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« Par ta Lumière, nous voyons la Lumière » (Ps 36,10) ; l’aventure de la foi (Thomas Merton)

Le Dieu vivant, Celui qui est Dieu et non une abstraction philosophique, dépasse infiniment la portée de notre vision ou de notre compréhension. Quelle que soit la perfection que nous lui attribuons, nous devons ajouter que l’idée que nous nous en faisons n’est qu’une pâle analogie de la perfection qui est en Dieu, et que les termes que nous employons ne correspondent pas littéralement à ce qu’Il est.

Celui qui est la Lumière Infinie se manifeste de manière si formidable que nos esprits ne peuvent Le voir que comme ténèbres. Lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt (La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise (Jn 1,5)).

Puisque rien de ce que nous sommes capables de voir ne peut être Dieu, ou nous donner une image digne de Lui, nous devons donc, pour trouver Dieu, aller au-delà du visible et pénétrer dans les ténèbres. Puisque rien de ce que nous pouvons entendre n’est Dieu, nous devons, pour Le trouver, demeurer dans le silence.

Puisque nous ne pouvons imaginer Dieu, tout ce que notre imagination nous suggère à Son sujet est finalement fallacieux et par conséquent nous ne pouvons Le connaître tel qu’Il est à moins d’aller au-delà de tout ce qu’on peut imaginer et d’entrer dans une nuit sans images ni analogie avec le créé.

Et puisque nous ne pouvons ni voir ni imaginer Dieu, les visions que les saints ont eues sont moins des visions de Lui que des visions à Son sujet ; car voir une forme ayant des limites précises n’est pas Le voir.

Dieu ne peut être compris que par Lui-même. Pour Le comprendre, il faut en quelque sorte nous transformer en Lui. Or ce n’est pas par une représentation de Lui qu’Il se connaît, mais par Son Être Infini Lui-même ; aussi ne Le connaîtrons-nous comme Il se connaît que lorsque nous serons unis à ce qu’Il est.

La foi est la première étape de cette transformation, car c’est une connaissance sans image ni représentation, par une identification aimante dans les ténèbres avec le Dieu vivant.

Ce n’est pas seulement par les sens que la foi parvient jusqu’à l’intelligence, mais par une lumière directement infusée par Dieu. Comme cette lumière ne passe pas par la vue, l’imagination ou la raison, sa certitude devient nôtre sans prendre contact avec le créé, sans ressembler à rien qui puisse être vu ou décrit. Certes, les termes des articles de foi que nous acceptons représentent des choses qu’on peut imaginer, mais dans la mesure où nous le faisons nous les comprenons mal et pouvons nous tromper.

Car enfin, nous ne pouvons imaginer le rapport qui existe entre les deux termes de la proposition suivante : « En Dieu, il a Trois Personnes et Une seule Nature. » Et tenter de le faire serait une grave erreur.

Si nous croyons, si nous faisons un acte de soumission tout simple à l’autorité de Dieu qui nous propose, par l’intermédiaire de Son Eglise, un article de foi, nous recevrons une lumière intérieure si simple qu’elle défie toute description, et si pure qu’il serait grossier de la qualifier d’« expérience ». C’est une lumière véritable, qui donne à l’intelligence humaine une perfection qui dépasse toute connaissance.

Certes, il faut se souvenir que la foi implique la croyance aux vérités proposées par l’Eglise. Mais n’insistons pas sur cet élément de soumission au point d’en faire l’essentiel de la foi ; comme si une obéissance froide, aveugle, obstinée, à l’autorité, suffisait à faire un « homme de foi ». Si nous exagérons l’importance du rôle de la volonté, nous ne verrons plus la différence entre une foi intelligente et une simple soumission à la volonté, ce qui peut être très néfaste dans certain cas, car sans cette lumière, cette illumination intérieure de l’esprit par la grâce qui nous fait accepter la vérité proposée de la main de Dieu et la comprendre à cause de Lui, l’esprit n’aura ni la paix véritable, ni le soutien surnaturel qui lui est dû, et nous n’aurons pas une vraie foi. Si l’élément positif, la lumière, fait défaut, nous nous contraignons à supprimer nos doutes au lieu d’ouvrir notre cœur à une foi profonde. Pouvons-nous, dans ce cas, prétendre avoir reçu véritablement le don de la foi intérieure ? C’est une question très délicate, car il arrive souvent que malgré une foi profonde, une adhésion sincère et aimante à Dieu et à Sa vérité, des difficultés puissent subsister dans l’imagination et l’intelligence.

