Un Chef des Pharisiens invite Jésus à un repas le jour du Sabbat (Luc 14,1-6)
Nous retrouvons ici la question du Sabbat déjà abordée en Luc 6,6-11 et 13,10‑17. Et avec elle, se pose à nouveau celle de la Loi : pourquoi existe-t-elle, dans quel contexte doit‑elle être interprétée, quel est son but ? Marc 2,27 nous donne la réponse à partir justement du Sabbat : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ». Ce qui est à la première place, ce n’est donc pas la Loi mais l’homme. L’homme n’a pas été fait pour la Loi, c’est la Loi qui a été faite pour l’homme. Elle est tout entière à son service pour le guider sur le chemin de la Vie, de la Plénitude et de la Paix. Or Dieu, Source d’Eau Vive, a créé l’homme pour qu’il trouve dans sa relation avec Lui la Plénitude de la Vie et donc son réel épanouissement. La Loi au départ était au service de cette relation de cœur avec Dieu. Elle invitait l’homme à se tourner tout particulièrement vers son Créateur et Père au moins une fois par semaine pour vivre ce temps de « sabbat » avec Lui (Exode 20,8‑11) et recevoir ainsi de sa générosité et de sa tendresse le repos intérieur, la Paix et le renouvellement des forces pour repartir ensuite dans le combat de la vie (Psaume 23(22),1-3 ; 62(61),1-3.6-9 ; 94(93),12‑13 ; 116(115),1-9)…
Vézelay, tympan intérieur de la Basilique
Mais les scribes et les Pharisiens, dans la folie de leur orgueil, avaient perdu au fil du temps cette perspective première. La Loi était devenu pour eux un moyen de rechercher leur propre gloire : « J’ai bien agi, donc je suis quelqu’un de bien et mes actions me valent de recevoir ce que je mérite… » ! Dieu n’intervient pas dans un tel schéma, sinon pour acquiescer et s’empresser d’obéir en donnant la récompense « méritée »… Ils mettaient donc toutes leurs forces à observer les plus petits commandements de la Loi et de la Tradition des Anciens (Galates 1,13‑14 ; Philippiens 3,4-6). Ils avaient du zèle, reconnaîtra St Paul, mais « il était mal éclairé » (Romains 10,2)… Et puisqu’ils se croyaient parfaits, ils se donnaient en exemple et multipliaient les exhortations, les ordonnances et les préceptes, tout en se considérant eux‑mêmes comme étant bien au-dessus de tout cela (Luc 18,11-12)… Ils disent, ils se vantent, mais ils ne font pas (Matthieu 23,1-7)… Et ceux qui essayaient de vivre selon leurs indications se décourageaient très vite et risquaient ou bien d’abandonner leur recherche de Dieu (Matthieu 23,13) ou bien d’adopter rapidement la même attitude hypocrite (Matthieu 23,15). Ils se croyaient les meilleurs, mais ils n’avaient pas en eux l’amour de Dieu (Jean 5,42) ! Ils s’attachaient à payer la dîme sur la plus petite des plantes potagères, et ils oubliaient de pratiquer ce que Dieu attend de nous tous : « la justice, la miséricorde et la bonne foi » (Matthieu 23,23). Pire, ils pervertissaient la Loi par leurs enseignements et « annulaient ainsi la Parole de Dieu au nom de leurs traditions » (Matthieu 15,1-9)…
Pour remettre les choses à leur juste place, Jésus invitera ses disciples à la vérité de la vie. Et cette vérité sera d’abord celle de leur conversion : ils étaient perdus, ils ne connaissaient pas Dieu et menaient une vie contraire à ses attentes, mais Lui est venu à leur rencontre en leur manifestant les profondeurs infinies de sa Miséricorde et de sa Tendresse (1Timothée 1,12‑17). Sa Lumière les a alors arrachés à leurs ténèbres, sa Bonté leur a ouvert gratuitement les Portes du Royaume et de la Vie. Ils ont pu commencer avec Lui une vie nouvelle, soutenue par la Présence de sa grâce, faisant chaque jour l’expérience de leur fragilité, de leur faiblesse, mais aussi de la fidélité sans faille de l’Amour de Dieu et de son soutien (2Corinthiens 12,7-10 ; Isaïe 54,10). Ce qui est premier pour Dieu, c’est l’homme, sa vie, qu’il soit le plus possible pleinement lui-même dans toutes les dimensions de son être, et qu’il grandisse dans la participation à cette Plénitude de Vie qu’Il désire nous communiquer. La Loi devait être au service de la vie ? Le Christ, le Fils Unique de Dieu fait chair se révèlera comme le Serviteur de cette vie (Jean 13,1-17). Il purifiera la Loi de tous ces préceptes contraires à la volonté de Dieu qui s’étaient accumulés au fil du temps. Et il la remettra à sa juste place, au service de la vie… Ainsi par exemple, un jour de sabbat, ses disciples eurent faim… Ils virent des épis de blé au bord du chemin et en prirent quelques grains pour apaiser leur faim. Pour les Pharisiens, ils font quelque chose qui est interdit le jour du Sabbat : ils moissonnent ! Pour Jésus, leur vie passe avant tout, ils ne font rien de mal (Matthieu 12,1-8)…
En Luc 14,1-6, Jésus rencontre donc un hydropique, un jour de Sabbat, sur le chemin qui le conduisait à la maison d’un chef de Pharisiens où il avait été invité à manger. La vie de l’homme passe toujours pour lui en premier ! Aussi fera-t-il ce que les Pharisiens interdisaient : « Il y a six jours pendant lesquels on doit travailler ; venez donc ces jours-là vous faire guérir, et non le jour du sabbat ! » (Luc 13,14). Mais Jésus « prit le malade, le guérit et le renvoya »… Notons ici l’initiative de Jésus qui, devant le chef des Pharisiens, « prend » le malade et donc le touche ! Or à cette époque, la maladie était comprise comme la conséquence d’un péché. Tout malade était donc impur et il était interdit de les toucher sous peine de devenir impur à son tour. Mais, la vie de l’homme toujours en premier ! Et Jésus touche ce malade, geste de tendresse, de compassion, de compréhension… Jésus le prend, le guérit, et le renvoie libre de tout ce qui, jusqu’à présent, entravait sa vie… Or nous sommes tous, quelque part, malades, blessés au plus profond de nous-mêmes, souffrants en nos âmes et parfois en nos corps, en quête de guérison et de plénitude… Jésus la désire plus que nous-mêmes : allons-nous lui faire confiance, allons-nous le laisser nous prendre (Jean 14,1-3 ; Luc 15,4-7) et nous emporter là où Il veut que nous soyons tous, dans le Royaume de son Père, dans sa Vie, sa Paix et sa Lumière (Jean 17,20-24) ? Si nous le laissons faire, il nous arrachera encore et encore à nos ténèbres (Colossiens 1,12-14), il nous guérira de toutes les conséquences de nos péchés (Jérémie 2,22 ; Psaume 103(102),1-5; 107(106),17-22 ; 30(29),3-4 ; 41(40),5 ; Jérémie 17,13-14 ; 30,17 ; 33,6-9 ; Isaïe 30,26 ; 58,1‑12[1]), il les prendra sur Lui, il les portera avec nous (1Pierre 2,24 ; Matthieu 11,28-30 ; Psaume 81(80),7), et il nous donnera la Paix du cœur (Jean 14,27), synonyme de Plénitude et de Vie éternelle. Puis il nous renverra dans la vie, libres car libérés de tous nos liens (Jean 8,31-36 ; 11,44) et en communion avec Lui (1Corinthiens 1,9 ; 1Jean 1,1-4). Il sera alors le compagnon fidèle de notre quotidien pour nous soutenir, nous guider, nous aider, nous secourir jusqu’à ce que nous soyons enfin arrivés là où il nous attend tous…
