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Ouvrier de la paix par la justice et la charité Le problème de la guerre

“Seigneur, faites de moi un instrument de votre Paix !

Là où il y a de la haine, que je mette l’amour.

Là où il y a l’offense, que je mette le pardon.

Là où il y a de la discorde, que je mette l’union.

Là où il y a l’erreur, que je mette la vérité.

Là où il y a le doute, que je mette la foi.

Là où il y a le désespoir, que je mette l’espérance.

Là où il y a les ténèbres, que je mette votre lumière.

Là où il y a la tristesse, que je mette la joie.

Ô Maître, que je ne cherche pas tant

à être consolé qu’à consoler ;

à être compris qu’à comprendre ;

à être aimé qu’à aimer ;

car : c’est en donnant qu’on reçoit ;

c’est en s’oubliant qu’on trouve ;

c’est en pardonnant qu’on est pardonné ;

c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie. Amen”

Prière de saint François d’Assise

 

Commencer par la prière de saint François d’Assise peut, de prime abord, vous surprendre. Et pourtant, quelle prière admirable, exprimant à la perfection l’état d’âme dont tout chrétien devrait nourrir son comportement social : être un instrument de paix par lequel notre Seigneur Jésus-Christ peut étendre sa royauté sociale dans les âmes et dans nos cités.

            De prime abord la guerre, l’usage de la violence (de moyens ne respectant pas la dignité de la personne humaine) se présente comme l’opposé de la paix en tant que tranquillité de l’ordre, mais surtout comme l’opposé de la paix intérieure, fruit de l’Esprit Saint présent dans l’âme. En fait, la véritable force de l’homme ne réside pas dans l’usage de la violence, mais dans sa capacité à dialoguer avec son prochain et à être charitable. Le dialogue, la parole qui peut tuer ou sauver, nécessite plusieurs conditions, à commencer par le respect de l’autre dans toutes ses dimensions d’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Pour dialoguer, il faut vivre de la prière de saint François d’Assise qui nous en donne toutes les conditions et surtout la finalité, être un instrument de paix, mettre en pratique la septième béatitude, « Bienheureux les artisans de la paix ». Paul VI nous indique les caractéristiques pour réaliser un véritable dialogue dans son Encyclique Ecclesiam suam[1] : la clarté, la douceur, la confiance, la prudence pédagogique. À cela, nous pouvons ajouter une cinquième caractéristiques, le devoir de rechercher et de dire la vérité dans le respect de l’autre. En d’autres termes, le dialogue est le grand moyen pour respecter la dignité de la personne et rechercher la paix, rechercher des solutions pour établir la justice et exercer la charité. Mais pour entrer dans la logique de la paix et du dialogue, il faut avant tout posséder une grande force d’âme, ou plus précisément la vertu cardinal de force vivifiée par le don du Saint Esprit de force. Ne pouvoir dialoguer manifeste une faiblesse personnelle et/ou une faiblesse institutionnelle. Au lieu de rechercher le bien commun, on recherche alors son bien propre au mépris du bien propre de l’autre. Le bien commun n’est aucunement la somme des intérêts personnels, mais il ne peut être atteint au mépris du bien personnel de l’autre.

            Puisque notre sujet est la paix dans le cadre de l’éthique de la défense, nous allons d’abord réfléchir sur les conditions de l’usage de moyens violents (armes, paroles, images, etc.) et plus particulièrement de la force armée avant de nous attarder sur la paix et les moyens pour y tendre tant dans nos cœurs que dans la cité. Ces principes, nous pouvons aisément les transposer dans d’autres types de conflit, par exemple dans une entreprise, pour rétablir la paix quand il s’agit d’employer des moyens extrêmes.

A. La guerre juste ou le’ ius ad bellum’

Nous pourrions consacrer tout un traité rien que sur ce sujet. Les raisons qui poussent à faire la guerre peuvent toutes se résumer à une réalité toute simple : Le Christ ne règne pas dans les âmes des personnes qui provoquent ces mêmes guerres.[2] L’usage de la force ne peut avoir qu’un seul but, rétablir la justice, rétablir la paix en rétablissant le dialogue afin de “créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien.”[3] D’un point de vue moral, la guerre ne légitime pas tout. Les normes morales sont toujours valables durant les conflits armés, c’est le droit de la guerre ou le ‘ius in bello’.[4] Il ne faut jamais oublier que l’adversaire d’un jour doit toujours être considéré comme le partenaire de demain.

Seul l’État (seule l’autorité légitime) est compétent pour l’appréciation de ces conditions et de la légitimité de déclarer une guerre, et employer la force armée. Et à ce moment là, “les pouvoirs publics ont dans ce cas le droit et le devoir d’imposer aux citoyens les obligations nécessaires à la défense nationale. Ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire sont les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples. S’ils s’acquittent correctement de leur tâche, ils concourent vraiment au bien commun de la nation et au maintien de la paix. Les pouvoirs publics pourvoiront équitablement au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, tout en demeurant tenus de servir sous une autre forme la communauté humaine.”[5]

Cependant, l’État peut se tromper ou errer dans l’idéologie. L’histoire du XXe siècle n’aura été qu’une succession de guerres injustes. Dans ce cas là, les chrétiens ont le devoir de l’objection de conscience. Combien de crimes de guerres, jugés encore aujourd’hui comme crimes contre l’humanité, auraient été évités si les chrétiens avaient refusé d’obéir à de tels ordres ? L’objection de conscience, en cas de guerre injuste, est un devoir. La guerre injuste est une guerre qui n’entre pas dans le cadre de la légitime défense. Deux éléments doivent entrer en compte pour le discernement de l’attitude à tenir : les critères pour une guerre juste et les critères de la légitime défense. Ces deux éléments sont comme les deux faces d’une même pièce de monnaie et ne peuvent être considérés l’un sans l’autre.

L’Église a déterminé certains critères pour une guerre juste car toute guerre est loin d’être juste : “Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois : que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain ; que tous les autres moyens d’y mettre fin soient révélés impraticables ou inefficaces ; que soient réunies les conditions sérieuses de succès ; que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition.”[6] À cela nous devons ajouter un autre critère, celui de la droiture morale de l’intention. En effet, pour qu’un acte soit moralement bon, il faut que l’objet, l’intention et les circonstances soient bons. Ces critères nous font comprendre qu’un grand nombre de guerres actuelles sont injustes puisque les critères définis par l’Église ne sont pas remplis.

