Solennité de Tous les Saints par P. Claude TASSIN (Spiritain)

    Commentaires des Lectures du dimanche 1 novembre 2015

Apocalypse 7, 2-4.9-14 («Voici une foule immense des rachetés, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues»)

En un temps de rude persécution, l’auteur veut encourager les chrétiens par la bonne nouvelle de sa vision. Dans la première scène, le jugement du monde se prépare, mais non pas en un jugement aveugle, puisque « les serviteurs de Dieu » sont marqués d’un « sceau », un signe, un tatouage signifiant leur appartenance au Seigneur et les distinguant des condamnés. Déjà en Ezékiel 9,4, l’ange avait marqué au front ceux qui étaient restés fidèles au milieu d’une Jérusalem pervertie. Le nombre des sauvés est considérable, puisque le symbole des 144 000 indique non pas une limitation, mais au contraire, une plénitude. C’est 12 fois 12 000, une symbolique reflétant la plénitude des douze tribus d’Israël.

D’ailleurs, la seconde scène présente ce même peuple comme une foule innombrable, de toutes origines. Ces gens portent des palmes, car ils célèbrent dans le ciel la fête des Tentes, fête juive de la royauté de Dieu et de son Messie. Ils rendent gloire à Dieu de leur avoir donné le salut ; ils le font en reprenant des bribes d’hymnes qui se chantaient dans l’Église bien terrestre de l’auteur de l’Apocalypse. Ils ont vécu « la grande épreuve » de la fin des temps qui s’est traduite pour eux par la persécution et le martyre : littéralement, « *Ils ont blanchi leurs vêtements dans le sang de l’Agneau ».

Notre Église de la terre et celle du ciel – ce que les vieux catéchismes appelaient l’Église militante et l’Église triomphante – célèbrent à l’unisson un Dieu qui nous sauve en nous purifiant, par son Fils. La sainteté n’est donc pas l’affaire d’une élite : c’est une promesse de bonheur qui nous donne du courage, en quelque condition de vie que soit la nôtre..

* Blanchis par le sang. L’auteur de l’Apocalypse aime juxtaposer, empiler, des images qui ne vont pas ensemble, et ce procédé donne à ce livre sa poétique étrangeté. Il faut alors décoder chaque symbole : 1) les élus portent des vêtements blancs, signe de la sainteté et de la condition céleste. 2) Mais cette sainteté, ils l’ont acquise par le martyre, c’est-à-dire en partageant la passion du Christ, Agneau immolé. Tous les chrétiens n’acquièrent pas la sainteté par le martyre, mais toute sainteté est participation au don de soi total du Christ, à son sang.

PSAUME 23 (24)

(version dialoguée)

Les pèlerins            Au Seigneur, le monde et sa richesse,

                                 la terre et tous ses habitants !

                                 C’est lui qui l’a fondée sur les mers

                                 et la garde inébranlable sur les flots.

 

Le porte-parole      Qui peut gravir la montagne du Seigneur

                                et se tenir dans le lieu saint ?

 

Le prêtre                L’homme au cœur pur, aux mains innocentes,

                               qui ne livre pas son âme aux idoles

                               (et ne dit pas de faux serments).

                               Il obtient, du Seigneur, la bénédiction,

                               et de Dieu son Sauveur, la justice.

 

Les pèlerins         Voici le peuple de ceux qui le cherchent !

                              Voici Jacob qui recherche ta face !

                              Le porte-parole Portes, levez vos frontons,

                              élevez-vous, portes éternelles :

                             qu’il entre, le roi de gloire !

 

Le prêtre             Qui est ce roi de gloire ?

 

Les pèlerins       C’est le Seigneur, le fort, le vaillant,

                            le Seigneur, le vaillant des combats.

 

Le porte-parole  Portes, levez vos frontons,

                            levez-les, portes éternelles :

                            qu’il entre, le roi de gloire !

 

Le prêtre             Qui donc est ce roi de gloire ?

 

Les pèlerins       C’est le Seigneur, Dieu de l’univers ;

                            c’est lui le roi de gloire.

Ce psaume est un cantique de pèlerinage situé à l’arrivée des pèlerins devant le Temple. Il suppose une forme de dialogue courant dans le Proche Orient ancien et que l’on appelle « la catéchèse aux portes ». Ici, les pèlerins suivent sans doute « l’Arche de l’Alliance » que l’on sort parfois en procession et qui symbolise la présence de Dieu, « le roi de gloire ». Le chœur des pèlerins proclame d’abord sa louange du Créateur de l’univers. Puis leur porte-parole engage le dialogue : Qui est digne d’entrer dans le Temple ? Le prêtre qui les accueille lui répond en énumérant les conditions de nécessaire sainteté. Les pèlerins acquiescent, en se définissant comme le peuple de ceux qui cherchent le Seigneur. Le dialogue rebondit, plus solennel, pour que le prêtre face entrer l’Arche du roi de gloire et les pèlerins à sa suite.