Christ Ressuscité, peint par Jean Cocteau (Chapelle St Blaise des Simples ; Milly la Forêt)
Les Pharisiens se taisent à nouveau, refusant de dire à Jésus qu’il a raison, et refusant du même coup de reconnaître qu’ils étaient dans l’erreur. Pourtant, lorsqu’il y avait danger de mort, la Loi permettait d’agir, et Jésus le sait bien : « Lequel d’entre vous, si son fils ou son bœuf vient à tomber dans un puits, ne l’en tirera aussitôt, le jour du sabbat ? » Il était en effet permis d’agir en cas de danger de mort, et Jésus, Lui, sauve du plus grave danger qui soit : les conséquences du péché, la séparation d’avec Dieu et la mort en tant qu’absence de Vie qui s’ensuit (Jean 5,14)… C’est la troisième fois que Jésus aborde ce sujet avec eux ! Allaient-ils enfin reconnaître à travers ses œuvres la Présence de ce Salut qu’il est venu nous offrir ? Hélas, « l’orgueil est leur collier » (Psaume 73(72),6), il les aveugle (Jean 9,41)… Aussi Jésus va-t-il les appeler à l’humilité… Après la guérison de l’hydropique, il entre dans la maison du Chef des Pharisiens et remarque que beaucoup « choisissaient les premiers divans ». Dans les grandes occasions, on mangeait en effet « à la romaine », étendu de côté sur un divan (cf. Jean 21,20)… Et Jésus reprendra à nouveau l’image des noces (cf. Luc 12,36), évoquant avec elle l’Alliance que Dieu veut construire avec l’humanité tout entière (Genèse 9,8-17). Un mot intervient alors très souvent : « invité » (Luc 14,7.8.9.10). Il prépare le passage qui suivra où Dieu sera présenté comme celui qui, avec son Fils et par lui, nous invite tous gratuitement, par amour, à sa table (Proverbes 9,1‑6 ; Apocalypse 19,9). Mais l’orgueilleux ne serait tenir en présence de Dieu (Isaïe 2,10-17). Aussi Jésus va-t-il essayer de les faire grandir dans l’humilité en leur conseillant de ne pas choisir les premières places. Si celui qui a organisé le repas avait déjà réservé cette place à quelqu’un d’autre, il faudrait se lever devant tout le monde et quitter la première place tant recherchée pour aller à la dernière. L’orgueilleux humilié ne pourra alors que connaître « la confusion » (cf. Luc 13,17). Celui qui, par contre, choisit la dernière place, « estime les autres supérieurs à soi » et manifeste ainsi son humilité (Philippiens 2,3). Et si le Maître du repas décide de le faire monter plus haut, quelle gloire et quel honneur pour lui… Et c’est toujours ce que Dieu fait : si les orgueilleux ne peuvent que connaître la confusion et la honte à cause de leur orgueil, Dieu, lui, « élève les humbles » (Luc 1,51-52), leur donne sa Gloire (Jean 17,22) et les fait siéger à ses côtés (Luc 22,30) !
Motif floral peint par Jean Cocteau, chapelle St Blaise des Simples, Milly la Forêt
Or « l’humble » est avant tout celui qui accepte de faire la vérité sur lui-même et donc de reconnaître ses limites, ses faiblesses, sa misère, ses incohérences… Si cette démarche s’accomplit de tout cœur avec le désir et l’espoir de grandir, avec l’aide de Dieu, dans la fidélité et dans l’amour alors Dieu ne pourra une fois de plus qu’être Bienveillant envers le malade qu’il guérira, l’injuste qu’il justifiera (Luc 5,31-32 ; Romains 3,26), le pécheur qu’il sanctifiera (1Corinthiens 6,9-11 ; 1Thessaloniciens 5,23-24 ; Jean 1,29) en lui donnant une dignité incomparable, la sienne (Luc 22,24-30 ; Jean 12,26) ! C’est ainsi que le Publicain repentant repartit chez lui justifié, à la différence du Pharisien orgueilleux (Luc 18,9-14). C’est ainsi que le fils prodigue repentant se retrouva revêtu d’un vêtement de prince (Luc 15,22). C’est ainsi, disait Jésus aux scribes et aux Pharisiens que « les prostituées vous précèdent dans le Royaume des Cieux » (Matthieu 21,31-32). Et elles savent bien qu’elles ne doivent leur condition nouvelle qu’à la Miséricorde du Seigneur ! C’est pourquoi la pécheresse repentante avait le cœur débordant de reconnaissance et d’amour (Luc 7,36-50)… Ainsi, « quiconque s’élève sera abaissé » par le simple fait que son orgueil, qui est mensonge et illusion, apparaîtra en pleine lumière dans la Lumière de la Vérité. Mais « celui qui s’abaisse » en faisant humblement la vérité ne pourra que rencontrer en vérité Celui qui ne cherche qu’à sanctifier, vivifier, glorifier… « Il sera donc élevé » par Dieu Lui-même jusqu’à Lui, en son Ciel, sa Vie, sa Gloire et sa Lumière, comme le fût Jésus au jour de son Ascension (Luc 24,50-53 ; Matthieu 19,28 et pour Dieu, juger, c’est sauver (Jean 3,17-18))…
Lourdes, Basilique du Rosaire, Ascension du Christ
Pour les aider à guérir de leur orgueil, Jésus vient donc d’appeler très concrètement ceux qui choisissaient les premières places à l’humilité. Et puisque l’orgueilleux risque de se rechercher dans toutes les actions qu’il pose, Jésus va également les inviter à la gratuité, à la pureté d’intention, en posant des actions pour Dieu et pour Lui seul. Et ils le feront en ne cherchant que le bien de ceux et celles qui les entourent (cf. 1Jean 4,20 ; Matthieu 22,34-40)… Or « les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles », tous les blessés de la vie, d’une manière ou d’une autre, sont ceux qui en ont le plus spécialement besoin. Mais quelle révolution pour ces Pharisiens d’accepter de faire entrer chez eux tous ces êtres impurs qui « contaminent » tout ce qu’ils touchent (cf. Jean 18,28) ! Elle ne pourra se faire que petit à petit. St Pierre en sera le premier à en faire l’expérience. Il ne lui faudra rien de moins qu’une apparition pour lui permettre de dépasser toutes ces barrières de soi disant « pureté » ou « impureté » que les hommes avaient dressées entre eux en se servant de la Loi (Actes 10,1-11,18 ; Ephésiens 2,14-18).
