). C’est en effet Israël, le Peuple de Dieu, qui devait avoir la primeur de la Bonne Nouvelle du Salut apporté par le Messie. Avec lui et par lui s’accomplissaient toutes les promesses faites par Dieu dans les Ecritures. De plus, dans le contexte culturel et religieux de l’époque, un païen n’aurait pas pu se joindre au groupe des disciples, tous d’origine juive. Il aurait été persécuté, rabroué, rejeté par les autorités juives qui lui auraient notamment refusé l’entrée dans le Temple de Jérusalem… Et il faudra plus tard toute la persuasion du Ressuscité, avec une manifestation particulière à Pierre, pour aider l’Eglise primitive à faire ce pas vers les païens et à les considérer comme étant eux aussi leurs frères (Ac 10-11).

Ainsi, le Christ, chassé par les hommes, laisse-t-il malgré tout auprès d’eux un témoin. Cette libération du possédé devient ainsi le signe d’une guérison profonde du cœur de l’homme qui est appelée à être offerte bien au-delà des seules frontières d’Israël (Is 9,1s)… St Marc le souligne en précisant que « tout le monde », dans cette « Décapole » païenne, « était dans l’étonnement » en entendant son témoignage. Certes, « l’étonnement » n’est pas encore la foi, mais elle peut y conduire… Et si leur première réaction fut négative, dictée par la peur et l’attachement à leurs biens matériels, la seconde, plus positive, ouvre la perspective d’un accueil futur de Jésus… Cette « ouverture » manifeste tout l’optimisme missionnaire de St Marc… Si l’Eglise, en effet, est appelée à « aller dans le monde entier et à proclamer l’Evangile à toute la création », cette mission portera du fruit « car le Seigneur agit avec elle, confirmant la Parole annoncée par des signes » de toutes sortes (Mc 16,15-20)[19]

 

La guérison d’une femme « atteinte d’un flux de sang » et le retour à la vie de la fille de Jaïre (Mc 5,21-43).

 Deux femmes interviennent dans cet épisode, la seconde étant une « fillette » de « douze ans ». Dans les deux cas il s’agira de vie ou de mort… La première voit sa vie s’échapper, goutte à goutte, la seconde, malade, « à toute extrémité », meurt peu de temps avant l’arrivée de Jésus…

St Matthieu, dans son passage parallèle, situe la scène à Capharnaüm, là où logeait Jésus, « sa ville » (Mt 9,1), dans « la maison » de Pierre (Mt 9,10). Jaïre est alors « un des chefs de la synagogue » située juste au dessous des ruines de celle que l’on peut toujours admirer aujourd’hui…

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Synagogue de Capharnaüm (ruines de l’édifice du 5° s ap JC construit sur les fondements de celle qu’a connue Jésus)

Capharnaüm Syn Jésus

On distingue sous la synagogue du 5°s les restes, les fondements de celle de l’époque du Christ

Elle n’est qu’à deux ou trois cents mètres du rivage… Jésus vient de débarquer. Il arrive de la Décapole, située juste en face de Capharnaüm, à l’opposé du lac. « Il se tenait » encore « au bord de la mer » lorsque Jaïre, le voyant, tombe à ses pieds, une belle attitude publique d’humilité pour celui qui avait l’habitude d’être regardé comme une des personnalités de la ville. Et « il le prie » avec toute l’insistance dont est capable un père dès lors qu’il s’agit de la vie de son enfant. « Ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive »… Jésus accomplira quelques guérisons en « imposant les mains » : « des infirmes » (Mc 6,5), « un aveugle » (Mc 8,23). Il bénira aussi des petits enfants « en leur imposant les mains » (Mc 10,16). Et une fois ressuscité, il déclarera, à propos des « signes qui accompagneront ceux qui auront cru » : « Ils imposeront les mains aux infirmes et ceux-ci seront guéris » (Mc 16,15). Ce geste évoque donc une prière faite à Dieu pour celui ou celle à qui l’on impose les mains, prière au cours de laquelle on confie cette personne à Dieu en lui demandant d’agir selon ses besoins… Il ne s’agit donc pas d’un geste magique avec un effet automatique… Par ce geste, on remet tout particulièrement une personne à Dieu, et c’est Lui et Lui seul qui agira pour elle… On peut remarquer que Jésus l’utilise pour des personnes qui, en le voyant ou en le percevant d’une manière ou d’une autre, sauront qu’ils sont les bénéficiaires de sa prière, et donc confiés à Dieu d’une manière toute spéciale… Ici, Jaïre lui demande d’agir ainsi… Mais Jésus ne le fera pas : la fillette en effet mourra avant qu’il ne soit arrivé à ses côtés. Elle ne pouvait donc pas percevoir cette imposition des mains et donc comprendre sa signification. Aussi, loin d’imposer solennellement les mains pour impressionner l’entourage et se présenter ainsi comme un thaumaturge hors pair, Jésus glissera sa main sous celle de la fillette, et il la lui « prendra » pour l’inviter à se lever… Une fois de plus sa simplicité révèle son humilité et la vérité de sa relation à Dieu son Père dont il est, par amour, le Serviteur…

« Ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive ». Sauvée d’une mort prochaine et qui semble inévitable et imminente… Mais dans le contexte général de l’Evangile, ce vocabulaire prend une dimension encore plus large : sauvée des conséquences du péché qui sont avant tout fermeture à Dieu et donc impossibilité de recevoir de Lui le Don incessant de la Vie éternelle… Jésus est sensible à la détresse de ce père. Il est le Serviteur du Père, lui obéissant par amour… Là aussi, il va obéir par amour à cet homme et se faire son Serviteur, pour la vie de sa petite fille. Obéir à l’homme et se mettre à son service, par amour, pour répondre à ses besoins, c’est obéir à Dieu et se mettre à son service, par amour là aussi, puisque Dieu ne désire que le salut et la Vie de tous les hommes qu’il aime… Alors, lui qui dit si souvent à ses futurs disciples « Viens et suis-moi ! », cette fois ci, c’est Lui qui va avec Jaïre et le suit jusqu’en sa maison…

« Une foule nombreuse » marchait avec lui et « le pressait de tous côtés »…Et parmi tous ces gens, « une femme atteinte d’un flux de sang depuis douze années » le suivait elle aussi… Or, dans la mentalité d’autrefois, on croyait que « la vie de la chair est dans le sang » (Lv 17,11), et même que « la vie de toute chair, c’est son sang » (Lv 17,14)… Or Dieu est le Créateur de la vie, et donc le seul Maître de la vie… Puisque cette vie vient de lui, il convient de la respecter. Aussi, dans un tel contexte et avec de telles croyances, il était interdit de consommer le sang des animaux que l’on mangeait… Maintenant, notre connaissance s’est affinée, et nous savons que la vie n’est pas spécifiquement dans le sang… L’interdiction de consommer du sang n’a donc plus lieu d’être. Par contre, le respect pour la vie demeure…

Cette femme, perdant son sang, perdait donc au même moment sa vie. Elle était touchée dans une certaine mesure par la mort, et tout ce qui tourne autour de la mort était impur… Aussi, « lorsqu’une femme aura un écoulement de sang de plusieurs jours hors du temps de ses règles ou si ses règles se prolongent, elle sera pendant toute la durée de cet écoulement dans le même état d’impureté que pendant le temps de ses règles. Il en sera de tout lit sur lequel elle couchera pendant toute la durée de son écoulement comme du lit où elle couche lors de ses règles. Tout meuble sur lequel elle s’assiéra sera impur comme lors de ses règles » (Lv 15,25-26). Et il était interdit à toute personne en état d’impureté de toucher qui que ce soit pour éviter de transmettre aux autres son impureté.

Cette femme le savait, et elle vivait cette situation d’exclusion depuis douze ans ! On imagine sans peine sa souffrance… De plus, toutes ses tentatives pour guérir s’étaient soldées par un échec et des souffrances supplémentaires ! « Elle avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout son avoir sans profit, mais allait plutôt de mal en pis ». Ainsi, non seulement sa santé s’était encore dégradée, mais maintenant, elle n’avait plus rien pour vivre !