Nous devons insister sur les conséquences d’une décision d’employer la force. En effet, les conséquences, en théologie morale, appartiennent à l’acte et contribuent à sa moralité. Autrement dit, lorsqu’on pose un acte, on doit, en proportion de la gravité de cet acte, envisager les conséquences raisonnablement prévisibles. Si les conséquences risques d’être plus néfastes que la situation que l’on désire changer, alors il faut s’abstenir. L’action perd de fait toute sa légitimité. De plus, la morale catholique insiste sur la notion d’acte à double effet. L’un est directement voulu et l’autre en est une conséquence indirecte. Lorsque la conséquence indirecte est pire que la fin recherchée ou qu’elle est voulue, alors la moralité de l’acte change de connotation. Pour rejoindre l’actualité, le Pape refuse la légitimité de l’intervention armée à cause des conséquences qui risquent d’être pire que le mal certain que l’on veut extirper. De plus, de vives réserves doivent être mises sur l’usage de moyens de destruction disproportionnés, avant d’avoir user tous les moyens diplomatiques pour éviter le conflit. À cela s’ajoute la question de l’intention et des véritables motifs de cette guerre.

L’emploi de la force doit aussi entrer dans le cadre de la légitime défense. La légitime défense consiste à repousser un agresseur injuste. “La légitime défense peut être non seulement un droit, mais un devoir grave, pour celui qui est responsable de la vie d’autrui, du bien commun de la famille ou de la cité.”[7] La question de la légitime défense se pose dans le cadre du cinquième commandement, de l’interdit du meurtre, car bien souvent pour repousser un injuste agresseur, il s’ensuit l’homicide de ce dernier. Nous sommes dans une situation paradoxale, le devoir de défendre sa vie peut aller jusqu’à la suppression de la vie de l’agresseur.[8] Alors la question est : Est-il moral ou non de tuer l’agresseur ? Existe-t-il des circonstances légitimant l’homicide de l’agresseur ?

En premier lieu, nous devons rappeler avec le magistère que “la défense des personnes et des sociétés n’est pas une exception à l’interdit du meurtre de l’innocent que constitue l’homicide volontaire. ‘L’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. … L’un seulement est voulu ; l’autre ne l’est pas’ (saint Thomas, Som. Th., IIa-IIae, Q. 64, a. 7).[9] L’amour envers soi-même demeure un principe fondamental de la moralité. Il est donc légitime de faire respecter son propre droit à la vie. Qui défend sa vie n’est pas coupable d’homicide même s’il est contraint de porter à son agresseur un coup mortel : ‘Si pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, ce sera licite. … Et il n’est pas nécessaire au salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui’ (saint Thomas, Som. Th., IIa-IIae, Q. 64, a. 7).”[10] En effet, la charité commence à s’exercer envers soi-même. Le sacrifice de sa vie n’est exigible que pour défendre le bien commun en cas d’agression du pays ou de sa famille.

On peut tuer un agresseur injuste lorsque les conditions suivantes sont effectivement réunies :

  1. Les biens que nous devons défendre doivent être de très grande valeur comme : la nation, la vie et les biens temporels de grande valeur. S’il s’agit de défendre des biens de moindre valeur, la légitimité de l’homicide de l’agresseur existe que lorsque sa propre vie est en danger. Ce que nous disons ici pour soi-même, nous devons le dire lorsque nous défendons une autre personne et ses biens.

  2. L’agresseur doit être actuel, c’est-à-dire lorsque l’agression est en train de se produire où va se produire prochainement. La simple crainte de l’agression ne suffit pas. Il faut des éléments objectifs de préparation ou de début d’agression. Lorsque l’agression est passée, la légitime défense porte un autre nom, la vengeance qui n’est jamais permise.

  3. L’agression doit être injuste, c’est-à-dire que l’agresseur attaque sans motifs justes.

  4. La défense doit être proportionnée à l’attaque et que l’on doit causer du dommage à l’agresseur pour autant que cela est absolument nécessaire à la défense. En d’autres termes l’homicide doit être un cas extrême, mais la norme générale doit être de mettre l’agresseur hors d’état de nuire en le blessant par exemple. Cependant, en raison de la grande excitation que peut occasionner une agression, celui qui se défend ne commettra rarement une faute en infligeant un dommage plus grand que ce qui était nécessaire, à moins que la personne ait un parfait contrôle de ses nerfs et de la portée de ses actes.

Dans tous les cas, il y a un devoir de modération dans la légitime défense. En effet, il n’y pas qu’un pas à franchir pour passer de la légitime défense à la vengeance qui occasionne des dommages injustifiés.

En ce qui concerne la course aux armements, à la suite de l’enseignement de Jean XXIII[11] et du Concile Vatican II,[12] le Catéchisme de l’Église Catholique enseigne : “L’accumulation des armes apparaît à beaucoup comme une manière paradoxale de détourner de la guerre des adversaires éventuels. Ils y voient le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer la paix entre les nations. Ce procédé de dissuasion appelle de sévères réserves morales. La course aux armements n’assure pas la paix. Loin d’éliminer les causes de guerre, elle risque de les aggraver. La dépense de richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles empêche de porter remède aux populations indigentes ; elle entrave le développement des peuples.[13] Le surarmement multiplie les raisons de conflits et augmente le risque de la contagion. La production et le commerce des armes touchent le bien des nations et de la communauté internationale. Dès lors les autorités publiques ont le droit et le devoir de les réglementer. La recherche d’intérêts privés ou collectifs à court terme ne peut légitimer des entreprises qui attisent la violence et les conflits entre les nations, et qui compromettent l’ordre juridique international.”[14] Évidemment, un État se doit de disposer d’un minimum d’armes pour assurer sa défense, mais cela ne signifie pas d’entrer dans la logique de la course aux armements.

            Ceci dit, vous allez me dire que très peu de conflits sont légitimes surtout dans le cadre strict de la légitime défense. Je vous répondrai sans aucune hésitation par l’affirmative mais en mettant une nuance de taille : la justice et la charité peuvent obliger une personne, une collectivité, un État à user de la force pour rétablir la paix et la justice. En effet, lorsqu’une personne a la possibilité de secourir une autre et qu’elle ne le fait pas, elle peut être poursuivie pour non-assistance à personne en danger. Ce principe ne vaut pas uniquement pour des personnes physiques, mais aussi pour des États. C’est ainsi que l’ingérence peut être légitime lorsqu’il s’agit de rétablir la paix et la justice dans un pays où le peuple n’en a pas les moyens. Mais, il faut ici, peut être plus qu’ailleurs, être excessivement prudent, notamment à cause des conséquences. Il faut surtout veiller à ne pas ajouter une nouvelle injustice à une situation déjà explosive sous peine de créer une nouvelle situation encore pire qu’avant.