De plus, Dieu se révèle indirectement en ces lignes, Lui dont l’Amour est absolument pur, Lui qui ne se recherche en rien, Lui qui ne fait que poursuivre inlassablement le bien de ceux et celles qu’il aime… Et il aime tous les hommes, même – et tout spécialement – ceux qui font le mal et ne peuvent donc que connaître, dans leur cœur, « la souffrance, l’angoisse » (Romains 2,9), et la tristesse… Or Dieu nous a faits pour la vie ! « Aimer » sera alors synonyme pour lui d’invitation inlassable à la conversion, pour que le pécheur puisse enfin, avec le secours de sa grâce, quitter les chemins du mal et de la mort pour trouver avec Lui celui de la vraie Vie et de la Paix…
Dans la dernière section du chapitre 14 (Luc 14,15-35), Jésus, après s’être attaqué aux pièges de l’orgueil, va remettre à leur juste place les biens matériels et les relations familiales. Rien dans ce domaine n’est mauvais en soi, bien au contraire. Mais la préoccupation première de l’homme devrait être son lien avec Dieu, Source de sa Vie. Tout le reste en découle. Et tout ce qui pourrait conduire à délaisser Dieu doit être corrigé. Dieu est ainsi, absolu, exclusif… Il demande tout, car de son côté, il donne tout et permet ensuite de vivre une relation juste avec tout… Il ne s’agit donc pas de tout lui donner pour être privé de tout, mais au contraire de lui offrir toutes nos fausses pistes de bonheur pour trouver avec Lui cette Plénitude pour laquelle il nous a créés et qu’il veut nous donner de tout son Cœur…
A la béatitude de Jésus, « heureux seras-tu » de ce que les pauvres, les estropiés, les boiteux et les aveugles que tu auras invités « n’ont pas de quoi te le rendre, car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes », un convive répond avec une autre béatitude : « Heureux celui qui prendra son repas dans le Royaume des Cieux »… C’est vrai, mais pour qu’il en soit réellement ainsi, Jésus va nous mettre en garde contre tout ce qui pourrait nous empêcher de répondre à l’invitation du Seigneur. Notons la perspective mise en place : « un grand dîner » où « beaucoup de monde » est invité… Toute l’humanité est conviée au festin du Royaume… Indirectement Jésus se présente comme « le Serviteur », qui, en servant Dieu, se met au service des hommes pour leur transmettre l’invitation à la Vie que Dieu leur adresse… « Venez ; maintenant tout est prêt »… « Tout est accompli » (Jean 19,30), l’Esprit Saint, arrhes du Royaume, nous est déjà donné (1Thessaloniciens 4,8 ; Ephésiens 1,13-14 ; Jean 20,22) … Il suffit d’ouvrir son cœur pour vivre dès maintenant, dans l’aujourd’hui de notre foi, les réalités invisibles du Ciel que nous découvrirons pleinement par-delà notre mort …
Tout est donné, tout est offert… Mais celui qui n’a d’autre préoccupation que « le champ » ou « les cinq paires de bœufs » qu’il vient d’acheter, comment pourra-t-il l’accueillir ? De même, « celui qui vient de se marier » et ne pense qu’à cette nouvelle vie qui s’ouvre à lui, comment pourra-t-il l’accueillir ? Jésus reprendra systématiquement ces deux points en les radicalisant. Les paraboles de l’homme qui « veut bâtir une tour » ou celle du roi qui « part faire la guerre à un autre roi » n’auront en effet d’autre but que d’illustrer ce principe : « Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple » (Luc 14,28‑33)… Et juste avant, Jésus avait de nouveau abordé les relations humaines, mais cette fois ce n’est pas seulement l’époux ou l’épouse qui sont concernés, mais les êtres les plus chers, jusqu’à sa propre vie : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14,25-26). Le verbe « haïr » est choisi à dessein : rien ni personne, pas même les plus proches parmi les proches, ne doivent passer avant Dieu. Et si Dieu est vraiment à la première place dans nos cœurs, alors Lui-même sera le principe d’une relation renouvelée, fortifiée, intensifiée avec tous ceux et celles que nous aimons… Avec Lui, nous honorerons nos parents, nous serons fidèles en amitié (Matthieu 19,16-19), nous aimerons notre époux ou notre épouse avec l’Amour même du Seigneur (Ephésiens 5,21-33)…
Cet enseignement est aussi l’occasion pour Jésus de montrer à quel point « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1Timothée 2,4). Trois personnes viennent de refuser de répondre à l’invitation ? « Vite », il faut partir « par les place et les rues de la ville » à la rencontre de tous les autres, et tout spécialement de tous ceux qui souffrent, « les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux », car Dieu les veut à sa table… On découvre ainsi que si quelqu’un fait de même ici-bas (Luc 14,13), son festin sera « signe du Royaume » ! Il agira « à l’image et ressemblance de Dieu » (Genèse 1,26-27)… Mais il faut faire plus encore… Quand « les ordres sont exécutés et qu’il y a encore de la place », il faut aller « par les chemins et le long des clôtures » pour inviter tous ceux et celles que nous rencontrerons[2]… Et pour souligner l’intensité avec laquelle Dieu nous veut avec Lui, auprès de Lui, « de tout son cœur et de toute son âme » (Jérémie 32,40-41), Jésus fait dire au Maître de Maison : « Fais entrer les gens de force, afin que ma maison se remplisse », même si l’homme est libre et peut toujours refuser ce que Dieu désire si « fort » pour lui… St Paul brûlera de cette même ardeur : « Je me suis fait tout à tous afin d’en sauver à tout prix quelques uns » (1Corinthiens 8,18-22)… Demandons lui, à notre tour, la grâce de participer le plus possible à cette œuvre de Salut universel… Peut-il exister en effet quelque chose de plus beau que de travailler à la Vie éternelle, à la Joie, à la Paix, au vrai Bonheur de tous ceux et celles qui nous entourent ?
Enfin, ce chapitre se conclue par un appel lancé par Jésus à ses disciples : c’est par leur relation à Dieu qu’ils sont ce qu’ils sont, « sel de la terre, et lumière du monde » (Matthieu 5,13‑16). Qu’ils veillent donc à garder Dieu à la première place en leur cœur, et à ne pas laisser « les soucis du monde, la séduction de la richesse et les autres convoitises » les pénétrer et étouffer ainsi la Parole, qui demeurerait alors sans fruit (Marc 4,19). C’est du Dieu
Source d’Eau Vive qu’ils reçoivent la Vie (Jérémie 2,13 ; 17,13-14 ; Psaume 42(41),2-3 ; Jean 4,10‑14 ; 7,37-39), du Dieu Lumière la Lumière (1Jean 1,5 ; Ephésiens 5,8 ; Jean 12,35-36 ; 8,12), du Dieu Amour l’Amour (Romains 5,5 ; Galates 5,22), du Dieu Esprit l’Esprit qui vivifie, fortifie, apaise et console (Jean 4,24 ; 6,63 ; Galates 5,25 ; Ephésiens 3,16 ; 2Timothée 1,7)… Sans Lui, ils ne sont rien, avec Lui, ils peuvent tout (Jean 15,5 ; Philippiens 4,13)…
Les Trois paraboles de la Miséricorde (Luc 15)
Jésus vient d’inviter ses auditeurs à mettre Dieu à la première place dans leur vie. Il va maintenant leur révéler qu’ils sont, eux, à la première place dans le cœur de Dieu surtout s’ils sont meurtris, blessés, perdus… Les principales catégories de personnages sont présentes. « Les publicains » (collecteurs d’impôts pour les Romains) et « les pécheurs s’approchaient de lui pour l’entendre ». Le courant passe donc entre eux et Jésus, le Sauveur du Monde… Les scribes et les Pharisiens sont par contre emmurés dans leur orgueil : « ils murmurent » entre eux…
Parfois, les auteurs bibliques écrivent en utilisant la technique de l’inclusion qui consiste à répéter une ou plusieurs idées disposées autour d’un centre, et c’est bien sûr ce centre qui constitue à leurs yeux le message principal. La Parabole de la Brebis perdue est rédigée ainsi. Si, en la lisant, notre attention se fixe tout naturellement sur le Bon Pasteur qui cherche sa brebis perdue jusqu’à ce qu’il la retrouve, puis la met sur ses épaules et la ramène à la maison, le centre autour duquel gravite St Luc n’est pas celui-là ! Au cœur du texte, nous découvrons en effet l’appel de Jésus lancé aux scribes et aux Pharisiens pour qu’ils soient avec lui et se réjouissent avec lui du salut de tous. Ce sont eux, en effet, qui le préoccupent le plus. Enfermés qu’ils sont dans l’illusion de leur orgueil, ils se croient parfaits, ils pensent qu’ils sont justes et qu’ils n’ont pas besoin de repentir ! Et pourtant, ils vont droit à leur perte…
Mais Dieu de son côté veut le salut de tous ; il a donné à son Fils le monde à sauver (Jean 3,16-17 ; 4,42), et, dira Jésus, « c’est la volonté de celui qui m’a envoyé que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné » (Jean 6,39). D’où cet appel pressant lancé aux scribes et aux Pharisiens qu’il appelle indirectement « ses amis et ses voisins » : pour eux aussi, il est le Bon Pasteur qui cherche, cherche et cherchera encore jusqu’à ce qu’il trouve… Et c’est bien ce qu’il fait à leur égard en ce moment précis où il leur raconte la Parabole de la Brebis Perdue. ..