Le pèlerinage des chrétiens se dirige vers le Ciel, « la montagne du Seigneur », et la Toussaint nous rappelle les conditions de sainteté nécessaire : la pureté de nos intentions (le cœur) et de nos actions (les mains). En cela, nous serons vraiment le peuple de ceux qui cherchent Dieu, qui espèrent voir sa face (2e lecture). Le Christ, notre Arche d’Alliance, marche toujours à notre tête ; mais en même temps, par sa résurrection et son ascension, il se tient déjà dans le lieu saint.

1 Jean 3, 1-3 (Nous sommes enfants de Dieu)

Trois motifs se dessinent dans cette brève et riche lecture : notre condition d’enfants de Dieu, l’opposition du monde et notre cheminement dans la sainteté. Bref, un éclairage sur notre place dans la Toussaint.

Enfants de Dieu

Les membres de l’Église de Jean se définissent comme « enfants de Dieu ». Cette filiation nous vient du « grand amour » que nous porte Dieu en la mission de son Fils (voir 1 Jean 4,8-9) : « Ceux qui croient en son nom, il leur a donné le pouvoir de venir enfants de Dieu (Jean 1,12 ; comparer Colossiens 3, 3-4). Nous voici « dès maintenant, enfants de Dieu », parce que Dieu nous « appelle » de ce nom.

Dans la tradition biblique, donner à quelqu’un un nouveau nom, un « sur-nom », c’est changer sa destinée et lui confier une mission : Abram s’appellera désormais Abraham (Genèse 17, 5) et Simon fils de Jonas sera Pierre (Matthieu 16, 17-18). Certes, sommé dans la rue par la force publique de m’identifier, je ne répondrai pas – heureusement ! – : « Mon nom est Enfant-de Dieu. » Pourtant, la Bible traduit bien dans ce jeu de nomination un surcroît de dignité.

Mais notre condition filiale d’aujourd’hui reste voilée. Elle attend un statut final, une « manifestation », une révélation. À ce point, l’auteur s’exprime de manière énigmatique. On peut comprendre « quand sera manifesté cela », c’est-à-dire notre identité filiale encore masquée. Mais la suite fait problème : « Nous lui serons semblables. » Semblables à qui ? C’est pourquoi certains traduisent : « Quand se manifestera le Fils de Dieu. » L’idée n’est pas absente du contexte. La manifestation ultime sera notre rencontre avec le Père, avec le Fils notre frère par qui nous sommes frères. Pour approcher le sens, risquons une parabole à la manière rabbinique. Je sais être né de père inconnu et avoir aussi un frère que je n’ai jamais vu. Un jour, car la vie est pleine de hasards, nous nous rencontrons tous trois, et je découvre dans les traits de ce père et de ce frère ma stupéfiante ressemblance avec eux. Ainsi, nous sommes l’image du Père, l’image du Fils, lui-même « image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15). Voilà ce que « nous savons » déjà ; voilà ce que sera la rencontre ultime pour ceux qui marchent sur la route de la sainteté.

Face au « monde »

« Le monde ne nous connaît pas » ; il ignore notre statut d’enfants de Dieu. Et cela, du fait qu’ « il n’a pas connu Dieu ». Il n’a pas découvert que le « grand amour » de Dieu voulait se donner des enfants et que c’était justement la mission du Christ. Cette opposition du « monde » s’exacerbe quand des personnes ou des groupes se servent de leur Dieu pour semer la haine et la mort.

Mais qu’est-ce que « le monde » sous la plume de Jean ? L’évangéliste écrit ceci : « Dieu a tellemement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jean 3, 16 ; voir 1 Jean 2, 1-2). Cependant, il confère souvent à ce terme un sens négatif. Le monde représente à l’origine ceux des Juifs qui ont refusé la mission et la personne de Jésus, puis ceux qui s’opposent à la diffusion de l’Évangile (Jean 15, 18-19 ; 17, 14-16). Enfin, dans son épître, Jean en vient à considérer comme faisant partie aussi de ce monde hostile les membres de l’Église qui ne vivent pas dans la communion de la foi authentique (lire 1 Jean 2, 18-19 ; 4, 4-5).

La sainteté : un chemin de purification

L’aventure de notre filiation divine est un chemin d’espérance qui se concrétise par une constante purification : quiconque espère se rend pur. Le verbe grec « se rendre pur » s’appliquait aux rites, aux ablutions prescrites pour entrer dans le Temple de Jérusalem ou pour fêter la Pâque (Jean 11, 55). Mais les auteurs du Nouveau Testament ont transféré ce verbe au domaine moral. L’un d’eux nous invite à purifier notre être par l’obéissance à la vérité de l’Évangile pour accéder à un amour fraternel sincère (1 Pierre 1, 22). Un autre recommande ceci : « Purifiez vos mains [= vos actions], sanctifiez vos cœurs [= vos pensées] » (Jacques 4, 8). Ainsi, se purifier et se sanctifier, termes synonymes, tracent le chemin de la sainteté.

La dernière ligne de la lecture reste énigmatique : « comme celui-là est pur. » Est-ce la pureté des intentions de Dieu envers nous ? Est-ce la pureté du Christ en sa mission ? Sans doute les deux !

