Quatrième Dimanche du Temps Ordinaire par P. Claude Tassin (Dimanche 31 janvier 2016)

Jérémie 1, 4-5.17-19 (« Je fais de toi un prophète pour les nations »)

La carrière prophétique de Jérémie commence vers l’an 627 et notre texte présente deux extraits du récit de sa vocation. Mais une *vocation se raconte souvent (et heureusement !) après coup, quand l’élu a expérimenté et compris à quelle mission Dieu l’avait appelé.
Jérémie constate que Dieu l’a choisi avant même sa naissance pour faire de lui un prophète pas comme les autres : « un prophète pour les nations ». Il parle au nom d’un Dieu qui exerce son action non seulement sur Israël, mais sur l’histoire de toutes les nations, et qui juge la conduite de tous les humains.
« Mets ta ceinture autour des reines », ne laisse pas pendre ton vêtement, car tu vas devoir te mettre au travail. « Lève-toi »… Chargé d’annoncer le jugement de Dieu contre un Israël impénitent, le prophète devra faire preuve de courage et subira de dures oppositions de la part des grands de son peuple ; on le jettera même dans une citerne (cf. Jérémie 38). Mais il découvrira qu’il n’a pas à trembler, sous peine de trahir le message du Dieu qui l’envoie et le « délivre » des complots ourdis contre lui. Faux espoir d’ailleurs, car Jérémie finira sa vie en Égypte, là où il ne voulait pas aller (Jérémie 43).
Dès son discours à la synagogue de Nazareth, Jésus se situe dans la lignée des prophètes dont l’action a débordé les frontières d’Israël. Dès ce moment, son peuple cherche sa perte ; mais Dieu le délivre, provisoirement, avant la croix, de ce danger qui l’empêcherait d’accomplir sa mission.

*Vocation et mission. La vocation de Jérémie s’inspire de celle de Moïse (Exode 3, 10-12). Mais c’est dès le sein de sa mère que Jérémie a été choisi et consacré par Dieu à son service. Si sa mission entre dans la catégorie des prophètes, sa vocation est un appel personnel qui fait de lui un prophète unique. De même, Paul revendiquera son rang d’apôtre (1 Corinthiens 9, 1-2), pour légitimer son travail missionnaire. Mais lorsqu’il évoque sa vocation propre (Galates 1, 15-16), c’est à la vocation de Jérémie qu’il se réfère (Jérémie 1, 5) et à celle du prophète Serviteur du Seigneur (Isaïe 49, 1), tous deux choisis dès le sein maternel. Tout croyant connaît cette tension entre le service d’Église qu’il exerce et son appel personnel reçu de Dieu.

 

Psaume 70 (« Toi, mon soutien dès avant ma naissance »)

Cette supplication livre sa clé au verset 9, omis légitimement par la liturgie de ce jour : Ne me rejette pas maintenant que j’ai vieilli ; alors que décline ma vigueur, ne m’abandonne pas.

Une première lecture

Au sein d’épreuves inhérentes à la vieillesse où l’on risque « d’être humilié pour toujours » en un monde devenu hostile, le poète biblique voit dans son Seigneur un rocher ferme, une forteresse, au-dessus de terrains mouvants et autres chaussées glissantes que redoute le troisième âge. L’espérance et la confiance du psalmiste s’appuient sur le souvenir d’une heureuse jeunesse fidèle à Dieu. L’auteur proclame – canne en main, imaginons-le ! – que le Seigneur a toujours été son appui, son soutien. Et cela en raison du projet divin d’accorder justice et salut à son futur fidèle, avant même sa naissance.
Ici se profile l’importance de la mémoire, la reconstruction par la mémoire d’une expérience, celle de la foi et de l’espérance. Au soir de sa vie, le psalmiste ne dit pas que la vieillesse est un naufrage ou que « c’était mieux avant ». Par une mémoire quasi juvénile, il contemple plutôt la fidélité du Seigneur à son égard, au long des ans : « Ma bouche annonce tout le jour », sans nostalgie, « tes actes de justice et de salut » qui m’accompagnent depuis ma jeunesse jusqu’à ma vieillesse.