Le mouvement littéraire présenté ci-dessous respecte l’ordre du texte grec :
(4) A – Quel homme parmi vous ayant cent brebis et ayant perdu l’une d’entre elles
ne laisse-t-il pas les quatre vingt dix neuf dans le désert
B – et part vers la (brebis) perdue
C – jusqu’à ce qu’il la retrouve ?
(5) Et l’ayant retrouvée, il la pose sur ses épaules
D – se réjouissant
(6) E – et étant arrivé à la maison
il convoque amis et voisins
et leur dit :
D’ – « Réjouissez-vous avec moi
C’ – car j’ai retrouvé ma brebis
B’ – (celle qui était) perdue.
(7) A’ – Je vous le dis : Il y aura ainsi (plus) de joie dans le ciel pour un pécheur qui se convertit
que pour quatre vingt dix neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion ».
De plus en parlant ainsi, Jésus se présentait indirectement comme le Messie promis appelé à accomplir l’œuvre du Dieu de Miséricorde. En effet, si le titre de Pasteur n’est donné que quatre fois à Dieu dans l’Ancien Testament (Psaume 80(79),2 ; 23(22),1 ; Genèse 48,15 ; 49,24), l’image du berger est très souvent reprise pour décrire le soin attentif avec lequel « le gardien d’Israël » (Psaume 121(120),4) s’occupe du « troupeau de son bercail » (Psaume 79(78),13 ; 95(94),7; 100(99),3) : il marche devant lui (Psaume 68(67),8), il le conduit (Psaume 28(27),9) par la main de Moïse et d’Aaron (Psaume 77(76),21)… Le prophète Ezéchiel reprendra ce thème en son chapitre 34, un texte auquel Jésus fait très certainement allusion ici : « Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici que j’aurai soin moi-même de mon troupeau et je m’en occuperai. Comme un pasteur s’occupe de son troupeau, quand il est au milieu de ses brebis éparpillées, je m’occuperai de mes brebis. Je les retirerai de tous les lieux où elles furent dispersées, au jour de nuées et de ténèbres. Je leur ferai quitter les peuples où elles sont, je les rassemblerai des pays étrangers et je les ramènerai sur leur sol. Je les ferai paître sur les montagnes d’Israël, dans les ravins et dans tous les lieux habités du pays. Dans un bon pâturage je les ferai paître, et sur les plus hautes montagnes d’Israël sera leur pacage. C’est là qu’elles se reposeront dans un bon pacage ; elles brouteront de gras pâturages sur les montagnes d’Israël. C’est moi qui ferai paître mes brebis et c’est moi qui les ferai reposer, oracle du Seigneur Dieu. Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je fortifierai celle qui est malade. Celle qui est grasse et bien portante, je veillerai sur elle. Je les ferai paître avec justice » (Ezéchiel 34,11-16). Et Dieu agira ainsi par le Messie, nouveau David : « Je susciterai pour le mettre à leur tête un pasteur qui les fera paître, mon serviteur David : c’est lui qui les fera paître et sera pour eux un pasteur. Moi, le Seigneur, je serai pour eux un Dieu, et mon serviteur David sera prince au milieu d’eux. Moi, le Seigneur, j’ai parlé » (Ezéchiel 34,23-24).
Ainsi, en donnant la Parabole de la Brebis perdue à ces scribes et à ces Pharisiens qui connaissaient par cœur tous ces textes de l’Ancien Testament, Jésus se présentait indirectement comme étant le Messie promis, ce Pasteur d’Israël avec lequel et par lequel Dieu le Père veut rassembler dans l’unité de son Esprit, de son Amour et de sa Paix, tous ses enfants dispersés (Jean 11,52). Avec lui et par lui, Dieu se présentait comme Celui qui cherche l’homme perdu « avec soin » « jusqu’à ce qu’il le retrouve ». Et c’est toujours Lui, avec le Christ et par le Christ, qui se propose de le porter par son Esprit pour qu’il revienne à la Maison… La Bonne Nouvelle d’un Dieu Sauveur imperturbablement fidèle, toujours proche de sa créature (Matthieu 3,2 ; 4,17 ; 10,7), se réjouissant avec elle, portant avec elle ses épreuves et ses peines (Matthieu 11,28‑30 ; 2Corinthiens 1,3-10 ; 4,6-10), transparaît ici en pleine lumière… Dieu nous est donc toujours infiniment proche, et sa Présence se fait d’autant plus pressante que l’homme est en danger, c’est-à-dire égaré, perdu dans les multiples sinuosités de son péché…
Ce message sera répété par deux fois avec la Parabole de la Brebis Perdue puis celle, quasiment identique, de la Drachme perdue pour bien souligner que le retour de l’homme à la Maison du Père est avant tout le fruit de l’œuvre de Dieu qui avec son Fils et par son Fils est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Luc 19,10). Avec Lui et par Lui, ce qui est impossible à l’homme laissé à ses seules forces d’homme devient possible (Luc 18,26-27). Et c’est grâce à sa Force, portés par sa Grâce, que nous pourrons tourner le dos aux ténèbres et prendre le chemin du retour, vers la pleine Lumière. .. Tout vient de Dieu, tout est donné par Dieu, mais personne ne se lèvera et ne marchera à notre place… A l’appel du Christ, soutenus par l’Esprit du Christ, nous avons à prendre la décision du retour au Père. Nous coopérerons ainsi librement à l’œuvre divine de notre salut. C’est ce que dira Jésus, dans un deuxième temps, avec la Parabole de l’Enfant prodigue : « Je veux partir, aller vers mon Père » (Luc 15,18)… Ainsi, les deux premières paraboles insistent plus sur l’œuvre du Fils cherchant et ramenant l’humanité au Père, tandis que la dernière nous présente cette humanité (soutenue par le Christ) en marche vers la Maison du Père, où ce dernier nous attend tous avec tendresse pour nous serrer entre ses bras…
Dans cette troisième parabole, cette liberté de l’homme évoquée précédemment apparaît tout de suite. Le fils prodigue demande-t-il à son Père « la part de fortune qui lui revient » ? Il la lui donne aussitôt… Prend-il ensuite la décision de partir ? Il le laisse s’éloigner vers un pays lointain et « dissiper son bien en vivant dans l’inconduite ». Et telle est, de fait, la conséquence de toutes nos inconduites : « le péché m’a fait perdre mes forces » (Psaume 31(30),11) dit le Psalmiste. Il altère cette relation vitale d’union de cœur avec notre Créateur, par laquelle Dieu veut nous communiquer, instant après instant, toutes les richesses de son Esprit, Lui qui Est Esprit (Jean 4,24) ! Et cet Esprit sera alors en nous ce qu’il est depuis toujours et pour toujours : Amour, Lumière, Douceur, Force, Paix… Voilà tout ce dont le péché nous prive, voilà tout ce que Dieu veut nous communiquer de toute la force de son Cœur. Et il commencera par enlever tout ce qui fait obstacle à la réception de ce don (Psaume 25(24),4-14 ; 32(31),1-5 ; 39(38), 9 ; 51(50),3-4.11-13 ; 65(64),3-4; 79(78),8 ; 85(84),2-3 ; 86(85),5 ; 103(102),1-4.10-12 ; 130(129),3-4.7-8 ; 1Jean 1,7-9 ; 1Jean 3,5 ; Jean 1,29 ; Matthieu 9,1-8 ; 26,27-28) pour que nous puissions recevoir l’Esprit comme Il le désire, un Esprit qui nous transformera en ce qu’Il Est par sa simple Présence (2Corinthiens 5,17-18) et nous donnera d’avoir part à la Vie éternelle(Galates 5,25)…