            Quoiqu’il en soit, le but est le rétablissement de la justice et de la paix en restaurant le dialogue entre les personnes pour instaurer de nouveau une vie digne de l’homme.

B. La paix

L’autorité, aussi bonne soit-elle, ne peut rien faire en matière de paix sans notre coopération. Nous devons agir là où nous sommes, à commencer par soi, sa famille, son travail, sa commune, ses loisirs, etc. Par nos efforts nous devons instaurer la paix sociale. Cependant, il est un devoir fondamental de l’autorité d’instaurer un climat de paix et d’unité.[15] En effet, il ne peut y avoir de réel développement, ni de fécondité sans une certaine paix sociale. Dans les conflits ou les périodes de trouble, les personnes se replient sur elles-mêmes, et ne font pas fructifier leurs talents. Le résultat se fait de suite sentir par un recul du développement de la société et des personnes.

Mais qu’est-ce que la paix ? Nous ne pouvons donner d’autres définitions de la paix que celle de saint Augustin dans La cité de Dieu (XIX, 13, 17-18) : “La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient. … Et cette paix terrestre, elle la rapporte à la paix céleste, qui est si bien la véritable paix, du moins la paix de la créature raisonnable, et d’en recevoir le nom : à savoir, la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance les uns des autres en Dieu.”

De fait, saint Augustin ne conçoit la paix terrestre, temporelle, que comme moyen en vue de notre fin qui est d’être dans la paix céleste, c’est-à-dire en train d’adorer Dieu. La paix temporelle n’est pas une fin en soi, mais un moyen résultant de l’instauration de la justice. Cependant c’est un moyen un peu particulier, puisqu’il faut le considérer comme un bien commun en vue du vrai Bien. La paix est donc une partie du bien commun de la communauté, car elle permet une plus grande fécondité des biens matériels et spirituels. Elle n’est jamais acquise, mais c’est le travail de tous les jours : “La paix n’est pas une pure absence de guerre et elle ne se borne pas seulement à assurer l’équilibre de forces adverses ; elle ne provient pas non plus d’une domination despotique, mais c’est en toute vérité qu’on la définit ‘œuvre de justice’ (Es 32, 17). Elle est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin Fondateur, et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une justice plus parfaite. … La paix n’est jamais chose acquise une fois pour toutes, mais sans cesse à construire. Comme de plus la volonté humaine est fragile et qu’elle est blessée par le péché, l’avènement de la paix exige de chacun le constant contrôle de ses passions et la vigilance de l’autorité légitime.”[16]

Pour l’instauration de la paix, il faut que les États, les dirigeants, recherchent avant tout le bien commun, qui est l’ensemble des conditions sociales permettant aux sociétés d’arriver à leur fin. Le bien commun comprend : la paix sociale, la prospérité matérielle de la société ; le bon usage des biens et des ressources ; une communication des biens temporels et surtout spirituels ; la sagesse des institutions et des lois ; les bonnes mœurs, coutumes, religion et traditions ; tout le patrimoine historique et artistique. Le Catéchisme de l’Église Catholique nous dit : “Par bien commun, il faut entendre ‘l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée’. Le bien commun intéresse la vie de tous. Il réclame la prudence de la part de chacun, et plus encore de la part de ceux qui exercent la charge de l’autorité. Il comporte trois éléments essentiels : il suppose, en premier lieu, le respect de la personne en tant que telle. … En second lieu, le bien commun demande le bien-être social et le développement du groupe lui-même. … Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. Il suppose donc que l’autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et celle de ses membres. il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective.”[17] “Conformément à la nature sociale de l’homme, le bien de chacun est nécessairement en rapport avec le bien commun. Celui-ci ne peut être défini qu’en référence à la personne humaine.”[18] Le bien commun n’est pas la somme des biens propres, individuels, mais il permet au bien propre d’être orienté vers le plus grand bien de tous, et donc de chaque personne en particulier. Le bien commun appartient à tous pour le service de tous ; cela demande de la part des particuliers un effort de justice et de charité pour y concourir.

La paix ne pourra être instaurée qu’à partir du moment où il y a un minimum de justice et de solidarité dans la société. Jean-Paul II affirme que “la paix n’est pas seulement le fruit d’un accommodement, d’une négociation, d’une coopération solidaire toujours plus large. Plus profondément encore, elle est une valeur universelle parce qu’elle doit s’appuyer partout sur la justice et le respect identique des droits de l’homme qui s’imposent à tous. Les deux exigences vont de pair : Justitia et pax. Et comme le rappelait Pie XII : ‘opus justitia pax’ : la paix est le fruit de la justice.”[19] Ailleurs, il précise sa pensée en disant que « aujourd’hui on pourrait dire, avec la même justesse et la même force d’inspiration biblique (Is 32, 17 ; Jc 3, 18) : ‘Opus solidaritas pax’, la paix est le fruit de la solidarité. L’objectif de la paix, si désiré de tous, sera certainement atteint grâce à la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, mais aussi grâce à la pratique des vertus qui favorisent la convivialité et qui nous apprennent à vivre unis afin de construire dans l’unité, en donnant et en recevant, une société nouvelle et un monde meilleur” (Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°39).

Mais de quelle justice parle-t-on ? Saint Thomas développe longuement la vertu de justice[20] dans sa Somme Théologique (IIa-IIae Q. 57-122). Il commence le traité sur la justice par une question sur le droit : Qu’est-ce que le droit ? Et à partir de là, il nous explique ce qu’est la vertu de justice qui a pour objet propre le droit. En effet, la vertu de justice règle nos relations avec le prochain suivant une certaine égalité qui doit être juste. Le juste, c’est précisément le droit (jus en latin) à proprement parler, d’où la définition classique de la justice : “la justice est la disposition permanente de la volonté à rendre à chacun ce qui lui est dû.”[21] Le est ce qui est juste par rapport à chacun. En d’autres termes, le est le droit propre de chacun.[22] Ce dû doit être respecté tant dans les rapports interpersonnels (justice commutative) que dans les rapports avec la collectivité où la personne est ordonnée au bien commun (justice légale ou générale) et que dans les rapports de la collectivité avec les personnes (justice distributive).