La relecture liturgique de ce dimanche

Les psaumes, comme tout poème, se relisent sans cesse à travers l’histoire. Avec tous ses droits, la liturgie d’aujourd’hui détourne le sens originel du poème pour l’appliquer à la figure de Jérémie (1ère lecture). On ignore si celui-ci, traîné en Égypte contre son gré (Jérémie 42), a fait en ce pays « de vieux os ». Mais des rapprochements avec le psaume s’imposaient. Il a été choisi comme prophète dès le ventre maternel et appelé quand il était tout jeune, selon son objection, parallèle à celle de Moïse (Exode 4, 10) : « Ah, Seigneur mon Dieu ! Vois donc : je ne sais pas parler, je suis un gamin » (Jérémie 1, 6). C’est en tant que prophète, et non comme vieillard qu’il pouvait dire au Seigneur ; « Ma bouche annonce tout le jour tes actes de justice et de salut. » Il est invité à ne pas trembler dans sa difficile mission, à se considérer lui-même comme une forteresse, parce que, déclare le Seigneur, « je suis avec toi pour te délivrer ».
Bien sûr, tout chrétien, quelle que soit sa place dans l’Église et quels que soient son âge et ses épreuves peut s’approprier ce psaume et proclamer : « En toi, Seigneur, j’ai mon refuge. »

 

1 Corinthiens 12, 31 – 13, 13 (Hymne à la charité)

Depuis le chapitre 7 de l’épître, Paul répond aux questions que les Corinthiens lui ont adressées par écrit. Au chapitre 12, il tentait de classer les ministères, « les charismes », parce qu’à l’évidence, les ministres se jalousent entre eux et sèment la division. Le chapitre 14 soulignera la supériorité de la « prophétie », édification de la communauté à partir des Saintes Écritures, sur l’aspect clinquant du parler en langues. Auparavant, pour introduire ce message, l’Apôtre prend une hauteur lyrique dans ce qu’on appelle « l’hymne à la charité » : la *charité dépasse tous les services ecclésiaux ; elle est offerte à tout croyant comme le « charisme » fondamental, le don suprême de la grâce divine.
Paul recourt ici à un genre grec appelé « éloge de la plus haute vertu » (comparer Sagesse 7, 22 – 8, 1). La 1ère strophe se construit sur l’expression « j’aurais beau ». La connaissance des langues, avec le don de la prétendue langue des anges dit « glossolalie », la prophétie et la science des mystères divins, jusqu’à une foi miraculeuse et même l’ostentatoire distribution des biens aux affamés, tout cela ne vaut rien en l’absence de l’amour.
La 2e strophe personnifie l’Amour auquel 15 verbes donnent les plus hautes qualités d’humilité, de calme, de désintéressement et de totale patience.
La 3e strophe compare le temps présent dans lequel les Corinthiens surévaluent des donc transitoires (la prophétie, le parler en langues), aux temps futurs, l’état adulte qui aura pour repère définitif la vraie connaissance qui consiste dans les trois vertus : la foi, l’espérance et la charité. « Ce qui demeure » : sous la plume de Paul ce verbe signifie ce qui ne disparaitra jamais. Même dans le face-à-face avec Dieu, demeureront la foi comme confiance en lui et l’espérance comme aspiration sans cesse ravivée envers ses dons inépuisables ; mais la plus grande des vertus est la charité. Connaître vraiment, c’est aimer, comme Paul l’a souligné plus haut (1 Corinthiens 8, 1-2)

*Amour ou charité ? Il est difficile de traduire le mot grec agapè employé par Paul. Le mot charité tend à se dévaluer (« faire la charité ») et l’amour, dans l’usage courant, s’assimile trop souvent à l’affectivité, voire à la sensualité. Or, l’agapè, dans le Nouveau Testament, dépasse les variations saisonnières de l’affectivité. Dieu nous a aimés le premier et nous l’a prouvé dans le don de soi que fit le Christ sur la croix. En retour, la charité fraternelle, dépassant gratuitement les affinités familiales et sociales, prouve que nous commençons à comprendre l’amour gratuit de Dieu pour le monde (Jean 3, 16) et à en rendre témoignage.

 

Luc 4, 21-30 (Jésus, comme Élie et Élisée, n’est pas envoyé aux seuls Juifs)

