Pourquoi l’Église a-t-elle une Doctrine Sociale ?

Depuis l’élection de Jean-Paul II, l’Église parle beaucoup de sa doctrine sociale. Ceci pourrait être perçu comme un étrange paradoxe : l’Église qui a une mission d’ordre spirituelle et surnaturelle, s’intéresse de prêt à la vie de la société. En fait, l’Église cherche à éclairer notre comportement en société pour permettre de conformer en tout point notre vie à l’Évangile.

Depuis l’avènement de Jean-Paul II au souverain pontificat, nous entendons régulièrement parler de la Doctrine Sociale de l’Église (D.S.E.), mais qu’est-ce que c’est exactement ? Pourquoi l’Église qui a une mission spirituelle, s’intéresse-t-elle à la vie et à l’organisation de la société ? Quelle influence pratique la D.S.E devrait-elle avoir dans la vie de chaque chrétien ?

La Doctrine Sociale de l’Église a une longue histoire[1] qui commence le jour de la Pentecôte, où les Apôtres, recevant les dons du Saint-Esprit, partent à travers le monde annoncer l’Évangile. Même si la dénomination de D.S.E. est récente, cela ne signifie pas que ses principes n’ont pas été appliqués dès les temps apostoliques. Croire qu’elle ne débute qu’avec la première grande encyclique sociale de Léon XIII en 1891, Rerum novarum, serait une grave erreur. Tout au long de l’Ancien Testament, nous trouvons de véritables textes de doctrine sociale, notamment dans le prophète Jérémie qui critique vigoureusement les abus de sont époques. Les Pères de l’Église ont, à leur tour, abondamment parlé et écrit sur le sujet. Il nous suffit de regarder les écrits de saint Clément d’Alexandrie, de saint Basile, saint Ambroise, de saint Augustin ou encore de saint Jean Chrysostome pour voir comment ils se sont élevés, par exemple, contre les injustices sociales provoquées par les grands propriétaires fonciers, contre l’avortement et le divorce, contre la guerre injuste, etc.. Au Moyen-Âge, nous pouvons citer saint Thomas d’Aquin qui parla beaucoup de la loi, de la justice, de la guerre juste, de l’autorité et du gouvernement. À la renaissance Francisco de Vitoria se pencha plus particulièrement sur le sort des indiens d’Amérique et fut ainsi à l’origine du droit international. Au XIXème siècle les catholiques sociaux ont lutté contre les injustices de la révolution industrielle et ont ainsi permis à Léon XIII de faire une série d’encycliques sociales rappelant les exigences de l’Évangile. Devant le refus grandissant des hommes du XXème siècle de vivre chrétiennement, les papes n’ont cessé de rappeler les exigences sociales du christianisme, élaborant ainsi une véritable Doctrine Sociale.

Avant même de définir ce qu’est la Doctrine Sociale de l’Église, nous devons nous interroger sur sa compétence pour intervenir en cette matière. En effet, l’Église, par sa mission, a le droit et le devoir d’intervenir en matière sociale dès que la nécessité s’en fait sentir. La raison est triple :

  1. Dieu voulant sauver la création, l’Église doit annoncer ce message de salut à tous les peuples[2];

  2. L’Église, de par sa mission, est ‘Mère et éducatrice’ des consciences des hommes[3] et, par conséquent, doit les éclairer tous les hommes sur ce qui est conforme à l’Évangile ou ce qui s’y oppose radicalement ;

  3. L’Église doit préserver l’unité et la charité au sein du Corps Mystique du Christ. Pour cela, elle doit dénoncer les atteintes portées à la foi, à la morale et à la dignité de la personne humaine,[4] car l’Église est “gardienne et interprète de la doctrine de Jésus-Christ”,[5] et “gardienne, par la volonté de Dieu et par mandat du Christ, de l’ordre naturel et surnaturel”.[6]