En un certain sens, nous pouvons dire que nous avons encore des « doutes », si nous entendons par là, non que nous hésitons à accepter la doctrine révélée, mais que nous sentons la faiblesse et l’instabilité de notre esprit devant le terrible mystère divin. Il s’agit moins là d’un doute objectif que d’un sentiment subjectif de notre impuissance, parfaitement compatible avec une véritable foi. En fait, plus notre foi grandit, plus nous sentons notre impuissance, de sorte qu’un homme profondément croyant peut, en même temps, dans ce sens impropre, « douter » plus que jamais. Il ne s’agit nullement là de doute théologique, mais seulement d’un sentiment très normal d’insécurité naturelle accompagné d’angoisse.

L’obscurité même de la foi est une preuve de sa perfection. Elle est obscure pour nos esprits parce qu’elle dépasse infiniment leur faiblesse. Plus la foi est parfaite, plus elle devient obscure. Plus nous approchons de Dieu, moins notre foi se dilue dans la demi-lumière des images et des concepts créés. Notre certitude croît avec cette obscurité, non sans angoisse ou sans doute, parce que nous ne vivons pas facilement dans un vide où nos facultés naturelles ne peuvent s’appuyer sur rien. Et c’est dans les plus profondes ténèbres que nous possédons Dieu le plus pleinement, sur terre, parce que c’est alors que notre intelligence est véritablement libérée des faibles lumières créées qui, comparées à Lui, ne sont que ténèbres ; c’est alors que nous sommes remplis de Sa Lumière infinie qui semble ténèbres à notre raison.

C’est dans cette foi parfaite que le Dieu Infini Lui-même devient la Lumière de l’âme plongée dans les ténèbres, et que Sa vérité prend entièrement possession d’elle. Alors, en cet instant indicible, la nuit la plus profonde devient le jour, et la foi se transforme en compréhension.

De ce qui précède, il évident que la foi n’est pas seulement un moment de notre vie spirituelle, ni un pas vers quelque chose d’autre. C’est une acceptation de Dieu qui est le climat même de toute vie spirituelle. C’est le début de l’union, et à mesure que notre foi et notre union s’approfondissent, cette acceptation de Dieu devient de plus en plus intense, en même temps qu’elle affecte tous nos actes et nos pensées. Je ne veux pas dire que dorénavant toutes nos pensées seront enveloppées dans de pieuses formules, mais plutôt que la foi ajoute une dimension de simplicité et de profondeur à toutes nos perceptions et à toutes nos expériences.

Quelle est cette dimension de profondeur ? C’est l’incorporation de l’inconnu et de l’inconscient dans notre vie quotidienne. La foi rassemble le connu et l’inconnu de sorte qu’ils s’imbriquent ; ou, plutôt, que nous sommes conscients de leur imbrication.

En fait, notre vie entière est un mystère dont notre compréhension consciente ne saisit qu’une petite partie. Mais lorsque nous acceptons seulement ce qui tombe sous notre raisonnement conscient, notre vie se réduit à de pitoyables limites, même si nous ne nous en rendons pas compte. (Nous avons été élevés dans le préjugé absurde que ne comprenons et n’assimilons vraiment que ce que nous pouvons formuler consciemment et rationnellement. Lorsque nous pouvons définir une chose, ou une de nos actions, nous nous imaginons que nous en saisissons pleinement le sens. En réalité cette transformation d’une idée en mots – très souvent ce n’est rien de plus – tend à nous couper de la véritable expérience et à diminuer notre compréhension au lieu de l’augmenter.)