Femme_malade_touche_Jesus_smallUne espérance s’était pourtant levée dans son cœur lorsqu’elle avait entendu parler de Jésus… D’un côté, elle se sentait poussée à aller vers Lui… Mais de l’autre, elle savait qu’elle n’avait pas le droit de toucher ou de se laisser toucher par Jésus… Qui gagnera en elle : l’interdit de la Loi ou son amour et sa confiance envers Jésus ? Heureusement, l’amour, la vie, l’amour de la vie vont gagner… Mais c’est par derrière, discrètement, en cachette, qu’elle va s’approcher de Jésus pour toucher son manteau. Dans la culture biblique, le vêtement est toujours relié à la personne qui le porte. Isaïe parle ainsi des « vêtements du salut », du « manteau de la justice » (Is 61,10) ou d’un « manteau de fête » (Is 61,3), autant d’expression qui ne peuvent que renvoyer à une personne sauvée, justifiée et en fête… Toucher le vêtement, c’est donc toucher la personne qui en est revêtu… Son geste va ainsi exprimer sa foi : « Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée »… A travers Jésus, c’est vers le Mystère de Dieu qu’elle tend sa main et son cœur… Le Père ne l’a décevra pas… « Et aussitôt, la source d’où elle perdait le sang fut tarie, et elle sentit dans son corps qu’elle était guérie de son infirmité »…

Mais, dit Jésus en St Jean, « moi et le Père, nous sommes un » (Jn 10,30), unis l’un à l’autre dans la communion d’un même Esprit… Du plus profond de lui-même, dans ce Mystère d’Union que le Fils ne cesse de vivre avec le Père de toute éternité, Jésus perçoit quelque chose : « Il eut conscience de la force qui était sortie de lui », la force de « l’Esprit qui vivifie » (Jn 6,63)… Il se retourne : « Qui a touché mes vêtements ? » Mais « une foule nombreuse le pressait de tous côtés », nous a déjà dit St Marc… La réaction des disciples est immédiate : « Tu vois la foule qui te presse de tous côtés, et tu dis : Qui m’a touché ? » Mais ils sont des dizaines et des dizaines… Pourtant, Jésus le sait : une seule l’a touché avec cœur et avec foi… « Et il regardait tout autour de lui pour voir celle qui avait fait cela »… La femme comprend à son attitude qu’il sait ce qu’elle vient de faire… Peut-être a-t-elle alors réalisé, comme la Samaritaine, qu’il est « un prophète », capable de connaître, par sa relation à Dieu, ce que personne ne lui a pourtant encore dit (Jn 4,15-19). Quoiqu’il en soit sa bonne volonté et sa sincérité se manifestent. « Oui ! », c’est vrai, elle l’a touché alors qu’elle n’en avait pas le droit, et en agissant ainsi, elle a transmis son impureté à Jésus… « Alors la femme, craintive et tremblante, sachant bien ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds », en signe d’abandon, « et lui dit toute la vérité »… Elle reconnaît ce qui, pour la Loi, est une faute… Elle est prête à lui demander pardon… Mais cela n’en est pas une du côté de Dieu, bien au contraire (cf. Mt 12,1-8 et tout spécialement le verset 7) ! Et être impur au regard de la Loi est le dernier des soucis de Jésus… Voilà bien une tradition toute humaine (Mc 7,5-8) ! N’avait-il pas l’habitude de manger avec les pécheurs ? Et en partageant leur table, il partageait aussi leur impureté ! Mais la seule chose qui importe à ses yeux est le bonheur et la vie de tous ces pécheurs, ces « malades » de cœur (Lc 5,31-32). Il est venu pour eux ! Alors, il va se réjouir avec cette femme de ce qui vient de lui arriver… Il partage sa joie, il est heureux avec elle… Oui, son Père a vraiment agi pour elle, et notons bien que de son côté, ce miracle semble « totalement involontaire »[20]… Et c’est fait ! Tout est accompli ! Jésus ne fera que confirmer sa guérison et lui donner tout son sens : « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton infirmité ». Bien plus que sa guérison physique, cette femme a reçu en tout son être « le salut » et « la paix » au sens biblique de Plénitude… L’aventure de la vie continue pour elle, avec cette espérance de partager un jour auprès de Dieu son Père cette Plénitude éternelle qu’elle vient de percevoir et d’expérimenter avec Jésus…