Cependant, la justice ne suffit pas pour que tout aille bien dans le meilleur des mondes. Si la justice implique le respect d’un certain ordre, ce que prescrit la loi, ce n’est pas par simple conformité à l’égard de la loi, mais c’est à cause de l’amitié pour l’autre. Les Saintes Écritures nous invitent à pratiquer la justice, mais le Christ nous demande plus, il nous demande d’être parfait comme son Père qui est aux Cieux ; cela passe par la pratique de la charité si nous voulons espérer un jour la vision béatifique. La charité ne contredit pas la justice, mais l’accomplit. Il n’y a pas de charité sans l’accomplissement de la justice et il n’y a pas non plus de véritable justice qui ne réclame pas la charité.[23] La charité, dont le sommet est la miséricorde et le pardon, englobe la justice et la finalise en lui donnant sa dimension surnaturelle. Dieu est miséricordieux parce qu’il est juste. Il y a un ordre à respecter pour que les deux parviennent à leur plénitude. Cet ordre repose sur une hiérarchie des valeurs. Pie XI est très ferme dans l’Encyclique Quadragesimo anno au numéro 148 : “Mais pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de charité qui est le lien de la perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais, quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (1 Co 12, 26).”

Cependant la charité doit être bien comprise en matière sociale pour qu’elle puisse véritablement compléter la justice. En effet, il ne peut y avoir de charité si préalablement, il n’y a aucun respect de la justice. La charité vient parfaire la justice et non la remplacer : “Mais, pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice. L’Apôtre nous enseigne : ‘celui qui aime son prochain a accompli la loi’ ; et il en donne la raison : ‘Ces commandements : Tu ne commettras point d’adultère ; tu ne tueras point ; tu ne déroberas point, et ceux qu’on pourrait citer encore, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ (Rm 13, 8-9). Puisque, selon l’Apôtre, tous les devoirs se ramènent au seul précepte de la charité, cette vertu commande aussi les obligations de stricte justice, comme le devoir de ne pas tuer et de ne pas commettre de vol ; une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a un droit strict n’a rien de la vraie charité, ce n’est qu’un titre faux, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice ; il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité.”[24]

Nous pouvons compléter les propos de Pie XI par une citation de Justitia in mundo (Synode des Évêques de 1971) au numéro 37 : “L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du prochain. Et pour sa part la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour. Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu Lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour.”[25]

Cette charité qui englobe la vertu sociale de solidarité pousse à dépasser la justice avec la mise en pratique des œuvres de miséricorde, à commencer par le pardon et la correction fraternelle.

En tant que moyen, cette recherche de la paix a des limites, ce qui fait que le magistère peut parler de guerre juste dans certains cas, dans la mesure où l’injustice et le désordre sont tellement grands que tous les autres moyens pour rétablir l’ordre sont épuisés.

Il serait vain d’espérer instaurer un climat de paix sur des bases purement humaines. La paix est la conséquence d’un climat de justice et de charité qui lui-même ne peut être durable et vrai que là où Jésus-Christ règne en Roi dans les cœurs : “Prêcher l’Évangile, comme son divin Fondateur lui en a commis le soin (l’Église), en inculquant aux hommes la vérité, la justice et la charité, faire effort pour en enraciner solidement les préceptes dans les âmes et dans les consciences : voilà le plus noble et le plus fructueux travail en faveur de la paix.”[26] C’est là que nous comprenons l’importance de revenir aux principes de vie sociale et spirituelle formulés dans la Règle de saint Benoît en tant que facteur d’équilibre entre toutes les dimensions de la personne et de la vie humaine. Même si tous les principes exposés dans la Règle ne sont pas imposables à tous les hommes puisque l’application regarde les conseils évangéliques et pas seulement les préceptes du Décalogue, il est important de constater que ce qui fait la fameuse paix bénédictine, c’est l’harmonie entre la prière et le travail, ora et labora. De même pour nous, si nous voulons retrouver la paix de nos sociétés, nous devons plus la rechercher dans l’équilibre entre la prière et le travail entendu dans son sens le plus large, plutôt que dans des compromis diplomatiques qui ne durent jamais très longtemps.

La paix dans la société commence par la paix dans la famille. Mais la véritable paix est intérieure à l’homme et se communique au dehors de nous par notre exemple et notre action.[27] Cette paix intérieure est la paix que le Christ nous donne, la seule digne de ce nom. Elle est un des principaux fruits du Saint Esprit. Il ne faut pas confondre l’absence de conflits avec la paix, de même que ne pas pécher, ne signifie pas de soi pratiquer la justice et la charité. Cette paix intérieure résulte d’une unité de vie entre le spirituel et le temporel, entre la pensée et l’agir. ‘Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.’ La paix intérieure permet d’agir en profondeur et de rayonner autour de soi de façon à véritablement changer les structures de la société en vue d’une société où la justice et la charité aient la première place.

Jean-Paul II message du 1/1/2003 pour la paix nous donne les quatre piliers de la paix, les quatre grands moyens pour développer la culture de la paix et la faire croître : « Avec la clairvoyance qui le caractérisait, Jean XXIII identifia les conditions essentielles de la paix, à savoir les quatre exigences précises de l’esprit humain : la vérité, la justice, l’amour et la liberté (cf. ibid., I: l.c., pp. 265-266; La Documentation catholique, l.c., col. 519). La vérité, disait-il, constituera le fondement de la paix si tout homme prend conscience avec honnêteté que, en plus de ses droits, il a aussi des devoirs envers autrui. La justice édifiera la paix si chacun respecte concrètement les droits d’autrui et s’efforce d’accomplir pleinement ses devoirs envers les autres. L’amour sera ferment de paix si les personnes considèrent les besoins des autres comme les leurs propres et partagent avec les autres ce qu’elles possèdent, à commencer par les valeurs de l’esprit. Enfin, la liberté nourrira la paix et lui fera porter du fruit si, dans le choix des moyens pris pour y parvenir, les individus suivent la raison et assument avec courage la responsabilité de leurs actes. … Le chemin vers la paix, enseignait le Pape dans l’encyclique, devait passer par la défense et la promotion des droits humains fondamentaux. En effet, toute personne humaine jouit de ces droits, non comme d’un privilège concédé par une certaine classe sociale ou par l’État, mais comme d’une prérogative qui lui est propre en tant que personne. »

Conclusion

            J’ai déjà été bien long, mais je désirerai conclure en vous disant que le conflit, quel qu’il soit et y compris dans une entreprise, n’est pas une fatalité. Notre responsabilité de chrétien est justement de rechercher l’intimité avec Dieu pour vivre de sa présence à chaque instant par la transformation de notre conversation intérieure de nous même avec nous même avec notre divin Créateur et notre Mère du Ciel. De cette intimité, tel un prisme recevant et diffusant la lumière, nous pourrons transmettre la paix de Dieu car notre âme en sera premièrement remplie. Mais n’oublions pas que le plus cours chemin de la paix reste la pratique de la justice et de la charité, qui passe par le respect de l’autre avec qui nous sommes appelés à dialoguer pour construire la civilisation de l’Amour dont nous parle si souvent Jean-Paul II.