Par conséquent, l’Église s’est toujours reconnue ce droit d’intervention dans le domaine temporel selon diverses modalités suivant les situations historiques. Si l’Église s’arroge un droit de regard sur le temporel, ce n’est pas pour s’accaparer un pouvoir, mais pour éclairer les hommes sur leurs devoirs et les aider, voire même de façon concrète par des œuvres caritatives, et ceci en raison de sa compétence provenant de sa mission. Le Catéchisme de l’Église Catholique rappelle que “l’Église porte un jugement moral, en matière économique et sociale, ‘quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent’ (Gaudium et spes, n°76, 5). Dans l’ordre de la moralité elle relève d’une mission distincte de celle des autorités politiques : l’Église se soucie des aspects temporels du bien commun en raison de leur ordination au souverain Bien, notre fin ultime. Elle s’efforce d’inspirer les attitudes justes dans le rapport aux biens terrestres et dans les relations socio-économiques” (n°2420).

Maintenant que nous avons vu la compétence de l’Église en matière sociale, nous pouvons la définir en disant que la Doctrine Sociale de l’Église est un ensemble de vérités morales et religieuses, un ensemble de principes, ainsi qu’un ensemble de valeurs, une hiérarchie des valeurs qu’il faut croire, respecter, défendre, aimer et mettre en œuvre dans notre vie quotidienne.[7] Ces valeurs sont des exigences fondamentales de la condition humaine créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, en vue de sa fin surnaturelle, la vision béatifique. Le Catéchisme de l’Église Catholique résume ainsi ce qu’est la D.S.E. : “La doctrine sociale de l’Église propose des principes de réflexion ; elle dégage des critères de jugement ; elle donne des orientations pour l’action” (n.2423). Jean-Paul II dit en d’autres termes : “Elle (la D.S.E.) n’est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la Foi et de la Tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale. L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale, font partie de la mission d’évangélisation de l’Église. Et s’agissant d’une doctrine destinée à guider la conduite de la personne, elle a pour conséquence ‘l’engagement pour la justice’ de chacun suivant son rôle, sa vocation, sa condition”.[8]

La D.S.E. est une doctrine, c’est-à-dire un enseignement constant de l’Église en matière sociale, mais cet enseignement, tout en étant fidèle à ses principes, doit toujours s’adapter aux situations changeantes de la vie de la société. Le Catéchisme de l’Église Catholique dit : “L’enseignement social de l’Église comporte un corps de doctrine qui s’articule à mesure que l’Église interprète les événements au cours de l’histoire, à la lumière de l’ensemble de la parole révélée par le Christ Jésus avec l’assistance de l’Esprit Saint. Cet enseignement devient d’autant plus acceptable pour tous les hommes de bonne volonté qu’il inspire davantage la conduite des fidèles” (n.2422).[9] Jean-Paul II rappelle à ce sujet : “En effet, continuité et renouvellement apportent une confirmation de la valeur constante de l’enseignement de l’Église. Ces deux qualités caractérisent son enseignement en matière sociale. D’un côté, cet enseignement est constant parce que identique dans son inspiration de base, dans ses ‘principes de réflexion’, dans ses ‘critères de jugement’, dans ses ‘directives d’action’ fondamentales et surtout dans son lien essentiel avec l’Évangile du Seigneur ; d’un autre côté, il est toujours nouveau parce que sujet aux adaptations nécessaires et opportunes entraînées par les changements des conditions historiques et par la succession ininterrompue des événements qui font la trame de la vie des hommes et de la société”.[10]

Les principaux sujets dont traite la D.S.E. sont la justice sociale et la solidarité, la propriété et la répartition des biens, la famille, le travail, les lois, l’autorité et le gouvernement, les droits et devoirs de l’homme à commencer par le droit à la vie, l’État, l’entreprise et les associations, les syndicats, l’économie, les relations internationales, la guerre, la culture.

La D.S.E. a pour fondement la loi naturelle et la Révélation, la sagesse humaine et l’Évangile.[11] Ces deux piliers sont complémentaires et n’en font qu’un comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.