« Tandis qu’il parlait encore, arrivent de chez le chef de synagogue des gens qui disent : « Ta fille est morte ; pourquoi déranges-tu encore le Maître ? » Humainement parlant, il n’y a plus rien à faire… Jamais on n’a vu quelqu’un revenir de la mort… Mais Jésus « a surpris la parole qu’on venait de dire » à Jaïre. On le découvre ici, une fois de plus, attentif à tout ce qui se vit autour de lui et prêt, en toutes circonstances, à répondre à tous ces imprévus de la vie qui sont, pour lui, autant d’appels qu’il reçoit de son Père… Et Jésus va prendre les choses en main. Aussitôt, il intervient et invite Jaïre à ne pas se laisser décontenancer par cette mauvaise nouvelle : « Sois sans crainte ; aie seulement la foi. » Mais il lui demande l’impossible ! Qui ne serait pas bouleversé et perdu en de telles circonstances ? Pourtant, un appel de Jésus est toujours la description indirecte d’une grâce donnée par Dieu pour pouvoir répondre à cet appel. Autrement, il serait bien cruel de demander à quelqu’un d’agir de telle ou telle façon, alors que l’on sait bien qu’il en est incapable… Ce que Jésus demande à Jaïre apparaît impossible pour les hommes ? Mais « ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu » (Lc 18,27). Et « l’Esprit qui vient du Père » (Jn 15,26) va soutenir Jaïre dans son acte de foi. « À chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun. À l’un, c’est un discours de sagesse qui est donné par l’Esprit ; à tel autre un discours de science, selon le même Esprit ; à un autre la foi, dans le même Esprit ; à tel autre les dons de guérisons, dans l’unique Esprit ; à tel autre la puissance d’opérer des miracles ; à tel autre la prophétie ; à tel autre le discernement des esprits ; à un autre les diversités de langues, à tel autre le don de les interpréter. Mais tout cela, c’est l’unique et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend » (1Co 12,7-11). Jésus a tous les charismes de l’Esprit. Et Jaïre, en cet instant précis, reçoit celui de la foi, « la foi à un degré extraordinaire », précise une note de la Bible de Jérusalem pour 1Co 12,9. Et à partir de cet instant, il ne dira plus rien. Il se tait. Tout cela le dépasse. Jésus l’avait suivi jusqu’en sa maison ? Maintenant, c’est lui qui va suivre Jésus jusques dans la chambre de sa petite fille… Insistons sur la difficulté humaine de laisser ainsi à Jésus toute sa liberté d’agir : « des gens pleuraient et poussaient de grandes clameurs », de grandes lamentations selon les coutumes orientales… Et Jésus semble s’en étonner ! « Pourquoi ce tumulte et ces pleurs ? »… « Mais il n’est pas bien, celui-là ! », doivent‑ils se dire en eux-mêmes. Et en plus il leur dit : « L’enfant n’est pas morte, elle dort ! » Il ne l’a pas vue, il ne sait pas du tout ce qu’elle a vécu ces derniers jours, il n’a pas assisté comme eux à ses derniers instants, et voilà ce qu’il affirme ! Non seulement il n’est pas bien, mais en plus, il est complètement fou ! Et Jaïre qui ne le met pas à la porte ! Serait-il devenu fou lui aussi ? Et Jésus « les mettra tous dehors » sans que Jaïre ne réagisse… Tous ses proches, ses amis qui l’ont aidé et soutenu jusqu’à présent, sont renvoyés comme des malpropres ! Et Jaïre continue de se taire et de laisser Jésus agir, quoiqu’on puisse dire de lui…