La foi se contente pas d’expliquer l’inconnu, de le munir d’une étiquette théologique et de le ranger en lieu sûr pour que nous n’ayons plus à nous en occuper ; une telle conception serait tout à fait contraire à ce qu’elle est réellement. La foi mêle l’inconnu à notre vie quotidienne d’une manière vivante, dynamique et réelle. L’inconnu demeure l’inconnu. Le mystère reste entier. Le rôle de la foi n’est pas de transformer le mystère en évidence claire et rationnelle, mais d’intégrer le connu et l’inconnu en un ensemble vivant qui nous permette de plus en plus de dépasser les limites de notre moi.

Le rôle de la foi ne consiste donc pas seulement à nous mettre en contact avec « l’autorité de Dieu » et à nous enseigner les vérités révélées par Lui, mais encore à nous faire découvrir l’inconnu qui est en nous, dans la mesure où notre moi inconnu vit en Dieu et agit sous la lumière de Sa grâce miséricordieuse.

C’est, pour moi, l’aspect essentiellement important de la foi, trop souvent ignoré de nos jours. Foi ne signifie pas seulement soumission, mais vie. Elle englobe la vie sous toutes ses formes, et pénètre dans les profondeurs les plus mystérieuses et les plus inaccessibles de notre être spirituel inconscient et de Dieu dans son essence et son amour. La foi est donc le seul moyen de connaître la véritable réalité, même notre véritable réalité. Si l’homme ne s’abandonne à Dieu par une foi totale, sa propre nature lui demeure fatalement étrangère, exilée, parce qu’il est séparé du fond le plus vrai de son être ; celui qui demeure obscur et inconnu parce qu’il est trop simple et trop profond pour être connu par la raison.

Voulez-vous dire le subconscient ? demanderez-vous. Une distinction s’impose. Nous avons tendance à croire que nous avons un esprit conscient et un subconscient qui est au-dessous du conscient, ce qui peut induire en erreur. Le conscient est pressé de toutes parts par l’inconscient. Notre raison est entourée de ténèbres. Notre esprit conscient ne domine nullement notre être ; il contrôle seulement certains éléments qui lui sont inférieurs. Mais il peut à son tour être poussé par l’inconscient. Et comme il ne faut pas qu’il soit mené par quelque chose d’inférieur, il est important de distinguer les éléments émotifs, instinctifs, et les éléments spirituels, « divins », pourrait-on dire, de cet esprit conscient.

Or la foi intègre l’inconscient tout entier au reste de notre vie, mais elle opère de diverses manières. Les éléments inférieurs sont acceptés (et non simplement rationalisés) dans la mesure où ils sont voulus par Dieu. La foi nous permet de transiger avec notre nature animale et d’essayer de la mener selon la Volonté de Dieu, c’est-à-dire selon l’amour, en même temps qu’elle soumet notre raison aux forces spirituelles cachées qui sont au-dessus d’elle. Ce faisant, l’homme tout entier est sous la dépendance de l’inconnu qui le domine.

Dans ce domaine du mystère se cache non seulement la partie la plus élevée de l’être spirituel de l’homme (qui est, pour sa raison, une énigme absolue), mais encore la présence de Dieu.

La foi permet à l’homme d’entrer en contact avec ce qu’il possède de plus profond spirituellement, et avec Dieu. Selon la théologie traditionnelle, les Pères de l’Eglise grecque donnaient trois noms à ces trois aspects de l’esprit humain. L’âme « animale », inconsciente et non raisonnable était l’anima ou psyche, domaine de l’automatisme où l’homme agit en organisme psychophysique. Cette anima est une sorte de principe féminin, ou passif, de l’homme.