            Sans dialogue dans la vérité et le respect de l’autre, il ne peut y avoir de paix durable. À l’heure de la communication, l’homme vit de plus en plus replié sur lui-même et ne dialogue plus ni avec Dieu, ni avec son prochain, ce qui crée un climat social inverse à la paix. Voilà notre véritable programme de chrétien : le service fondé sur le dialogue avec Dieu et notre prochain pour établir la paix, œuvre de justice et de charité. Plus tard, nous serons jugés sur cela, sur la charité et la justice qui construisent et réalisent la béatitude des artisans de paix afin d’être appelé fils de Dieu par notre témoignage de son amour dans le monde.

[1] Encyclique Ecclesiam suam, n°47 et 49 et 50 : Paul VI nous indique les caractéristiques pour réaliser un véritable dialogue : “Le dialogue est donc un moyen d’exercer la mission apostolique ; c’est un art de communication spirituelle. Ses caractères sont les suivants : La clarté avant tout : le dialogue suppose et exige qu’on se comprenne ; il est une transmission de pensée et une invitation à l’exercice des facultés supérieures de l’homme ; ce titre suffirait pour le classer parmi les plus nobles manifestations de l’activité et de la culture humaine. Cette exigence initiale suffit aussi à éveiller notre zèle apostolique pour recevoir toutes les formes de notre langage : celui-ci est-il compréhensible, est-il populaire, est-il choisi ? Un autre caractère est la douceur, celle que le Christ nous propose d’apprendre de Lui-même : ‘Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur’ (Mt 11, 29) ; le dialogue n’est par orgueilleux ; il n’est pas piquant ; il n’est pas offensant. Son autorité lui vient de l’intérieur, de la vérité qu’il expose, de la charité qu’il répand, de l’exemple qu’il propose ; il n’est pas commandement et ne procède pas de façon impérieuse. Il est pacifique ; il évite les manières violentes ; il est patient ; il est généreux. La confiance, tant dans la vertu de sa propre parole que dans la capacité d’accueil de l’interlocuteur. Cette confiance provoque les confidences et l’amitié ; elle lie entre eux les esprits dans une mutuelle adhésion à un Bien qui exclut toute fin égoïste. La prudence pédagogique enfin, qui tient compte des conditions psychologiques et morales de l’auditeur : selon qu’il s’agit d’un enfant, d’un homme sans culture ou sans préparation, ou défiant, ou hostile. Elle cherche aussi à connaître la sensibilité de l’autre et à se modifier, raisonnablement, soi-même, et à changer sa présentation pour ne pas lui être déplaisant et incompréhensible. Dans le dialogue ainsi conduit se réalise l’union de la vérité et de la charité, de l’intelligence et de l’amour. … Il faut avant même de parler, écouter la voix et plus encore le cœur de l’homme ; le comprendre et, autant que possible, le respecter et, là où il le mérite, aller dans son sens. … Le climat du dialogue, c’est l’amitié. Bien mieux, le service. … Notre dialogue ne peut être une faiblesse vis-à-vis des engagements de notre foi.”

[2] “Les injustices, les inégalités excessives d’ordre économique ou social, l’envie, la méfiance et l’orgueil qui sévissent entre les hommes et les nations, menacent sans cesse la paix et causent les guerres. Tout ce qui est fait pour vaincre ces désordres contribue à édifier la paix et à éviter la guerre” (Catéchisme de l’Église Catholique, n°2317).

[3] Pie XII, Radio Message du 1er juin 1941, n°26.

[4] “Il faut respecter et traiter avec humanité les non-combattants, les soldats blessés et les prisonniers. Les actions délibérément contraires au droit des gens et à ses principes universels, comme les ordres qui les commandent, sont des crimes. Une obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s’y soumettent. Ainsi l’extermination d’un peuple, d’une nation ou d’une minorité ethnique doit être condamnée comme un péché mortel. On est moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide. Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation” (Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et seps, n°80,4). “Un risque de la guerre moderne est de fournir l’occasion aux détenteurs des armes scientifiques, notamment atomiques, biologiques ou chimiques, de commettre de tels crimes” (Catéchisme de l’Église Catholique, n°2313-2314). Le Concile Vatican II dit : “Il existe, pour tout ce qui concerne la guerre, diverses conventions internationales, qu’un assez grand nombre de pays ont signées en vue de rendre moins inhumaines les actions militaires et leurs conséquences. Telles sont les conventions relatives au sort des soldats blessés, à celui des prisonniers, et divers engagement de ce genre. Ces accords doivent être observés ; bien plus, tous, particulièrement les autorités publiques ainsi que les personnalités compétentes, doivent s’efforcer autant qu’ils le peuvent de les améliorer, et de leur permettre ainsi de mieux contenir, et de façon plus efficace, l’inhumanité des guerres. Il semble en outre équitable que des lois pourvoient avec humanité au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, pourvu qu’ils acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté humaine. La guerre, assurément, n’a pas disparu de l’horizon humain. Et, aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense. Les chefs d’État et ceux qui partagent les responsabilités des affaires publiques ont donc le devoir d’assurer la sauvegarde des peuples dont ils ont la charge, en ne traitant pas à la légère des questions aussi sérieuses. Mais faire la guerre pour la juste défense des peuples est une chose, vouloir imposer son empire à d’autres nations en est une autre. La puissance des armes ne légitime pas tout usage de cette force à des fins politiques ou militaires. Et ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient, par le fait même, licite entre parties adverses” (Constitution pastorale Gaudium et spes, n°79, 3-4).

[5] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2310-2311.

[6] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2309.

[7] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2265.