En constituant ainsi une véritable Doctrine Sociale, l’Église a pour unique objectif d’aider les hommes à vivre l’Évangile à travers les réalités quotidiennes de notre vie afin de “créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien.”[12] Elle a donc pour finalité de construire la civilisation de l’Amour, dont parle si souvent Jean-Paul II, et être un véritable instrument d’évangélisation. Le but de l’Église n’est pas de créer une société humainement parfaite, mais de permettre à l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, de vivre l’Évangile et d’avoir, dès ici-bas, une grande intimité avec la très Sainte Trinité au plus profond de son âme, et cela quels que soient le pays dans lequel il vit et quel que soit sa condition sociale. L’important n’est pas tant ce que l’on fait, ce que l’on a, où l’on est, mais l’amour que nous montrons à Dieu dans les moindres détails de notre vie, ainsi que dans les personnes que nous sommes appelées à côtoyer tout au long de nos journées à l’image de Jésus lavant les pieds de ses disciples avant d’instituer l’Eucharistie, le sacrement de son amour pour nous. Par conséquent, la Doctrine Sociale de l’Église nous invite à entrer dans la logique de l’amour de Dieu dans notre vie quotidienne, car il ne peut y avoir de dissociation entre l’assistance à la messe dominicale et notre vie familiale et professionnelle, cela ne forme qu’un tout pour la plus grande gloire de Dieu et la sanctification de notre âme. De ce fait, vivre les principes de la D.S.E. constitue une réponse de l’homme à l’Amour que Dieu nous manifeste constamment, pour rentrer dans son amour.

Autrement dit, la D.S.E. nous donne des repères pour vivre au quotidien l’Évangile. L’ensemble des principes et valeurs de la D.S.E sont là pour nous aider à vivre notre foi, notre espérance et notre charité. Ces trois vertus théologales peuvent rester lettres mortes si on ne cherche pas à les vivre dans nos relations avec les autres. Dans notre vie quotidienne, la bonne volonté ne suffit pas, ce ne sont pas ceux qui disent ‘Seigneur, Seigneur’ qui pourront voir le Père au terme de notre pèlerinage terrestre, mais bien ceux qui font la volonté du Père en cherchant à aimer et servir dans ‘les plus petits de ses frères’.

Comment prétendre aimer Dieu si par nos bulletins de vote on ne cherche pas à défendre la vie dès sa conception ainsi que la famille ? Comment prétendre suivre le Christ si on réduit le travail à une obligation et si on l’organise de façon inhumaine et sans une juste rétribution ? Comment prétendre être à l’écoute de l’Esprit Saint si on organise la vie économique et politique sans Dieu en laissant la loi du plus fort s’instaurer ? Comment prétendre aimer le Père si on ne remet pas la vie spirituelle au cœur de notre vie pour pouvoir promouvoir la vraie paix, objet de la septième béatitude ?

En conclusion, il faut savoir que la Doctrine sociale de l’Église existe, la découvrir, l’étudier pour la mettre en pratique. Souvent on croit que l’Église observe un certain mutisme sur les problèmes sociaux de notre temps, alors qu’il n’en ait rien. Évidemment les médias n’en font pas échos, c’est pourquoi, il faut s’en intéresser par soi-même selon les recommandations de Jean XXIII dans l’Encyclique Mater et Magistra aux numéros 222-224 : “Nous réaffirmons tout d’abord que la doctrine sociale enseignée par l’Église fait partie intégrante de son enseignement sur la vie humaine. Aussi désirons-Nous vivement la voir de plus en plus étudiée. Nous demandons qu’elle soit enseignée comme matière obligatoire dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. … Nous désirons aussi que la doctrine sociale de l’Église figure au programme de formation des paroisses comme des associations d’apostolat des laïcs et qu’elle soit propagée par tous les moyens modernes de diffusion : quotidiens et périodiques, ouvrages scientifiques ou de vulgarisation, émissions radiophoniques et télévisées.” Le Concile Vatican II confirmera solennellement ces recommandations en disant que “les laïcs doivent assimiler tout particulièrement les principes et les conclusions de cette doctrine sociale, de sorte qu’ils deviennent capables de travailler pour leur part à son développement aussi bien que de l’appliquer correctement.”[13] Jean-Paul II fait de la D.S.E. l’instrument privilégié de la nouvelle évangélisation. S’il a écrit autant de documents sur le sujet, il va sans dire qu’il attache une importance sans commune mesure à son étude et à sa mise en pratique.