Une fois que tous ses biens sont dissipés, le fils prodigue « sent la privation »… Telle est de nouveau la conséquence du péché… Un « manque » habite le pécheur, « un besoin profond », « une aspiration à un vrai bonheur » qu’il pressent sans pour autant pouvoir le nommer… Ce « mal-être » ne pourra disparaître que par « le bien-être » que Dieu nous offrira par le don de son Esprit… « Détresse (souffrance) et angoisse pour toute âme humaine qui s’adonne au mal », « Gloire, Honneur et Paix à quiconque fait le bien » (Romains 2,9-10). Personne, en effet, ne peut faire le bien sans que son cœur soit tourné vers le bien. Or Dieu est le Bien par excellence, un Bien synonyme de Source de Vie, de Lumière et de Paix… Ainsi, quiconque fait le bien, ouvert de cœur au bien, est ouvert de cœur à Dieu et il ne peut alors qu’être rempli par Celui qui est Source jaillissante. Il recevra alors de Lui « Gloire, Honneur et Paix »… Voilà ce que Dieu fait pour tout homme de bonne volonté, quel qu’il soit (cf. Jean 1,4.9 ; 3,21)…
Face à cette « privation », le fils prodigue va se tourner vers ce qui, à ses yeux, pourrait le soulager. Il va aller vers les hommes, dont le seul but est trop souvent le profit pour soi au mépris des autres. Là, pas de générosité, d’attention, de délicatesse ni de bienveillance… « Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait ». Et quand bien même il aurait reçu ce qu’il désirait, il n’aurait pu que constater que « ventre rempli » n’est pas synonyme de « cœur rempli » (cf. Jean 4,13-14). Certes, la nourriture est indispensable à la dignité de tout être humain, elle est une des nécessités premières de notre vie ici-bas, mais elle n’est pas la finalité ultime de l’existence. « L’homme ne vit pas seulement de pain mais de tout ce qui sort de la bouche de Dieu » (Deutéronome 8,3), et « mes Paroles sont Esprit et elles sont Vie » dira Jésus (Jean 6,63). Aussi, « malheureux sont les riches » qui mettent tout leur cœur à accumuler des richesses en croyant trouver avec elles le vrai bonheur, la plénitude, un « cœur rempli »… Ils ont « leur consolation », mais en fait leur cœur est « vide » des vrais Biens (Luc 6,24 ; 1,53)… Aussi, Jésus dira-t-il : « Je Suis le Pain de Vie. Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim, celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif » (Jean 6,35). Il aura enfin « le cœur rempli », comblé… « Cherchez donc dans l’Esprit votre Plénitude ». « Songez aux choses d’en haut, non à celles de la terre ». Dans la foi, « vous tressaillirez de joie bien qu’il vous faille encore quelque temps être affligés par diverses épreuves… Mais sans l’avoir vu vous l’aimez ; sans le voir encore, mais en croyant, vous tressaillez d’une joie indicible et pleine de gloire », la joie de l’Esprit, « sûrs d’obtenir l’objet de votre foi : le salut des âmes » (Ephésiens 5,18 ; Colossiens 3,1-4 ; 1Pierre 1,3-8 ; 1Thessaloniciens 1,6 ; Romains 14,17 ; Galates 5,22)…
Pour le fils prodigue, ce « pays lointain » est donc glacial : absence d’humanité, d’attention, de tendresse, de compassion… De plus, aux yeux des Juifs, le porc était un animal impur… Il était donc au milieu de païens impurs, sur une terre impure, s’occupant d’animaux impurs, et donc lui‑même totalement impur, un être à fuir et surtout à ne pas toucher… Voilà celui que le Père serrera dans ses bras… Et notons bien que la raison première de son retour ne sera pas la joie qu’il offrira ainsi à son Père, le consolant de la peine de la séparation, mais encore une fois la recherche égoïste de lui-même : « Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim ». La Bonté du Père transparaît encore dans ces lignes, une Bonté qui resplendira pleinement en Jésus-Christ (Luc 18,19), Lui qui est venu pour « que nous ayons la Vie et que nous l’ayons en surabondance » (Jean 10,10), Lui qui « passait partout en faisant le bien » (Actes 10,37‑38), comblant la faim de ceux qui pourtant ne le recherchaient pas encore avec un cœur pur (Jean 6,10‑12 ; 6,26-27)… Mais Dieu reçoit ceux qui viennent à Lui tels qu’ils sont, il les couvre de sa Tendresse et petit à petit les débarrasse de tout ce qui ne leur permet pas encore de le recevoir en plénitude… Ainsi, même si ce qui intéresse toujours ici le fils prodigue, c’est d’avoir avant tout « un ventre bien rempli, le Père, dans sa Tendresse, l’accueillera tel qu’il est, et, dans sa Miséricorde infinie, le couvrira de ses Biens…
Le fils prodigue va donc « rentrer en lui-même »… Jusqu’à présent, il était « au dehors » de lui-même, étranger à lui-même, mais il va retrouver le chemin de son cœur, là où l’attend depuis longtemps Celui qui ne l’a jamais quitté, Celui qui inlassablement se tient à la porte des cœurs fermés et frappe jusqu’à ce qu’on lui ouvre (Apocalypse 3,20), Celui qui cherche ses Brebis perdues jusqu’à ce qu’il les retrouve pour les ramener à la Maison du Père… Ce retour au cœur est déjà un fruit de la grâce à laquelle le fils prodigue, consciemment ou pas, a enfin consenti… Et il va prendre la décision de revenir… Il va marcher depuis ce « pays lointain » jusqu’à la Maison de son Père. Toute la vie de l’homme pécheur et repentant est ici évoquée. Et plus tard, nous reconnaîtrons que tout au long de ce long chemin, que nous avons peut-être cru accomplir tout seul, nous étions en fait portés sur les épaules de Celui qui avait fait depuis longtemps le premier pas vers nous (1Jean 4,10 ; 4,19)…
« Il partit donc et s’en alla vers son père. Tandis qu’il était encore loin, son père l’aperçut et fut bouleversé jusqu’au plus profond de lui-même[3] ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa tendrement ». Le fils prodigue a retrouvé une atmosphère de Tendresse, la seule qui compte… Il peut enfin s’abandonner avec confiance dans les bras de Celui qui ne fait que rechercher son Bien, et lui seul (Luc 15,24.27)… Il sera vrai, mais il sait déjà qu’il ne sera pas rejeté… La Tendresse du Père l’a tout de suite enveloppé alors même qu’il n’avait pas encore ouvert la bouche pour confesser sa faute… Mais sûr maintenant de son Amour, il peut épancher son cœur dans les bras de Celui qui, de son côté, a depuis longtemps épanché le sien… Et c’est ce qu’il fait : « Père, j’ai péché contre le Ciel et contre toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » Le lecteur sait ce qu’il doit encore dire : « Traite-moi comme l’un de tes mercenaires ». Mais c’est précisément ce qu’il ne dira pas car le Père va lui couper la parole et agir bien différemment. Impossible pour lui de le considérer comme un mercenaire, il est son fils ! Alors, « vite, apportez la plus belle robe et l’en revêtez, mettez-lui un anneau au doigt et des chaussures aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! ».