Cette page d’évangile livre la suite de la scène commencée dimanche dernier, à savoir la prédication inaugurale de Jésus dans la synagogue de Nazareth, après son baptême et sa mise à l’épreuve au désert. Cet épisode, propre à saint Luc, permet à l’évangéliste de tracer le programme de son évangile et même des Actes des Apôtres.
Selon le scénario (« cette parole de l’Écriture [= Isaïe 61, 1-2], c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit »), Jésus prononce une homélie dont nous n’avons que la conclusion, due à un revirement de l’auditoire, aussi brusque que subtil sous la plume du narrateur. L’accueil est d’abord favorable : « Tous lui rendaient [un bon] témoignage ». La suite tourne à l’aigre. Si, en effet, le lecteur chrétien (nous !) reconnaît « le message de grâce » livré par Jésus, les Nazaréens, eux, « s’étonnent ». Le verbe peut signifier aussi « admirer » ; mais, chez Luc, le verbe a souvent le sens d’une incompréhension, Le scepticisme se précise par une question : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » Le lecteur chrétien, lui, sait depuis la scène du baptême que Jésus est Fils de Dieu, mais pas l’auditoire de la synagogue.
La réponse de Jésus, à travers deux proverbes, précise un malentendu complexe et contradictoire. D’une part, en tant que « fils de Joseph », de classe très moyenne, comment ce prédicateur prétend-il accomplir les Saintes Écritures ? Mais, d’autre part, s’il a des talents de prophète et de guérisseur, pourquoi les exercer à Capharnaüm, et non dans sa propre patrie ? Luc s’exprime ici selon la culture grecque : Quiconque a de merveilleux pouvoirs doit d’abord en faire bénéficier sa cité d’origine. On lui dresserait une statue et la ville y gagnerait en célébrité.
L’affrontement permet à Jésus de préciser sa mission, comparée à celle d’*Élie et d’Élisée. Ces deux prophètes avaient exercé leur ministère hors d’Israël, en Samarie. Le premier avait ressuscité le fils de la veuve de Sarepta (1 Rois 17, 17-24), le second avait purifié l’officier syrien de sa lèpre (2 Rois 5). Certes, c’est en Israël que Jésus ressuscitera le fils d’une veuve (Luc 7, 11-17), mais il louera un « bon Samaritain » (Luc 10, 29-37), un étranger et, dans l’épisode des dix lépreux guéris, le Samaritain seul se montrera reconnaissant (Luc 17, 15-18).
L’épisode de la synagogue devient tragique. Les auditeurs de la synagogue semblent comprendre que leur privilège de Peuple élu est battu en brèche par le programme universel de Jésus. Luc ignore que Nazareth n’est pas bâtie sur un « escarpement », mais il a besoin de ce relief pour signifier un projet de lapidation. En effet, les règles juives de la lapidation consistaient à précipiter le condamné depuis une hauteur et à l’achever à coups de pierres s’il n’était pas encore mort. En d’autres termes, les Nazaréens veulent exécuter Jésus comme faux prophète (comparer Luc 13, 34).
Le dénouement est étonnant : « Mais lui, passant au milieu d’eux, allait (son chemin). » Au vrai, nous devons passer de l’étonnement à l’émerveillement face au génie de l’évangéliste. En effet, par cette phrase, la caméra de Luc sort du champ d’un fait divers pour embrasser toute la destinée de Jésus et de sa Bonne Nouvelle. « Passant au milieu d’eux » : cette expression deviendra, dans le discours de Pierre chez Corneille, un résumé de la mission terrestre de Jésus : « Lui qui a passé en faisant le bien » (Actes 10, 38). « Il allait (son chemin) » : ce verbe annonce le moment décisif et solennel où Jésus commence son voyage vers Jérusalem, verset qui se traduit ainsi, de manière littérale et rugueuse : « Il arriva, comme s’accomplissaient les jours de son enlèvement, que lui-même endurcit sa face pour aller vers Jérusalem » (Luc 9, 51). Il ira vers Jérusalem pour son « enlèvement », c’est-à-dire à la fois sa mort et son Ascension qui ouvriront l’annonce universelle de l’Évangile.
La dimension universelle de la Bonne Nouvelle n’est jamais une évidence, mais un drame, aujourd’hui encore. Pour honorer cette dimension, il nous faut, sans prétention, renoncer à nos privilèges de « bien-pensants » et savoir reconnaître l’accueil des valeurs évangéliques par des personnes et des groupes les plus inattendus. Ce drame de l’ouverture, les premiers chrétiens l’auront vécu dans la tension entre l’Église et le monde juif. La véritable conclusion de l’épisode de Jésus à la synagogue se trouve dans la déclaration finale de Paul à l’adresse des Juifs de Rome : « Sachez-le : c’est aux païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu. Eux, ils écouteront » (Actes 28, 28).

*Élie. Au temps de saint Luc, Élie n’est pas seulement le prophète antique, mais celui dont le judaïsme attendait le retour pour la fin des temps (lire Malachie 3, 23-24). La tradition évangélique a vu en Jean Baptiste ce nouvel Élie (voir Matthieu 17, 9-13). Luc, lui, a contesté cette interprétation et a vu en Jésus lui-même le nouvel Élie, notamment en raison du caractère universel, depuis la Samarie jusqu’au bout du monde (Actes 1, 8), de son Évangile.

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