Matthieu 5, 1-12a (Les Béatitudes)

La béatitude est une forme d’expression biblique félicitant celui qui met à profit les dons que Dieu lui fait. Et si elle inclut le futur, elle promet aussi une joie à venir. Ainsi Jésus avait promis le bonheur au pauvres : « Heureux, vous les pauvres, le règne de Dieu est pour vous », et Luc (6, 20-23), dans une version plus ancienne que celle de Matthieu, rapporte trois béatitudes sur ce thème : Dieu est lassé de vous voir pauvres ; il vient régner en votre faveur.

Des béatitudes de Luc à celles de Matthieu

Or Jésus nous a quittés, et il y a toujours des pauvres. A-t-il donc échoué ? Matthieu ne le pense pas. Si un groupe de disciples, d’accord entre eux, s’éduquent mutuellement en frères à suivre l’exemple et l’enseignement de Jésus, alors ils feront l’expérience de la réalité du Royaume annoncé par le Christ. En d’autres termes, le message de bonheur proclamé par Jésus devient, chez Matthieu, un programme de vie. C’est en ce sens que l’évangéliste refaçonne entièrement, et avec un grand art, les béatitudes que lui lègue la tradition. sa construction en huit béatitudes est une forme littéraire déjà attestée dans la bibliothèque de Qoumrân.

À cet égard, son arrangement des deux premières béatitudes est révélateur : « Heureux les pauvres de cœur (ou : par l’esprit) ». La sentence ne vise plus les pauvres de la société, mais une attitude intérieure d’humilité, déjà vantée par les prophètes (Sophonie 3, 11-12) et opposée à tout orgueil. Dans les conflits, le pauvre de cœur fait simplement confiance à Dieu pour juger de son bon droit (Psaume 69 [70], 6). Renforçant ce sens, Matthieu compose une seconde béatitude, inspirée du Psaume 36 [37], 11.22 : ceux à qui Dieu promet le Royaume, « la terre (promise) », ces pauvres de cœur, ce sont aussi « les doux », les non-violents qui refusent de s’imposer, de se rebiffer. Ainsi, pourra-t-on constituer une communauté qui fasse le bonheur des petits et des malheureux, si chaque membre prend sur lui-même et se situe dans une attitude d’humilité et de douceur vis-à-vis de Dieu et de ses frères. Bref, on incarnera le comportement de Jésus qui se présente lui-même comme « doux et humble de cœur » (Matthieu 11, 29).

Huit béatitudes…

Huit béatitudes sont encadrées par une même expression : « le royaume des Cieux est à eux » ; elle indique le but recherché. Elles se subdivisent eu deux groupes de quatre béatitudes conclus chacun par le mot « justice ». Le premier groupe s’intéresse aux dispositions intérieures. Il chante le bonheur de ceux qui s’ouvrent à Dieu dans une humilité confiante et cultivent la non-violence (« les doux »), de ceux qui, « affligés », comptent sur la consolation de Dieu, de ceux qui n’ont faim que de voir Dieu faire triompher ses droits, selon le sens religieux juif du mot « justice ».

Le second groupe s’oriente davantage vers un comportement : la miséricorde, *la pureté de cœur, la paix, l’acceptation même de la persécution pour rester fidèle à la justice de Dieu, à ce que Dieu attend des croyants. Notons que les « artisans de paix » ne sont ni les puissants qui veulent imposer la paix par la force, ni les « bénis-oui-oui », mais ceux qui s’efforcent de rétablir la concorde entre les humains. Dans la tradition juive, ils ont le prophète Élie pour saint patron (voir Malachie 3, 23-24). Ils sont « fils de Dieu », imitateurs de la conduite de Dieu (comparer, dans le même Sermon, Matthieu 5, 43-48).

… plus une

Une neuvième béatitude, où l’on passe du « eux » en « vous », sert de transition avec la suite du Sermon sur la montagne. De quelque manière, être persécuté signifie que l’on est sur la bonne voie, car le Royaume de justice, dont tout le Sermon explicite les beautés et les exigences, est inacceptable pour les tenants du pouvoir et de la domination.

* Les cœurs purs. Aux « purs par le cœur », la 6e béatitude promet qu’ils verront Dieu. Le texte s’inspire du Psaume 23 [24], 3-6 disant que peut seul entrer dans le Temple « l’innocent de mains et le pur de cœur » ; telle est bien, ajoute-t-on, « la race de ceux qui cherchent (à voir) la face de Dieu ». Sur cet arrière-fond, la pureté n’est pas mise en lien direct ici avec la sexualité ; elle prône plutôt la droiture, l’absence de duplicité, la cohérence entre l’agir (« les mains ») et les motivations profondes (« le cœur »). Matthieu (15, 18-19; 23, 26) reviendra sur ce motif.

Dans l’Orient ancien, « voir la face » du roi, C’est avoir ses entrées auprès de lui. Par analogie, « voir la face de Dieu » signifiait être admis dans le Sanctuaire. À partir de là, l’expression devint facilement le symbole de l’admission des croyants auprès de Dieu à la fin des temps (cf. Apocalypse 22, 3-4). Bref, heureux celui qui garde la droiture intérieure en tous ses actes : celui-là goûtera un jour avec Dieu une intimité sans pareille.

 

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