Nous retrouvons ici les mots « perdu » et « retrouvé » qui sont déjà intervenus dans les deux premières paraboles (cf. Luc 15,32) ; c’est donc bien la même dynamique qui est décrite ici, mais du point de vue du fils prodigue, la brebis perdue…
Les vêtements, dans la Bible, disent quelque chose du mystère de la personne qui les porte. « La plus belle robe » est ici celle de Dieu Lui-même : il va offrir à son fils prodigue mais repentant un vêtement semblable à celui dont il est revêtu… Et quel est-il ? Lumière, Splendeur et Majesté : « Le Seigneur est vêtu de majesté, enveloppé de puissance » Psaume 93(92),1; « Seigneur, mon Dieu, tu es si grand ! Vêtu de faste et d’éclat, drapé de lumière comme d’un manteau » (Psaume 104(103),1-2; cf. Job 40,10 où Dieu apparaît indirectement comme « revêtu de Majesté et de Grandeur, de Splendeur et de Gloire »)… Mais pour les hommes, ce vêtement sera tout en même temps « habit du salut et manteau de la justice » (Isaïe 61,10‑62,5), « diadème de Gloire de l’Eternel », « beauté de la Gloire de Dieu » (Baruch 5,1-4) offert par le Christ, l’unique Sauveur du Monde (Jean 4,42). Et tout ceci s’accomplira par le don de l’Esprit qui est tout en même temps Lumière, Splendeur, Gloire et Majesté…
Alors, ceux qui auront consenti à se laisser sauver iront « de gloire en gloire comme de par le Seigneur qui est Esprit » (2Corinthiens 3,18). Par le « oui » de leur foi, le sacrement du baptême et le don de l’Esprit du Christ, ils ont « revêtu le Christ » (Galates 3,27) et ont ainsi été « associés à sa Plénitude » (Colossiens 2,9). Petit à petit, de miséricorde en miséricorde, ils avanceront toujours plus avant sur ce chemin de combat et de pardon jusqu’à la manifestation plénière de cette Gloire dans la Maison du Père. Alors, « nous lui serons semblables », écrit St Jean (1Jean 3,1‑2 ; Romains 8,14-25)… Le projet du Père qui nous a créés pour que nous soyons à « son image et ressemblance » en participant au « souffle de son Esprit » sera pleinement accompli grâce à l’œuvre de son Fils. « Je leur ai donné la Gloire que tu m’as donnée » (Jean 17,22; cf. Siracide (Ecclésiastique) 17,2‑3 ; Genèse 1,26-27)… Alors, les justes car justifiés « resplendiront » (Sagesse 3,1-9) pour toujours de la Lumière de Celui-là seul qui Est Lumière (1Jean 1,5)…
Et puisque le sceau servait autrefois à apposer sa signature sur tout document officiel, le don du sceau au fils prodigue signifie, comme celui des chaussures, la dignité retrouvée, la dignité même de Dieu… Il était indigne ? La Miséricorde l’a rendu digne (2Thessaloniciens 1,11-12 ; Romains 9,22-24 où « les vases dignes de perdition », les pécheurs, sont devenus de par l’Amour du Seigneur « des vases de miséricorde qu’il a d’avance préparés pour la gloire », sa Gloire !). « Il n’est » en effet jamais « question de l’homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (Romains 9,16) et établit ainsi son fils repentant sur tous ses biens (Matthieu 24,45‑47). Alors tout ce qui est à son Père sera aussi à lui (Luc 15,31)…
La réaction du fils aîné vise quant à elle les scribes et les Pharisiens qui n’acceptent pas que Dieu puisse témoigner autant d’Amour et de Générosité aux « publicains et aux pécheurs ». Ils sont dans la logique de la récompense et du mérite, et donc de la punition et du rejet pour tous ceux et celles qui, contrairement à eux, ne « méritent pas de recevoir la récompense propre aux bonnes actions », une récompense qu’ils considèrent comme un dû (Matthieu 20,1-16)… Ils sont dans la logique égoïste de ceux qui ne recherchent que leur propre intérêt, une attitude contraire à celle de Dieu qui, Lui, ne pense qu’au nôtre (Jean 16,7 ; 1Corinthiens 10,24 ; 10,33 ; 13,4-7). Ils ne vivent pas dans l’amour, mais dans la seule perspective du devoir accompli qui leur permet de revendiquer ensuite ce qu’ils pensent leur être dû… Ils sont en fait des mercenaires égoïstes qui ne se préoccupent que d’eux-mêmes : « je », « moi », « mes »… Tout tourne autour d’eux… Et ils rejettent tous ceux qui, n’entrant pas dans leur perspective, apparaissent alors comme des adversaires. Pour le fils aîné, pas de « père » ou de « frère », mais un « tu » accusateur lancé à son père, et un « ton fils que voici » dédaigneux pour désigner son frère… De plus aucun regard bienveillant à son égard : il ne cesse de rappeler le mal qu’il a pu commettre sans prendre en considération sa démarche de repentir… Il ne lui pardonne pas sa conduite passée, et l’accusation continue : « il a dévoré ton bien avec des prostituées ». Mais en agissant ainsi, il courait à sa perte et voilà ce que Dieu regarde avant tout, le cœur bouleversé (Osée 11,7-8). Mais puisque Lui ne cesse de chercher notre bien, il regardera encore son fils aîné avec amour et l’appelle « son enfant »… Dans sa bouche, nul « je », « moi », « mes », mais « toi », « tu » et si un « moi » apparaît, c’est aussitôt pour préciser que « tout ce qui est à moi est à toi ». Alors que le fils aîné ne vit pour l’instant que pour lui-même, Dieu de son côté vit toujours pour ses enfants. Leur présence à ses côtés est son seul vrai trésor : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi »… Et il ne recherchera à nouveau que son bien en le suppliant d’entrer à son tour dans la fête. Qu’il accepte donc de partager avec son Père son regard de Miséricorde, et il passera aussitôt de l’amertume, du ressentiment, des murmures, de la prison du seul devoir accompli, à « la joie de son Seigneur » (Luc 15,7.10 ; Matthieu 15,21.23) qui, dans son Amour, ne pouvait que se réjouir de voir son jeune fils passer de la mort à la vie (Luc 15,32) ! Car tel est l’unique désir de Dieu : que nous acceptions de nous laisser réconcilier avec Lui par le Christ pour entrer dans la Joie et la Paix de sa Communion (2Corinthiens 5,17-21)…
Entre Dieu et l’argent, Jésus nous presse de mettre Dieu à la première place (Luc 16)
La suite de l’Évangile revient encore sur la juste place à donner aux biens matériels et donc sur le bon usage que nous devons en faire. La parabole de « l’intendant malhonnête » (Luc 16,1-8) peut nous surprendre. La Bible de Jérusalem tente une explication pour en atténuer le caractère scandaleux : « Selon la coutume alors tolérée en Palestine, l’intendant avait le droit de consentir des prêts sur les biens de son maître et comme il n’était pas rémunéré, de se payer en forçant sur la quittance le montant du prêt, afin que, lors du remboursement, il profitât de la différence comme d’un surplus qui représentait son intérêt. Dans le cas présent, il n’avait sans doute prêté en réalité que cinquante barils d’huile et quatre vingt mesures de blé : en ramenant la quittance à ce montant réel, il ne fait que se priver du bénéfice, à vrai dire usuraire, qu’il avait escompté. Sa malhonnêteté ne réside donc pas dans la réduction de quittances, qui n’est qu’un sacrifice de ses intérêts immédiats, manœuvre habile que son maître peut louer, mais plutôt dans les malversations antérieures qui ont motivé son renvoi ».
La TOB écrit de son côté : « Cette parabole fait souvent difficulté parce qu’elle semble donner en exemple un filou. Mais Jésus n’hésite pas, en d’autres paraboles, à comparer le jugement de Dieu à celui d’un juge sans justice (Luc 18,1-8), ni à inviter ses disciples à être habiles comme des serpents (Matthieu 10,16) ; il est clair qu’il n’exhorte pas là les siens à l’injustice ou à la méchanceté. Dans la parabole présente, il prend soin de qualifier le gérant comme trompeur (v. 8). Si celui-ci est un exemple, ce n’est que par son habileté »… Jésus invite donc ses « disciples à être aussi habiles dans le service du Royaume que les filous de ce monde dans leurs affaires malhonnêtes ». Ainsi, tous les talents, aussi humains puissent-ils paraître, doivent être mis en œuvre pour annoncer l’Evangile et instaurer le Royaume de Dieu parmi les hommes… Notons enfin le point de contact entre ce gérant « dilapidant les biens de son maître » et le fils prodigue « dissipant le bien de son Père »… Tous les deux sont des brebis perdues que le Christ, le Bon Pasteur, cherche jusqu’à ce qu’Il les retrouve, et que le Père attend avec Amour « à la Maison » …
Et Jésus rebondira ensuite en nous invitant à nous « faire des amis avec le malhonnête argent ». L’argent est ainsi qualifié non pas parce qu’il serait mauvais en lui-même, mais parce qu’il est trop souvent l’objet des convoitises égoïstes qui peuvent habiter le cœur de l’homme. Et s’il en est ainsi, la logique financière du « accumuler pour soi sans en avoir jamais assez » ne peut que s’opposer à celle de Dieu qui cherche avant tout le bien de l’autre en mettant en œuvre tout ce qu’Il est et tout ce qu’il a… De plus, si « accumuler pour soi » devient la priorité, l’honnêteté et la fidélité risquent bien de ne plus être au rendez-vous (Luc 16,10-12)… Malheur alors à celui qui se détournerait du Bien, du Vrai, du Juste… Il se détournerait du même coup de Dieu et se priverait ainsi de tous les Biens qu’il veut nous offrir. Et ce n’est pas le bien « étranger » au vrai Bien, ce bien trompeur qu’est l’argent considéré en lui-même et pour lui-même, qui pourra combler son cœur ! Ainsi, « si vous ne vous êtes pas montrés fidèles pour le bien étranger, qui vous donnera le vôtre », ce Bien que Dieu veut nous donner de toute éternité et qui n’est rien de moins que la participation à ce qu’Il Est (Colossiens 2,9-10 ; Ephésiens 3,14-21 ; 5,18) ? Ainsi, « nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent » (Luc 16,13). « Depuis que Dieu a fait irruption dans le monde, l’homme est placé devant un choix radical ; au chrétien de manifester, par l’usage qu’il fait des biens, qu’il appartient à Dieu et à Dieu seul »[4].