Fille de JaireAlors Jésus le prend, lui et son épouse, ainsi que « ceux qui l’accompagnaient », « Pierre, Jean et Jacques », précise St Luc (Lc 8,51). Plus tard, ils auront à témoigner d’une manière toute particulière de ce qu’ils ont vu et entendu pendant tout ce temps où ils ont vécu avec Jésus… N’oublions pas que St Marc a rédigé son Evangile sur la base de tout ce qu’il a entendu auprès de St Pierre… Quand nous lisons St Marc, nous écoutons St Pierre… Jésus prit alors la main de l’enfant et lui dit, en araméen, sa langue natale : « Talitha koum, jeune fille, je te le dis, lève-toi ! » Ce même verbe « se lever » évoquera en Mc 16,6 la Résurrection de Jésus. Le retour à la vie de cette enfant en est déjà le signe… Et Jésus, si humain, invite à lui « donner à manger »… Qu’elle se remette maintenant de toutes ses émotions !

[1] HERVIEUX J., « L’Evangile de Marc », dans LES ÉVANGILES, textes et commentaires (Bayard Compact ; Paris 2001) p. 370.
[2] HERVIEUX J., « L’Evangile de Marc », dans LES ÉVANGILES, textes et commentaires p. 371.
[3] HERVIEUX J., « L’Evangile de Marc », dans LES ÉVANGILES, textes et commentaires p. 372.
[4] PELLETIER A.-M., Lectures bibliques (Tours 1996) p. 282-283.
[5] LAMARCHE P., « Le possédé de Gérasa », Nouvelle Revue Théologique (1968) p. 583.
[6] PELLETIER A.-M., Lectures bibliques (Paris 1973) p. 283.
[7] A l’exception de la folle demande de Satan (Mt 4,9) ; pour Jésus : 2,2.8.11 ; 8,2 ; 9,18 ; 14,33 ; 15,25 ; 20,20 ; 28,9.17 ; pour Dieu : 4,10 et 18,26.
[8] VANHOYE A., « Interrogation johannique et exégèse de Cana (Jn 2,4) » Biblica 55 (1974).
[9] LAMARCHE P., « Le possédé de Gérasa », Nouvelle Revue Théologique (1968) p. 584, note 6.
[10] Id p. 584.
[11] PELLETIER A.-M., Lectures bibliques p. 283.
[12]  PELLETIER A.-M., Lectures bibliques, p. 284-285.
[13] Id p. 284.
[14] LAMARCHE P., « Le possédé de Gérasa », Nouvelle Revue Théologique (1968) p. 587, note 11.
[15] PELLETIER A.-M., Lectures bibliques p. 284.
[16] LAMARCHE P., « Le possédé de Gérasa », Nouvelle Revue Théologique (1968) p. 588.
[17] LAMARCHE P., « Le possédé de Gérasa », Nouvelle Revue Théologique (1968) p. 588.
[18] Id p. 597.
[19] LAMARCHE P., « Le possédé de Gérasa », Nouvelle Revue Théologique (1968) p. 589 : « Cette finale apostolique, kérygmatique et ecclésiale de la péricope marcienne, loin d’être anodine ou peu importante, pourrait bien donner à tout le récit son orientation principale… Malgré leur puissance, les démons sont vaincus, mais les hommes avec leur liberté rebelle et leur cupidité sont plus difficiles à libérer. Ainsi en sera-t-il lors de la Passion. Mais derrière cet échec apparent, voici la révélation fulgurante d’un Dieu qui se livre sans défense aux hommes. Comment ceux-ci, en écoutant le témoignage des envoyés du Christ et en découvrant l’étonnante miséricorde de Dieu ne seraient-ils pas dans l’admiration? Ainsi en sera-t-il au temps de l’Eglise. »
[20] HERVIEUX J., « L’Evangile de Marc », dans LES ÉVANGILES, textes et commentaires p. 379.

D. Jacques Fournier

Fiche n°11 (Mc 4,35-5,43) 2°M : Document PDF pour une éventuelle impression.

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