[8] Jean-Paul II nous dit dans l’Encyclique Evangélium vitae (n°55) : “Cela ne doit pas surprendre : tuer l’être humain, dans lequel l’image de Dieu est présente, est un péché d’une particulière gravité. Seul Dieu est maître de la vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas nombreux et souvent dramatiques qui se présentent chez les individus et dans la société, la réflexion des croyants a tenté de parvenir à une compréhension plus complète et plus profonde de ce que le commandement de Dieu interdit et prescrit. Il y a des situations dans lesquelles les valeurs proposées par la Loi de Dieu apparaissent sous une forme paradoxale. C’est le cas, par exemple, de la légitime défense, pour laquelle le droit de protéger sa vie et le devoir de ne pas léser celle de l’autre apparaissent concrètement difficiles à concilier. Indubitablement, la valeur intrinsèque de la vie et le devoir de s’aimer soi-même autant que les autres fondent un véritable droit à se défendre soi-même. Ce précepte exigeant de l’amour pour les autres, énoncé dans l’Ancien Testament et confirmé par Jésus, suppose l’amour de soi présenté parallèlement : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ (Mc 12, 31). Personne ne pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque d’amour de la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu d’un amour héroïque qui approfondit et transfigure l’amour de soi, selon l’esprit des béatitudes évangéliques (cf. Mt 5, 38-48), dans l’oblation radicale dont le Seigneur Jésus est l’exemple sublime. D’autre part, ‘la légitime défense peut être non seulement un droit, mais un grave devoir, pour celui qui est responsable de la vie d’autrui, du bien commun de la famille ou de la cité’. Il arrive malheureusement que la nécessité de mettre l’agresseur en condition de ne pas nuire comporte parfois sa suppression. Dans une telle hypothèse, l’issue mortelle doit être attribuée à l’agresseur lui-même qui s’y est exposé par son action, même dans le cas où il ne serait pas moralement responsable par défaut d’usage de sa raison.”

[9] Saint Thomas nous dit : “Rien n’empêche qu’un même acte ait deux effets, dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme nous l’avons dit, accidentel à l’acte. Ainsi l’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il est naturel à un être de se maintenir dans l’existence autant qu’il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n’est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. Les droits civil et canonique statuent, en effet, ‘il est permis de repousser la violence par la violence, mais avec la mesure qui suffit pour une protection légitime.’ Et il n’est pas nécessaire au salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui. Mais parce qu’il n’est permis de tuer un homme qu’en vertu de l’autorité publique et pour le bien commun, nous l’avons montré, il est illicite de vouloir tuer un homme pour se défendre, à moins d’être investi soi-même de l’autorité publique. On pourra alors avoir directement l’intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public ; c’est évident pour le soldat qui combat contre les ennemis de la patrie et les agents de la justice qui luttent contre les bandits. Toutefois ceux-là aussi pèchent s’ils sont mus par la une passion personnelle” (Som. Th., IIa-IIae, Q. 64, a. 7).

[10] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2263-2264.

[11] Jean XXIII nous dit : “On a coutume de justifier les armements en répétant que, dans les conjonctures du moment, la paix n’est assurée que moyennant l’équilibre des forces armées. Alors toute augmentation du potentiel militaire en quelque endroit provoque de la part des autres États un redoublement d’efforts dans le même sens. … La justice, la sagesse, le sens de l’humanité réclament, par conséquent, qu’on arrête la course aux armements ; elles réclament la réduction parallèle et simultanée de l’armement existant dans les divers pays, la proscription de l’arme atomique, et enfin le désarmement dûment effectué d’un commun accord et accompagné de contrôles efficaces. … Mais que tous soient bien convaincus : l’arrêt de l’accroissement du potentiel militaire, la diminution effective des armements et – à plus forte raison – leur suppression sont choses irréalisables ou presque sans un désarmement intégral qui atteigne aussi les âmes : il faut s’employer unanimement et sincèrement à y faire disparaître la peur et la psychose de guerre. Cela suppose qu’à l’axiome qui veut que la paix résulte de l’équilibre des armements, on substitue le principe que la vraie paix ne peut s’édifier que dans la confiance mutuelle. Nous estimons que c’est là un but qui peut être atteint, car il est à la fois réclamé par la raison, souverainement désirable, et de la plus grande utilité” (Encyclique Pacem in terris, n°110 et 112-113).

[12] Le Concile Vatican II dit : “Quoi qu’il en soit de ce procédé de dissuasion, on doit néanmoins se convaincre que la course aux armements, à laquelle d’assez nombreuses nations s’en remettent, ne constitue pas une voie sûre pour le ferme maintien de la paix et que le soi-disant équilibre qui en résulte n’est ni une paix stable ni une paix véritable. Bien loin d’éliminer ainsi les causes de guerre, on risque au contraire de les aggraver peu à peu. Tandis qu’on dépense des richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles, il devient impossible de porter suffisamment remède à tant de misères présentes de l’univers. Au lieu d’apaiser véritablement et radicalement les conflits entre nations, on ne répand plutôt la contagion à d’autres parties du monde. Il faudra choisir des voies nouvelles en partant de la réforme des esprits pour en finir avec ce scandale et pour pouvoir ainsi libérer le monde de l’anxiété qui l’opprime et lui rendre une paix véritable. C’est pourquoi, il faut derechef déclarer : la course aux armements est une plaie extrêmement grave de l’humanité et lèse les pauvres d’une manière intolérable” (Constitution pastorale Gaudium et spes, n°81, 2-3).

[13] Jean-Paul II dit : “Si la production des armes est un grave désordre qui règne dans le monde actuel face aux vrais besoins des hommes et à l’emploi des moyens aptes à les satisfaire, il n’en est pas autrement pour le commerce de ces armes. Et il faut ajouter qu’à propos de ce dernier le jugement moral est encore plus sévère. Il s’agit, on le sait, d’un commerce sans frontière, capable de franchir même les barrières des blocs. Il sait dépasser la séparation entre l’Orient et l’Occident, et surtout celle qui oppose le Nord et le Sud, jusqu’à s’insérer – ce qui est plus grave – entre les diverses parties qui composent la zone méridionale du monde. Ainsi, nous nous trouvons devant un phénomène étrange : tandis que les aides économiques et les plans de développement se heurtent à l’obstacle de barrières idéologiques insurmontables et de barrières de tarifs et de marché, les armes de quelque provenance que ce soit circulent avec une liberté quasi absolue dans les différentes parties du monde. Et personne n’ignore… qu’en certains cas les capitaux prêtés par le monde développé ont servi à l’achat d’armements dans le monde non développé” (Encycliques Sollicitudo rei socialis, n°24).

[14] Catéchisme de l’Église Catholique, n°2315-2316.

[15] Saint Thomas nous dit : “En effet, l’intention de tout gouvernant doit tendre à procurer le salut de ce qu’il a entrepris de gouverner. Car il appartient au pilote en protégeant son navire des périls de la mer de le conduire indemne à bon port. Or le bien et le salut d’une multitude assemblée en société est dans la conservation de son unité, qu’on appelle paix ; si celle-ci disparaît, l’utilité de la vie sociale est abolie, bien plus, une multitude en dissension est insupportable à soi-même. Tel est donc le but auquel celui qui dirige la multitude doit le plus viser : procurer l’unité de la paix. … Un gouvernement sera donc d’autant plus utile qu’il sera plus efficace pour conserver l’unité de la paix. Car nous appelons plus utile ce qui amène mieux à la fin” (De Regno, Livre I, ch. 2).