[1] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.72 : “La doctrine sociale n’a pas été pensée depuis le commencement comme un système organique, mais elle s’est formée au cours du temps, à travers les nombreuses interventions du Magistère sur les thèmes sociaux.”

[2] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.50 : “L’Église se place concrètement au service du Royaume de Dieu avant tout en annonçant et en communiquant l’Évangile du salut et en constituant de nouvelles communautés chrétiennes. … Il en découle, en particulier, que l’Église ne se confond pas avec la communauté politique et n’est lié à aucun système politique.” N.62-63 : “Par son enseignement social, l’Église entend annoncer et actualiser l’Évangile au cœur du réseau complexe des relations sociales. … Avec sa doctrine sociale, l’Église se charge du devoir d’annonce que le Seigneur lui a confié. Elle concrétise dans les événements historiques le message de libération et de rédemption du Christ, l’Évangile du Royaume.”

[3] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.70-71 : “L’Église a le droit d’être pour l’homme maîtresse de vérité de la foi : de la vérité non seulement du dogme, mais aussi de la morale qui découle de la nature humaine et de l’Évangile. … Ce droit est en même temps un devoir, car l’Église ne peut y renoncer sans se démentir elle-même et sans démentir sa fidélité au Christ.”

[4] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.81 : “La doctrine sociale assume une fonction d’annonce et de dénonciation. Avant tout, l’annonce de ce que l’Eglise possède en propre : ‘une vision globale de l’homme et de l’humanité’, à un niveau non seulement théorique mais pratique. La doctrine sociale, en effet, n’offre pas seulement des significations, des valeurs et des critères de jugement, mais aussi des normes et les directives qui en découlent. … La doctrine sociale comporte également un devoir de dénonciation… Cette dénonciation se fait jugement et défense des droits bafoués et violés, en particulier des droits des pauvres, des petits, des faibles.”

[5] Léon XIII, Encyclique Diuturnum illud

[6] Pie XII, Radio Message du 24/12/1942

[7] Cf. Mgr Guerry, La Doctrine Sociale de l’Église, éd. Centu-rion, 1957, page 13 : “La Doctrine Sociale de l’Église est un ensemble de conceptions (fait de vérités, de principes et de valeurs), que le Magistère vivant puise dans la loi naturelle et la révélation, et qu’il adapte et applique aux problèmes sociaux de notre temps afin d’aider, selon la manière propre de l’Église, les peuples et les gouvernants à organiser une société plus humaine, plus conforme au Dessein de Dieu sur le monde.”

[8] Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°41

[9] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.53 et 54 : “La transformation des rapports sociaux répondant aux exigences du Royaume de Dieu n’est pas établie dans ses déterminations concrètes une fois pour toutes. Il s’agit plutôt d’une tâche confiée à la communauté chrétienne, qui doit l’élaborer et la réaliser à travers la réflexion et la pratique inspirées de l’Évangile. … La transformation du monde se présente aussi comme une requête fondamentale de notre temps. La doctrine sociale de l’Église entend offrir à cette exigence les réponses qu’appellent les signes des temps, en indiquant avant tout que l’amour réciproque entre les hommes, sous le regard de Dieu, est l’instrument le plus puissant de changement, au niveau personnel et social.” N. 86 : “La doctrine sociale se présente comme un ‘chantier’ toujours ouvert où la vérité éternelle pénètre et imprègne la nouveauté contingente, en traçant les voies de justice et de paix.”

[10] Encyclique Sollicitudo rei socialis, n°3

[11] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n.74 : “Le fondement essentiel de la doctrine sociale réside dans la Révélation biblique et dans la tradition de l’Eglise. … La foi, qui accueille la parole divine et la met en pratique, agit en une interaction efficace avec la raison.” N.75 : “La foi et la raison constituent les deux voies cognitives de la doctrine sociale puisque celle-ci puise à deux sources : la Révélation et la nature humaine.”

[12] Pie XII, Radio Message, 1/6/1941

[13] Décret Apostolicam actuositatem, n.31

 

Père Marc Antoine FONTELLE

 

 

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