Puis il y a la raison ; le principe lucide conscient, actif ; l’animus ou nous. L’esprit est ici principe masculin, l’intelligence qui commande, raisonne, guide notre activité avec prudence et réflexion. Il gouverne le principe féminin, l’anima passive. L’anima est Eve, l’animus, Adam. Par suite du péché originel Eve tente Adam et sa pensée raisonnée cédant à ses impulsions aveugles, il se laisse gouverner par l’automatisme des réactions passionnées, par les réflexes conditionnés plutôt que par les principes moraux.

Cependant, l’homme n’est pas seulement composé d’une anima gouvernée par l’animus, d’un principe masculin et d’un principe féminin. Il en est un plus élevé qui transcende les distinctions de masculin et de féminin, d’actif et de passif, de réfléchi et d’instinctif. Ce principe plus élevé dans lequel se fondent les deux autres pour monter jusqu’à Dieu est le spiritus ou pneuma.

Ce n’est pas seulement un attribut de l’homme, c’est l’homme lui-même, uni, vivifié, élevé au-dessus de lui-même et inspiré par Dieu. L’homme atteint là son plein développement. L’homme n’est vraiment homme que lorsqu’il forme, avec Dieu, « un esprit ». L’homme est « esprit » lorsqu’il est à la fois anima, animus et spiritus. Ces trois choses n’en font d’ailleurs qu’une. Et lorsqu’elles sont parfaitement ordonnées dans leur unité, tout en gardant leurs qualités intrinsèques, l’homme est recréé à l’image de la Sainte Trinité.

La « vie spirituelle » est donc la vie parfaitement équilibrée dans laquelle le corps, avec ses passions et ses instincts, l’intelligence avec sa raison et sa soumission aux principes et l’esprit illuminé passivement par la lumière et l’amour de Dieu forment un homme qui est en Dieu, avec Dieu, de Dieu et pour Dieu. Un homme pour qui Dieu est tout. Un homme dans lequel Dieu fait, sans obstacle, Sa propre Volonté.

Nous pouvons facilement comprendre qu’un amour purement émotif, une vie dominée par l’instinct, une religion purement orgiaque, ne mènent pas à la vie spirituelle, pas plus qu’une vie uniquement rationnelle, une vie de réflexion consciente et d’activité entièrement gouvernée par la raison. Réduire la spiritualité de l’homme à une « mentalité » et situer toute la vie spirituelle, purement et simplement, dans l’intelligence capable de raisonner, est une erreur moderne caractéristique. La vie spirituelle se réduit alors à des opérations intellectuelles – raisonnements, formules, etc. Une telle vie est tronquée et incomplète.

La vraie vie spirituelle n’est ni une vie d’orgie dionisiaque, ni une vie d’une limpidité appolonienne ; elle les dépasse toutes deux. C’est une vie de sagesse, une vie d’amour sage. Dans Sophia, le principe de la sagesse la plus élevée, sont unis inséparablement la grandeur et la majesté de l’inconnu qui est en Dieu, et tout ce qui est fertile et maternel dans Sa création : les principes paternel et maternel, le Père incréé et la sagesse créée.

La foi nous ouvre ce royaume plus élevé d’union, de force, de clarté, d’amour sage où, au lieu de la lumière limitée et fragmentaire que donnent les principes rationnels, la Vérité est Une et Indivise et ramène tout à elle dans l’intégrité de Sapientia ou de Sophia. Lorsque saint Paul disait que l’Amour est l’accomplissement de la Loi et que l’Amour a délivré l’homme de la Loi, il voulait dire que, par l’Esprit du Christ, nous sommes incorporés à Lui, qui est la force et la sagesse de Dieu, afin qu’Il devienne notre vie, notre lumière, notre amour et notre sagesse. Notre vie spirituelle dans sa plénitude est une vie de sagesse, une vie dans le Christ. Les ténèbres de la foi portent leur fruit dans la lumière de la sagesse.

Thomas Merton, « Semences de contemplation », Editions Points 2010 p. 137-147.