Mais « l’argent trompeur » peut lui aussi se mettre au service de l’Amour lorsque c’est le bien de l’autre qui est recherché en premier. Alors le riche pourra notamment donner « un festin pour les pauvres, les estropiés, les boiteux et les aveugles » (Luc 14,12-14 ; 12,33-34), c’est-à-dire tous ces blessés de la vie que Dieu chérit tout particulièrement. Et quand sera fini le temps de leur épreuve, quand « Dieu essuiera toutes larmes de leurs yeux » (Apocalypse 21,1‑4), alors viendra le temps de la Consolation et de la Joie éternelles dans le Royaume des Cieux. En ce Jour où l’argent « viendra à manquer », tous ceux et celles qui auront accepté d’entrer dans cette logique de l’Amour ne pourront que se réjouir avec tous les pauvres et les souffrants d’ici-bas dans « les tentes éternelles ». Et cette démarche s’accomplit dès maintenant par l’accueil ou non du Christ qui, par le don qu’il nous fait de son Esprit, un Esprit qui n’est qu’Amour (Romains 5,5), ne peut que nous entraîner petit à petit à vivre non pas pour nous-mêmes mais pour Lui et pour nos frères. « Il est mort pour tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux » (2Corinthiens 5,15 ; cf. Romains 14,7-8 ; 6,11; Galates 3,20 ; Romains 4,24-25 ; 5,8 ; 8,31-39). Ainsi, « celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. Que sert en effet à l’homme de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie ? » (Marc 8,35-36 ; Matthieu 10,39 ; 16,25-26 ; Luc 9,24-25 ; 17,33).
La Parabole « du riche et du pauvre Lazare » ne fera que redire en image le fait qu’on ne peut servir Dieu et l’argent. La dynamique de « l’Amour pour l’autre » ne peut que s’opposer à celle de l’égoïsme, du « pour soi »… Le riche ne fait à priori rien de mal, sinon de profiter de ses richesses qu’il a peut-être gagnées honnêtement… Il se revêt de « pourpre et de lin fin », il fait « chaque jour de brillants festins », ce qui est bien agréable « pour lui »… Ne pensant qu’à lui, ne regardant que lui, il ne verra pas le pauvre Lazare « gisant près de son portail, tout couvert d’ulcères ». Le Christ, Lui, ne faisait que regarder l’autre, se laissant toucher par sa détresse, le cœur « bouleversé jusqu’au plus profond de lui-même » (Traduit hélas souvent par « il eût pitié », Matthieu 9,36 ; 14,14 ; 15,32 ; Marc 6,34…) et il agissait ensuite « pour lui », pour son bien… C’est ainsi qu’il « passait en faisant le bien » (Actes 10,38). Mais le climat qui règne autour de ce riche est bien différent ! Il ressemble fortement à celui qu’a connu le fils prodigue sur sa terre étrangère, lui qui « aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait » (Luc 15,16)… Ici, « Lazare aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche », mais, ce riche ne lui a rien donné… Seuls les chiens semblent plus compatissants que les hommes (v. 21) ! Et lorsque le pauvre Lazare mourut, « il fut emporté » au ciel « par les Anges », une expression identique à celle employée pour le Christ lorsque, après sa mort et sa Résurrection, « il fut lui aussi emporté au ciel ». En mourant, « il avait remis son esprit entre les mains du Père » (Luc 23,46), il avait espéré en Lui, et il ne fut pas déçu (Psaume 22(21),5-6). Son Père fit vraiment tout pour lui (Psaume 138(137),8)… Il le ressuscita d’entre les morts, lui donna de se montrer aux disciples qu’il avait choisis d’avance pour être ses témoins (Actes 13,31), puis il l’emporta au ciel… La dynamique de l’Ascension de Lazare apparaît donc identique ici à celle du Christ… Et de fait, nous sommes tous invités à vivre ce que le Christ a vécu et quelque part ce mystère commence à se mettre en œuvre dès maintenant dans la foi et par notre foi. En effet, nous sommes tous invités à faire confiance au Christ, à sa Parole, à ses Promesses… Or, il a déclaré en Jean 14,3: « Quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où Je Suis, vous aussi, vous Soyez »…
Cette Parole commence à s’accomplir dès maintenant dans la mesure où le Christ Ressuscité s’offre toujours à notre foi comme Celui qui veut nous pardonner toutes nos fautes et nous entraîner là où Lui Il Est, dans ce mystère de communion qui l’unit à son Père en un seul Esprit. Lui ferons-nous confiance, le laisserons-nous accomplir son Œuvre de Miséricorde ? Si « oui », heureux serons-nous car dès aujourd’hui nous connaîtrons la Paix et « quelque chose » de la Vie de ce Royaume dont nous attendons tous la pleine manifestation (Romains 8,18-25)…
Et Jésus va insister ici sur le fait que notre attitude présente, sur cette terre, détermine celle qui sera la nôtre, au ciel. Une idée semblable apparaît en Jean 5,24-29 où les v. 24-25 pointent sur l’accueil actuel du Christ et de sa Vie, et les v. 28-29 sur la résurrection finale, « une résurrection de vie pour ceux qui auront fait le bien, et une résurrection de jugement pour ceux qui auront fait le mal. » Ainsi, nos choix d’aujourd’hui déterminent notre situation de demain (cf. Matthieu 16,19 ; Jean 20,23)…
En effet, choisir Dieu ici-bas, c’est opter pour notre prochain (Matthieu 22,36-40). « Tout ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait », dira Jésus, « et dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait » (Matthieu 25,40.45). Ce riche n’a pas ouvert son cœur au pauvre Lazare ? Il ne l’a pas ouvert non plus à Dieu et cette attitude s’est retrouvée intacte après sa mort. Il se découvre alors incapable d’accueillir Celui qui veut être la Plénitude de notre éternité. C’est comme si « un grand abîme » l’empêchait de le rejoindre. Et comme il ne peut plus jouir des biens de la terre, il éprouve un manque immense… Son cœur est vide des seuls vrais biens, son âme ne connaît que le tourment de l’absence, sa soif n’est pas apaisée par la seule vraie Source d’Eau Vive, Dieu Lui-même (Jérémie 2,13 ; 17,13)… Lazare, par contre, « est maintenant consolé » comme le fut précédemment le fils prodigue dans les bras de son Père, Lui qui, encore une fois, ne recherche que notre bien et se fait, dès maintenant, dans la foi, consolation au cœur de toutes nos épreuves. C’est ainsi que la Bible de Jérusalem écrit en note pour 2Corinthiens 1,3-7 : « Dans le Nouveau Testament, le monde nouveau est présent au sein du monde ancien et le chrétien uni au Christ est consolé au sein même de sa souffrance ». Et cette réalité d’un Dieu de Compassion, de Miséricorde, de Tendresse et d’Amour apparaîtra alors en pleine lumière par-delà notre mort, « dans le sein d’Abraham », dans la Jérusalem Nouvelle…