[16] Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n°78, 1.

[17] Catéchisme de l’Église Catholique, n°1906-1909.

[18] Catéchisme de l’Église Catholique, n°1905.

[19] Jean-Paul II, Discours au corps diplomatique du 11/1/1986.

[20] La vertu de justice est une des quatre grandes vertus cardinales. Ces “quatre vertus jouent un rôle charnière. Pour cette raison on les appelle ‘cardinales’ ; toutes les autres se regroupent autour d’elles. Ce sont la prudence, la justice, la force et la tempérance.”[20] Autour de la vertu de justice, se regroupent la vertu de religion et les vertus sociales qui se composent de la piété filiale, du respect, de la dulie (respect et honneur que l’on rend aux anges et aux saints) ou du devoir de rendre les honneurs à qui de droit, de l’obéissance, de la reconnaissance ou de la gratitude et de la vérité. À la vertu de Justice s’opposent l’injustice, l’homicide, l’exclusion ou l’acception des personnes (action de considérer la qualité d’une personne, d’en tenir compte au préjudice d’une autre personne), la mutilation, les coups, la violence contre les personnes, le vol, l’injure, la diffamation, la médisance, la moquerie, la malédiction, la fraude, l’usure. En tant que péchés contraires à la vertu de Religion : la superstition, l’idolâtrie, la tentation de Dieu, le parjure, le sacrilège, la simonie. En tant que péchés contraires aux vertus sociales : la désobéissance, l’ingratitude, la vengeance, le mensonge, la simulation et l’hypocrisie, la jactance, l’ironie, l’adulation ou flatterie ; l’avarice, la prodigalité.

[21] Som. Th., IIa-IIae, Q. 58, a. 11 : “Nous venons de voir que la matière de la justice est l’activité extérieure qui, par elle-même ou par la réalité dont elle fait usage, se trouve proportionnée à la personne avec qui la justice nous met en relation. Or on dit qu’une chose appartient en propre à une personne donnée, lorsqu’elle lui est due selon une égalité de proportion. C’est pourquoi l’acte propre de la justice consiste bien à rendre à chacun son dû.”

[22] Som. Th., IIa-IIae, Q. 58, a. 1 : “Cette définition de la justice est exacte, si elle est bien comprise. Toute vertu étant un habitus, c’est-à-dire le principe d’actes bons, il faut définir la vertu par l’acte bon ayant pour objet la matière même de la vertu. Or, la justice envisage comme sa matière propre tout ce qui est relation avec autrui, on le verra bientôt. C’est pourquoi l’on considère l’acte de la justice dans sa relation avec sa matière propre et son objet lorsqu’on dit qu’elle attribue à chacun son droit car Isidore donne l’étymologie suivante du mot juste : ‘Celui qui observe le droit (jus).’ Mais pour qu’un acte, quelle que soit la matière sur laquelle il s’exerce, soit vertueux, il faut qu’il soit volontaire et qu’il soit stable et ferme ; car le Philosophe nous dit que tout acte de vertu requiert trois conditions : 1. que son auteur sache ce qu’il fait, 2. qu’il le fasse par un choix réfléchi et pour la fin requise, 3. qu’il agisse avec constance. La première condition est incluse dans la deuxième, parce que ‘l’action faite par ignorance est involontaire’, dit encore Aristote. C’est pourquoi, dans la définition de la justice que nous avons donnée, on a d’abord posé la volonté, pour montrer que tout acte de justice doit être volontaire. On a ensuite ajouté la constance et la perpétuité, pour indiquer la fermeté de l’acte. Et cette définition de la justice est ainsi complète, si ce n’est qu’à la place de l’habitus on a posé l’acte qui le spécifie, l’habitus se définissant par l’acte. Si l’on voulait mettre cette définition dans une forme logique parfaite, il faudrait dire que ‘la justice est l’habitus par lequel on donne, d’une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit’. Et c’est presque la définition que nous trouvons chez Aristote : ‘La justice est un habitus qui fait agir quelqu’un conformément au choix qu’il a fait de ce qui est juste’.”

[23] “Il n’y a pas de distance entre l’amour prochain et la volonté de justice. C’est dénaturer à la fois l’amour et la justice que de les opposer. Bien plus, le sens de la miséricorde complète celui de la justice en l’empêchant de s’enfermer dans le cercle de la vengeance” (Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis conscientia, n°57).

[24] Encyclique Divini Redemptoris, n°49.