Soulignons le climat de tendresse qui existe envers et contre tout entre Abraham et l’homme riche. Quelque part, avec Abraham uni à Dieu dans la communion d’un même Amour, c’est le Père qui s’exprime et dit au riche « mon enfant », tout comme le père, dans la parabole du fils prodigue, disait à son fils aîné « mon enfant » (Luc 15,31). Et le riche appelle Abraham « Père Abraham », « Père », comme il pourrait le faire envers Dieu son Père… Mais ce climat de tendresse semble se heurter à une impossibilité, conséquence d’un cœur qui, sur cette terre, ne sut pas s’ouvrir à la détresse de son prochain… Les Pharisiens sont ici tout spécialement visés, « eux qui aimaient l’argent » (Luc 16,14) et qui considéraient la richesse comme une récompense divine à leurs bonnes actions ! Mais Jésus essaiera, pour leur bien, de les rétablir dans la vérité : « Vous êtes, vous, ceux qui se donnent pour justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; car ce qui est élevé pour les hommes » (la richesse considérée pour elle-même, le pouvoir synonyme de domination orgueilleuse) « est objet de dégoût devant Dieu ». Qu’ils ne s’imaginent donc pas être justes parce qu’ils sont riches (Matthieu 23,27-28) ! L’important aux yeux du Seigneur est la droiture, la justice et la miséricorde, une vie de communion avec Lui dans la recherche des seuls vrais biens (Colossiens 3,1-4). Ce monde en effet passera ; Dieu seul restera… Qu’ils recherchent donc dès maintenant les réalités qui demeurent en vie éternelle (Jean 6,27), qu’ils commencent dès aujourd’hui à mettre à la première place dans leur cœur et dans leur vie ce Royaume qui est déjà offert à leur foi (Luc 12,22-32). Alors ils passeront de la Paix, de la Vie, de la Lumière accueillies et vécues dans la foi à la joie de la pleine vision dans cette même Paix, cette même Vie, cette même Lumière… Qu’ils essayent donc, à l’appel du Christ et avec le soutien de son esprit, « d’aimer le Seigneur leur Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de tout leur esprit et leur prochain comme eux-mêmes » (Matthieu 22,36-40). Que chacun « emploie ainsi toute sa force pour répondre à l’invitation d’entrer dans le Règne »[5] (Luc 16,16)…
L’homme riche le comprend, hélas trop tard. Mais il semble être sur le bon chemin puisqu’il commence à se préoccuper de ses frères qui vivent encore sur la terre comme lui-même a vécu autrefois. Et il voudrait leur épargner toutes ces souffrances qu’il connaît actuellement. Mais ils ont déjà Moïse et les Prophètes qui enseignent l’Amour de Dieu et du prochain (Deutéronome 15,7-11)… S’ils ne les écoutent pas, « même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts » et leur parle, « ils ne seront pas convaincus ». Et c’est bien ce qui se passe lorsque l’Evangile est annoncé et que le Christ ressuscité continue d’agir au cœur de la proclamation de cette Bonne Nouvelle… St Paul en avait bien conscience : « Grâces soient à Dieu qui, dans le Christ, nous emmène sans cesse dans son triomphe et qui, par nous, répand en tous lieux le parfum de sa connaissance. Car nous sommes bien, pour Dieu, la bonne odeur du Christ parmi ceux qui se sauvent et parmi ceux qui se perdent ; pour les uns, une odeur qui de la mort conduit à la mort (ceux qui refusent) ; pour les autres (ceux qui acceptent), une odeur qui de la vie conduit à la vie » (2Corinthiens 2,14‑16). Et la certitude de son appel à servir le Christ et à parler en son Nom était si vive qu’il osa un jour écrire : « le Christ parle en moi » (2Corinthiens 13,3). Et de fait, tous les écrits des Evangélistes et de St Paul résonnent de la Voix de Celui qui les a remplis de son Esprit pour qu’ils puissent nous transmettre ce que Lui voulait nous dire. « Qui vous écoute m’écoute, qui vous rejette me rejette » (Luc 10,16). Saurons-nous reconnaître dans leur « témoignage » (Luc 16,28) la Présence du Christ qui nous presse à lui ouvrir notre cœur et notre vie pour que nous puissions trouver avec Lui « les arrhes du Royaume » à venir (Ephésiens 1,13-14), sa Vie et sa Paix ? De notre accueil ou de notre refus, aujourd’hui, dans la foi, dépend déjà la qualité de notre vie ici-bas ainsi que celle que Dieu a voulu voir se déployer plus tard en Vie éternelle…
D. Jacques Fournier
[1] Exemple de dénonciation d’une Loi mal comprise. Le jeûne peut être une très bonne pratique au service d’une relation de cœur plus intense avec le Seigneur. Jésus nous en a donné l’exemple (Matthieu 4,1-2), ainsi que l’Eglise primitive (Actes 13,1-3 ; 14,21‑23 ). Mais l’orgueil peut s’emparer de ce qui est bon et le détourner de sa finalité première. Le but du jeûne n’est plus alors la vie avec Dieu mais une recherche de soi par les louanges que les autres pourraient nous faire (Matthieu 6,16-18). Isaïe dénonce ici une pratique du jeûne qui serait plutôt de cet ordre, purement formelle, sans que le cœur soit réellement impliqué dans une œuvre de conversion sincère et profonde. Comment en effet jeûner soi disant pour Dieu et en même temps opprimer les autres, se livrer aux querelles et aux disputes ? C’est impossible. Un jeûne fait pour Dieu ne peut que s’accompagner de la recherche du bien d’autrui, et c’est avant tout cette attitude de bienveillance, de partage et d’entraide, que le Seigneur recherche…
[2] Signalons une note de la Bible de Jérusalem : « Après “ les places et les rues de la ville ”, du v. 21, “ les chemins et le long des clôtures ” du v. 23 semblent être hors de la ville : on pressent là deux catégories différentes, d’une part les pauvres et les “ impurs ” en Israël, d’autre part les païens »…
[3] Le verbe grec renvoie ici aux « entrailles » de Miséricorde de Dieu qui sont « bouleversées » face aux conséquences du péché (cf. Osée 11,7-9 avec la note de la Bible de Jérusalem pour le verbe « bouleverser » : « Le mot est très fort ; précisément celui qui est employé à propos de la destruction des cités coupables ». Osée laisse entendre que les conséquences du péché sont « comme vécues d’avance dans le cœur de Dieu »). Et Jésus sera ainsi « bouleversé jusqu’au plus profond de lui-même » par « les foules lasses et prostrées, comme des brebis sans berger » (Matthieu 9,36 ; 14,14), ou celles qui l’avaient suivi « car voilà déjà trois jours qu’ils restent auprès de moi et ils n’ont pas de quoi manger ». Jésus sera aussi « bouleversé » par les deux aveugles de Jéricho qui imploraient leur guérison (Matthieu 20,34), par le lépreux (Marc 1,41), par la veuve de Naïn allant enterrer son fils unique (Luc 7,13)… Tel est « le mouvement » des « entrailles de Miséricorde dans lesquelles nous a visités l’Astre d’en Haut » (Luc 1,78) : face à nos souffrances, fussent-elles provoquées par notre péché, Dieu est « bouleversé » et agit pour nous guérir, profondément, et nous donner ainsi de retrouver envers et contre tout le sourire, la confiance et la paix…
[4] HERVIEUX J., dans Les Evangiles, textes et commentaires (Paris 2001) p. 739.
[5] HERVIEUX J., dans Les Evangiles, textes et commentaires (Paris 2001) p. 741.
Fiche n°17 – Lc 14-16 : cliquer sur le titre précédent pour accéder au fichier PDF pour lecture ou éventuelle impression.