[25] Pour compléter le sujet, il serait bon de relire l’Encyclique Dives et misericordia de Jean-Paul II (n°12, 3 ; n°14, 4-8 ; n°14, 10-11) : “Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de la justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : ‘Œil pour œil, dent pour dent’ (Mt 5, 38). Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de la liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler : ‘summum ius, summa iniura’, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit qui conditionnent l’ordre même de la justice. … Ainsi donc, le chemin que le Christ nous a indiqué dans le Sermon sur la Montagne avec la béatitude des miséricordieux est bien plus riche que ce que nous pouvons parfois découvrir dans la façon dont on parle habituellement de la miséricorde. On considère communément la miséricorde comme un acte ou un processus unilatéral, qui présuppose et maintient les distances entre celui qui fait miséricorde et celui qui la reçoit, entre celui qui fait le bien et celui qui en est gratifié. De là vient la prétention de libérer les rapports humains et sociaux de la miséricorde, et de les fonder seulement sur la justice. Mais ces opinions sur la miséricorde ne tiennent pas compte du lien fondamental entre la miséricorde et la justice dont parlent toute la tradition biblique et surtout la mission messianique de Jésus-Christ. La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice. Si cette dernière est de soi propre à ‘arbitrer’ entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l’amour au contraire, et seulement lui (et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons ‘miséricorde’), est capable de rendre l’homme à lui-même. La miséricorde véritablement chrétienne est également, dans un certain sens, la plus parfaite incarnation de ‘l’égalité’ entre les hommes, et donc aussi l’incarnation la plus parfaite de la justice, en tant que celle-ci, dans son propre domaine, vise au même résultat. L’égalité introduite par la justice se limite cependant au domaine des biens objectifs et extérieurs, tandis que l’amour et la miséricorde permettent aux hommes de se rencontrer entre eux dans cette valeur qu’est l’homme même, avec la dignité qui lui est propre. En même temps, ‘l’égalité’ née de l’amour ‘patient et bienveillant’ (1 Co 13, 4) n’efface pas les différences : celui qui donne devient plus généreux lorsqu’il se sent payé en retour par celui qui accepte son don ; réciproquement, celui qui sait recevoir le don avec la conscience que lui aussi fait du bien en l’acceptant, sert pour sa part la grande cause de la dignité de la personne, et donc contribue à unir les hommes entre eux d’une manière plus profonde. Ainsi donc, la miséricorde devient un élément indispensable pour façonner les rapports mutuels entre les hommes, dans un esprit de grand respect en ce qui est humain et envers la fraternité réciproque. Il n’est pas possible d’obtenir l’établissement de ce lien entre les hommes si l’on veut régler leurs rapports mutuels uniquement en fonction de la justice. Celle-ci, dans toute la sphère des rapports entre les hommes, doit subir pour ainsi dire une ‘refonte’ importante de la part de l’amour qui est – comme le proclame St Paul – ‘patient’ et ‘bienveillant’, ou, en d’autres termes, qui porte en soi les caractéristiques de l’amour miséricordieux, si essentielles pour l’Évangile et pour le christianisme. Rappelons en outre que l’amour miséricordieux comporte aussi cette tendresse et cette sensibilité du cœur dont nous parle si éloquemment la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15, 11-32), ou encore celles de la brebis et de la drachme perdues (Lc 15, 1-10). Aussi l’amour miséricordieux est-il indispensable, surtout entre ceux qui sont les plus proches : entre les époux, entre parents et enfants, entre amis ; il est indispensable dans l’éducation et la pastorale. Cependant, son champ d’action ne se borne pas à cela. Si Paul VI a indiqué à plusieurs reprises que la ‘civilisation de l’amour’ était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts dans le domaine social et culturel comme dans le domaine économique et politique, il convient d’ajouter que ce but ne sera jamais atteint tant que, dans nos conceptions et nos réalisations concernant le domaine large et complexe de la vie en commun, nous nous en tiendrons au principe ‘œil pour œil et dent pour dent’ ; tant que nous ne tendrons pas, au contraire, à le transformer dans son essence, en agissant dans un autre esprit. Il est certain que c’est aussi dans cette direction que nous conduit le Concile Vatican II lorsque, parlant d’une manière répétée de la nécessité de rendre le monde contemporain comme la réalisation de cette tâche. Le monde des hommes ne pourra devenir toujours plus humain que si nous introduisons dans le cadre multiforme des rapports interpersonnels et sociaux, en même temps que la justice, cet ‘amour miséricordieux’ qui constitue le message messianique de l’Évangile. Le monde des hommes pourra devenir ‘toujours plus humain’ seulement lorsque nous introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le moment du pardon, si essentiel pour l’Évangile. Le pardon atteste qu’est présent dans le monde l’amour plus fort que le péché. En outre, le pardon est la condition première de la réconciliation, non seulement dans les rapports de Dieu avec l’homme, mais aussi dans les relations entre les hommes. Un monde d’où on éliminerait le pardon serait seulement un monde de justice froide et irrespectueuse, au nom de laquelle chacun revendiquerait ses propres droits vis-à-vis de l’autre ; ainsi, les égoïsmes de toute espèce qui sommeillent dans l’homme pourraient transformer la vie et la société humaine en un système d’oppression des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d’une lutte permanente des uns contre les autres. … Le Christ souligne avec insistance la nécessité de pardonner aux autres : lorsque Pierre Lui demande combien de fois il devrait pardonner à son prochain, Lui indique le chiffre symbolique de ‘soixante-dix fois sept fois’ (Mt 18, 22), voulant lui montrer ainsi qu’il devrait savoir pardonner à tous et toujours. Il est évident qu’une exigence aussi généreuse de pardon n’annule pas les exigences objectives de la justice. La justice bien comprise constitue pour ainsi dire le but du pardon. Dans aucun passage du message évangélique, ni le pardon ni même la miséricorde qui en est la source, ne signifient indulgence envers le mal, envers le scandale, envers le tort causé ou les offenses. En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l’offense sont conditions du pardon. Ainsi donc, la structure frontière de la justice entre toujours dans le champ de la miséricorde. Celle-ci toutefois a la force de conférer à la justice un contenu nouveau, qui s’exprime de la manière la plus simple et la plus complète dans le pardon. Le pardon, en effet, manifeste qu’en plus du processus de ‘compensation’ et de ‘trêve’ caractéristique de la justice, l’amour est nécessaire pour que l’homme s’affirme comme tel. L’accomplissement des conditions de la justice est indispensable surtout pour que l’amour puisse révéler son propre visage.”

[26] Pie XII, Encyclique Summi Pontificatus.

[27] Jean XXIII dit : “De fait, la paix ne saurait régner entre les hommes, si elle ne règne d’abord en chacun d’eux, c’est-à-dire si chacun n’observe en lui-même l’ordre voulu par Dieu. ‘Ton âme veut-elle vaincre les passions qui sont en elles ?’ interroge saint Augustin. Et il répond : ‘Qu’elle se soumette à Celui qui est en haut et elle vaincra ce qui est en bas. Et tu auras la paix : la vraie paix, la paix sans équivoque, la paix pleinement établie sur l’ordre. Et quel est l’ordre propre à cette paix ? Dieu commande à l’âme et l’âme commande au corps. Rien de plus ordonné’.” Encyclique Pacem in terris, n°165) ; L’imitation de Jésus-Christ (Livre II, ch. 3) nous dit : “Conservez-vous premièrement dans la paix : et alors vous pourrez la donner aux autres. Le pacifique est plus utile que le savant. Un homme passionné change le bien en mal, et croit le mal aisément. L’homme paisible et bon ramène tout au bien. Celui qui est affermi dans la paix ne pense mal de personne ; mais l’homme inquiet et mécontent est agité de divers soupçons : il n’a jamais de repos, et n’en laisse point aux autres. Il dit souvent ce qu’il ne faudrait pas dire, et ne fait pas ce qu’il faudrait faire. Attentif au devoir des autres, il néglige ses propres devoirs. Ayez donc premièrement du zèle pour vous-même, et vous pourrez ensuite avec justice l’étendre sur le prochain. … Au reste, toute notre paix, dans cette misérable vie, consiste plus dans une souffrance humble que dans l’exemption de la souffrance. Qui sait le mieux souffrir possédera la plus grande paix. Celui-là est vainqueur de soi et maître du monde, ami de Jésus-Christ et héritier du ciel.”